Parler des Jours de notre mort en tant qu’œuvre littéraire, ce n’est pas laisser dans l’ombre les autres aspects de cet ouvrage qu’on tient d’abord généralement pour un témoignage, l’un des plus saisissants qui aient été écrits sur les camps nazis, un ouvrage qui se présente également comme la description d’une société nommée par David Rousset « concentrationnaire » et qui n’a rien à voir, bien sûr, avec le monde normal, même quand ce monde est en guerre, ni même avec des sociétés de même type ayant existé dans l’Histoire. On trouve enfin dans cet ouvrage une explication de type marxiste – c’est-à-dire économique, politique, idéologique – sur la naissance et l’existence de ce monde alors que pour l’auteur il en est une pure sécrétion. D’autres témoins et victimes ont décrit sur le plan de la vie ou de la mort quotidiennes maints événements, maintes situations, maintes horreurs vécues dans les camps, mais après plus d’un demi-siècle, n’ont pris place dans la mémoire collective, ne sont relus, que les ouvrages à qui leurs auteurs ont su donner une forme mémorable. Autrement dit les ouvrages où les auteurs ont fait œuvre d’écriture, ou se sont révélés être des écrivains par ces ouvrages mêmes. Je pense à Primo Levi, chimiste de profession, qui s’est pris au jeu de l’écriture au point de publier par la suite des nouvelles qui n’ont aucun rapport avec les camps ; à Robert Antelme, employé de ministère qui, par son livre L’Espèce humaine, se révèle un écrivain important et qui pose définitivement la plume ; à Soljenitsyne, officier de l’Armée Rouge, qui, après Ivan Denissovitch, va se révéler historien, moraliste et romancier ; à Varlam Chalamov, poète obscur d’après 1917...
Qui est Rousset ? Un militant politique, rédacteur de textes politiques d’extrême gauche et puissant orateur de meetings. Il publiera après Les Jours de notre mort des essais de politique internationale, de géopolitique comme on dit. Il se fera élire à l’Assemblée Nationale et poursuivra son action contre les régimes à camps de concentration. Il n’était pas destiné à devenir par Les Jours de notre mort un des plus importants témoins de cette deuxième moitié du siècle, celui qui, au grand regret du négationniste Rassinier, sera tenu par la postérité, à cause de son talent littéraire, pour le véritable historien de la société concentrationnaire.
Qu’est-ce donc qu’une œuvre littéraire ? Le produit d’un travail visant à donner forme à ce qui cherche à s’exprimer par elle et à travers elle : idées, sentiments, situations, événements. C’est la recherche d’un langage qui, au-delà de la communication, tend à exister pour lui-même en donnant du même coup l’existence à ce que nous avons décelé dans l’ouvrage de David Rousset : le témoignage, la description d’un phénomène sociologique dans son ampleur, sa diversité et son évolution, accompagnée de jugements et réflexions, de tentatives d’explication. Toute cette matière autrefois vivante, désormais obérée par le temps, passe par le choix d’un langage qui lui redonne vie, qui la fait accéder à une certaine éternité.
L’œuvre littéraire comprend des ouvrages aussi différents que les Essais de Montaigne, la Phèdre de Racine, Le Contrat social de Rousseau, le Dictionnaire philosophique de Voltaire, un roman de Balzac, Ulysse de James Joyce. Autant de genres et de langages différents, mais chacun des auteurs apparaît comme sujet et objet de son langage, celui de la confidence, celui de la tragédie, celui des Lumières, qui n’est pas le même pour Rousseau et Voltaire, celui du roman. Outre que chacun possède ce qu’on appelait autrefois, avant le structuralisme, la disparition annoncée de l’auteur, son style et qui, lui appartenant en propre, permet de le distinguer des autres. La littérature selon Borges, vise un unique grand Livre, mais cet unique grand livre est formé de toutes les diversités de langages et d’écritures. David Rousset avait tellement conscience de faire œuvre littéraire qu’il s’est choisi pour Les Jours de notre mort le patronage entre autres de deux écrivains : Henri Michaux, le poète de La Grande Garabogne, pays imaginaire dont les habitants ont des mœurs insolites et Swift, l’auteur des Voyages de Gulliver. Déjà, dans son essai L’Univers concentrationnaire qui a précédé Les Jours de notre mort, il évoquait Jarry et son père Ubu, il évoquait Kafka. Le monde qu’il entendait décrire n’était pas sans ressembler à ceux que ceux-ci avaient imaginé.
J’en viens à ce qui, pour beaucoup, a pu paraître une énigme : comment le camarade qui, à peine revenu des camps, venait de donner à notre Revue internationale, la revue que dirigeait Pierre Naville, un essai sociologique aussi précis dans l’analyse rationnelle et aussi pénétrant que L’Univers concentrationnaire, comment ce camarade pouvait-il penser à écrire un roman à partir d’une expérience collective aussi énorme et aussi tragique, vécue par des millions d’hommes, et aussi hors des normes ? Comment pouvait-il intituler « roman » un ouvrage qui portait sur une réalité dont nous n’avions pas encore pris complètement conscience ?
Bien que le genre romanesque ait beaucoup évolué depuis Balzac et Flaubert, bien que relèvent de ce genre Ulysse de Joyce et À la recherche du temps perdu de Proust, le mot « roman » après avoir été associé depuis des siècles au récit d’aventures en tout genre et surtout amoureuses, ne continue-t-il pas d’évoquer des situations plus ou moins imaginaires, des personnages inventés par l’auteur, un réel qui s’éloigne plus ou moins de la réalité ? Or, c’est bien d’une horrible, d’une aberrante réalité dont David Rousset veut nous entretenir et les personnages qu’il met en lumière, tirés des foules de centaines de milliers d’anonymes, il les présente sous leur nom d’état civil : nos camarades Roland, Marcel, Philippe, le Kapo allemand à qui David a dû de survivre, Emil Kunder, le communiste français Marcel Paul, le musicien Hewitt, Julien Cain, conservateur de la B.N., les chefs de Blocks et les chefs de camps à Buchenwald, Neugamme, Dora, Mauthausen. Il justifie l’appellation de roman par la construction du livre : « Avec la technique du roman, dit-il, par méfiance des mots ». Comment la technique du roman mène-t-elle à se méfier des mots ? De quels mots faut-il se méfier ? Des gros mots qui résument et définissent événements et situations à l’emporte-pièce alors qu’il s’agit de décrire, de montrer, d’analyser, de trouver le mot juste comme s’y était employé Flaubert. Rousset connaît particulièrement des romanciers américains dits réalistes comme Dreiser, Sinclair Lewis, Dos Passos. Il les a pratiqués. Il a vu comment ils s’y prennent pour décrire les méfaits de la société capitaliste américaine. Il entend user des mêmes procédés pour décrire, analyser, la société concentrationnaire.
La réalité qu’entend évoquer le roman en tant que genre oblige à prendre du recul et de la hauteur. Le romancier c’est, comme le dira Flaubert, Dieu dans sa création, invisible, à la fois partout et nulle part. Comment Rousset, à peine revenu des camps, pouvait-il en quelques mois acquérir cette maîtrise, construire une œuvre d’un millier de pages ? Il lui fallait faire évoluer son récit à la fois dans l’espace et dans le temps, lui imaginer des rebondissements, le mener vers un dénouement qui marque son achèvement.
David Rousset oublie qu’il est une victime, oublie qu’il est tenaillé par la faim, oublie qu’il craint les coups de matraque et la mort. Il se voit comme un vaincu, certes, mais d’une lutte qui n’est pas finie. Il raisonne en politique et en militant marxiste qui doit vivre sa déportation comme une expérience de vie, en relation avec le monde capitaliste, avec la guerre, avec le socialisme comme projet et espoir. C’est cette vue du monde en guerre, ce sont ces convictions qui lui donnent sa force d’analyste et de romancier. Il hait les bourreaux S.S., mais il n’idéalise pas les victimes. La société concentrationnaire dont l’administration a été dévolue par les S.S. aux détenus eux-mêmes : Blockalteste, Kapos, sous-Kapos, toute une aristocratie des camps s’est créée et jouit de son pouvoir sur des esclaves doublement esclaves. « La victime comme le bourreau étaient ignobles, écrit-il, la leçon des camps c’est la fraternité dans l’abjection » ; mais il dit aussi qu’entre quelques uns existe une « fraternité active, créatrice », « fondée sur une même attitude profonde, un même jugement sur les petites et grandes choses ». Cette fraternité active, créatrice, c’est le fil rouge qu’il tend à moitié du roman, et le long duquel se développe cette fraternité entre êtres qui, dans les pires conditions, se reconnaissent d’instinct, se lient dans un combat pour une cause qui dépasse les limites de la société concentrationnaire, qui dépasse celles du nazisme dont ils ne doutent pas qu’il s’effondrera, et qui vise « le salut de la révolution en Europe et dans le monde ». Le roman est, à partir d’un certain moment, lié à l’avancée des Russes à l’Est, à celle des Alliés à l’Ouest, l’histoire de cette organisation clandestine née à Buchenwald à l’initiative des détenus communistes allemands, créée morceau par morceau, homme par homme, avec la volonté d’y intégrer toutes les nationalités du pandémonium européen et en bonne intelligence avec les prisonniers russes. Elle se donne même une direction militaire chargée de tenir en échec les tout puissants S.S. et d’organiser la révolte des détenus. Naturellement, elle échoue, mais disparaît la crainte du massacre final et, si défaite il y a, du moins la survie du plus grand nombre est-elle assurée et leur libération par les Alliés. On se souvient des lignes finales du roman : « De ce que nous avons pu connaître dans l’abjection, il ne sera jamais parlé. Tels que nous sommes, aussi misérables et effrayants, nous portons cependant un triomphe, bien au delà de nous-mêmes, pour toute la collectivité des hommes. Jamais nous n’avons renoncé à lutter, jamais nous n’avons renié. Jamais nous n’avons blasphémé contre la vie. Nous n’avons jamais cru au désastre final de l’humanité ». Par cette conclusion nous voyons mieux la finalité du roman et pourquoi David Rousset se devait de choisir ce genre littéraire. Le roman permet à l’auteur non seulement d’organiser toutes les composantes d’une réalité qui le contraint et le presse, qui cherche par tous les moyens à se faire jour dans un langage qui agrège à sa formation le langage généralement ordurier des camps, il l’oblige à se faire conscience organisatrice d’une totalité qui comprend également le monde des comportements infra-humains que fait naître la société concentrationnaire, monde des instincts primitifs, pulsions, fantasmes. Il faut, à l’auteur, descendre dans les consciences ou dans ce qui en tient lieu, imaginer, d’après sa propre expérience des sentiments, inventer des désirs, faire participer aux paniques collectives, rendre compte des états d’attente sur la Place d’appel, quel sera le supplicié, le prochain pendu, l’anonyme dont le S.S. va trouer le crâne ? Le romancier doit créer par l’écriture l’équivalent d’un monde qu’il surplombe et dont, en même temps, il fait partie. Un monde qui se constitue et ne vit, sur le plan de l’écriture, que grâce à lui. Un monde que, finalement, il a fait sien, un monde qui est le sien. Quelque apparentés qu’ils soient, le monde suscité par David Rousset n’est pas celui de Primo Levi, n’est pas celui de Robert Antelme, n’est aucun de ceux qu’ont décrit maints témoins et victimes.
David Rousset ne parle pas seul et ne parle pas pour lui-même. « Il faut, de quelque façon, participer », écrit-il en exergue à son roman. Il faut de quelque façon faire participer, dirions-nous, et quel autre partenaire que le lecteur peut espérer le romancier ? C’est le lecteur qui recrée le roman à mesure qu’il le lit. Sans lui il n’existerait pas. Il ne serait qu’un objet de bibliothèque. Ce n’est pas le cas de toutes les œuvres littéraires, les orgueilleuses, quand elles décident de s’imposer à nous, quand elles nous imposent le point de vue de l’auteur, ses idées, sa façon de raisonner, sa philosophie de la vie. Par nature le roman est totalitaire, il n’est pas impérialiste. Il réclame au contraire la participation du lecteur qui, en toute liberté, le récrira à sa guise. Il se métamorphose à chaque lecture qu’on en fait, il aide à vivre.
Maurice Nadeau