C’est l’un des lieux saints les plus révérés du soufisme. Jeudi 16 février, jour de prière, dans le sanctuaire bondé de La’l Shahbâz Qalandar, les fidèles étaient entrés dans une danse extatique, lorsqu’une explosion a transformé ce spectacle de dévotion en scène d’horreur. Sous l’ancienne coupole ornée de fragments de miroirs et de céramiques, l’attentat-suicide n’a laissé que des corps démembrés gisant dans des mares de sang. En l’absence d’hôpital à proximité, la première ville étant située à une centaine de kilomètres, de nombreux fidèles sont morts de leurs blessures. Sans attendre les secours, certains ont été transportés à moto ou dans des voitures vers l’hôpital le plus proche, d’autres ont été transportés à bord d’avions et d’hélicoptères militaires. Le bilan de l’attentat s’élevait, vendredi matin, à au moins 75 morts et 300 blessés.
L’attaque a rapidement été revendiquée par l’organisation Etat islamique (EI), via Amaq, son organe de propagande. Le soufisme, dont le culte des saints est jugé « hérétique » par les groupes d’islamistes radicaux, est régulièrement la cible d’attaques. La dernière au Pakistan remonte à novembre 2016, lorsqu’une autre attaque suicide dans un sanctuaire soufi, situé dans la province du Baloutchistan, avait fait 52 morts. Le mausolée visé jeudi soir abrite la sépulture de Lal Shahbâz Qalandar, né au XIIe siècle, l’un des rares saints à avoir reçu le titre de Qalandar réservé aux figures spirituelles les plus élevées. Le sanctuaire, rendu célèbre pour la chanson Dum a Dum Mast Qalandar, jouée dans le monde entier par Ustad Nusrat Fateh Ali Khan, est fréquenté chaque année par des millions de fidèles appartenant à toutes les religions. C’est un lieu « consacré à la réflexion, un espace qui accepte [tout le monde] sans poser de questions sur la religion, l’identité linguistique ou l’appartenance politique. C’est sans doute ce symbole d’unité et de tolérance, qui a fait de lui la cible de la violence barbare », écrit Qasim A. Moini dans le quotidien The Dawn dans son édition du 17 février.
« Chaque goutte de sang de la nation sera vengée »
Le gouvernement de la province du Sindh, où se situe le sanctuaire La’l Shahbâz Qalandar, a annoncé trois jours de deuil. Les médias locaux rapportent que, dans la nuit de jeudi à vendredi, 25 terroristes présumés ont été tués dans une vaste opération menée par l’armée et la police. Celle-ci devrait se poursuivre pendant plusieurs jours. « Chaque goutte de sang de la nation sera vengée, et vengée immédiatement », avait prévenu le général Qamar Javed Bajwa, chef de l’armée pakistanaise, quelques heures après l’attentat-suicide. Le premier ministre pakistanais, Nawaz Sharif, a, quant à lui, condamné l’attaque, soulignant dans un communiqué qu’« un attentat contre l’un d’entre nous est un attentat contre nous tous ».
Le Pakistan a également décidé de fermer à Torkham son poste-frontière avec l’Afghanistan, accusé par Islamabad d’abriter des insurgés talibans et de l’Etat islamique sur son sol. Kaboul estime de son côté que le Pakistan soutient les rebelles talibans dans leur offensive contre l’armée afghane. Vendredi matin, des diplomates afghans ont été convoqués au quartier général de l’armée pakistanaise, à Rawalpindi, où leur a été remise une liste de « 76 terroristes les plus recherchés ». L’armée réclame que l’Afghanistan engage des « actions immédiates » contre eux ou les livre aux autorités pakistanaises.
Cet attentat-suicide est le cinquième d’une série d’attaques qui a fait près de 100 morts en seulement quatre jours au Pakistan. « Il semble que le Pakistan se soit endormi dans un sentiment de sécurité trompeur, écrit le quotidien The Nation dans son éditorial du 17 février. Le gouvernement et les agences de sécurité ont besoin de réévaluer leur stratégie. » L’offensive militaire baptisée « Zarb-e-Azb » (attaque de l’épée du Prophète, en ourdou) lancée en juin 2014 contre les deux régions tribales du Nord-Waziristan et du Khyber, refuges de prédilection des groupes djihadistes est loin d’avoir été concluante, même s’il a fait reculer le nombre d’attaques terroristes au Pakistan ces deux dernières années. Elle a poussé les militants à se réfugier dans la région voisine du Baloutchistan et de l’autre côté de la frontière afghane. « Après avoir lancé cette offensive, le gouvernement a cru, à tort, que les talibans pakistanais étaient partis, mais leurs réseaux, leurs relais, au Pakistan sont intacts et ils opèrent désormais d’une autre manière », explique l’analyste Zahid Hussain, un spécialiste des questions de terrorisme basé à Islamabad. Un mois après l’attaque d’une école à Peshawar qui avait fait 150 morts, en décembre 2014, le gouvernement avait également élaboré un « plan d’action national » qui prévoyait l’instauration de tribunaux militaires antiterroristes et une réforme des écoles coraniques. « Le Pakistan a besoin d’une politique mieux coordonnée et de long terme pour combattre le terrorisme, notamment dans l’éducation et la justice. De nombreuses lois sont votées, mais elles sont mal appliquées », regrette Zahid Hussain.
Julien Bouissou (New Delhi, correspondance)
Journaliste au Monde
* Le Monde.fr avec AFP et Reuters | 16.02.2017 à 18h51 • Mis à jour le 17.02.2017 à 10h50 :
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/02/16/l-ei-revendique-un-attentat-contre-la-communaute-soufie-au-pakistan_5080869_3216.html
Au Pakistan, l’inexorable progression de l’Etat islamique
L’organisation djihadiste a revendiqué trois des attaques les plus meurtrières depuis le début de l’année. La dernière a entraîné la mort de 52 fidèles dans un sanctuaire soufi.
L’organisation Etat islamique (EI) vient de faire son entrée macabre au Pakistan. En l’espace de trois mois, l’organisation djihadiste a revendiqué dans ce pays musulman d’environ 190 millions d’habitants trois des attaques les plus meurtrières depuis le début de l’année.
Dans la nuit du samedi 12 au dimanche 13 novembre, un jeune homme s’est fait exploser dans le sanctuaire soufi de Shah Nourani, dans la province méridionale du Baloutchistan, à 150 km de Karachi, tuant 52 fidèles. Les premiers secours sont arrivés deux heures après l’attaque, dans une région dépourvue d’infrastructures et dotée d’une mauvaise couverture en téléphonie mobile.
Quelques jours auparavant, dans la nuit du 24 au 25 octobre, 61 personnes ont été tuées dans l’attaque d’un collège de police à Quetta, la capitale du Baloutchistan, par trois kamikazes. Dans la même ville, le 8 août, un attentat devant les urgences d’un hôpital a fait 73 morts. « Il n’y a pas de présence de l’EI au Baloutchistan. La revendication est fausse », a répété dimanche le secrétaire aux affaires intérieures de la province, Sarfraz Bugti. Malgré ce démenti officiel, les analystes s’accordent pourtant à constater une percée de l’EI au Pakistan.
Cela faisait plusieurs mois que l’organisation cherchait à se frayer un chemin dans la galaxie des groupes djihadistes basés dans le pays. En janvier 2015, Hafiz Khan Saeed est le premier à prêter allégeance à l’EI, juste après avoir quitté les rangs du Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP), une fédération de groupes rebelles islamistes en proie à une guerre de succession, à la suite de la mort de leur chef suprême, Hakimullah Mehsud. Ces talibans pakistanais combattent depuis 2007 le gouvernement d’Islamabad, dans une guerre civile qui a fait au moins 50 000 morts. L’EI est né sur les décombres du TTP, en s’alliant avec des groupes locaux.
Eclaireurs
Le Lashkar-e-Jhangvi (LeJ) Al-Alami en fait partie. Sans prêter allégeance à l’EI, ce groupe, qui doit sa renommée à des attaques ciblées contre la minorité chiite du pays, admet avoir participé à l’attentat du collège de police de Quetta, fin octobre. « En ce moment, au Pakistan, et particulièrement dans les villes, partout où une attaque a lieu, le Lashkar-e-Jhangvi Al-Alami coopère avec l’EI directement ou indirectement », a affirmé le porte-parole du LeJ à l’agence Reuters.
Ces appuis locaux agissent en éclaireurs, offrant à l’EI l’aide logistique pour choisir ses cibles et mener les attaques. « Les deux parties sont gagnantes. L’EI revendique une percée dans la région pakistano-afghane tandis que le groupe local gagne en notoriété, ce qui lui permet de recruter davantage de militants », relève l’analyste Ayesha Siddiqa, basée à Islamabad. L’EI opère dans un triangle géographique. Des combattants sont entraînés dans le sud de l’Afghanistan, où l’EI détient quelques districts dans la province du Nangarhar, puis ils reçoivent les ordres du commandement central avant de semer la terreur au Pakistan.
Pour s’attirer de nouvelles recrues, l’EI doit toutefois concurrencer Al-Qaida, l’autre vitrine mondiale du mouvement djihadiste. Fondé en 1988, ce dernier bénéficie de solides appuis chez les talibans à la frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan. « Mais contrairement à la stratégie sophistiquée d’Al-Qaida, l’EI attire de plus en plus de combattants par sa notoriété et sa brutalité », observe Ayesha Siddiqa.
« Réminiscences de factions »
Le Baloutchistan offre un terrain propice à l’expansion de l’EI au Pakistan. La plus vaste et la plus pauvre des provinces du Pakistan, en dépit d’importantes ressources naturelles, est l’une des plus instables du pays. Elle est régulièrement secouée par des violences islamistes, ainsi que par une insurrection séparatiste. Son vaste territoire réputé inhospitalier, où ne vivent que 7 des 190 millions de Pakistanais, offre une liberté de mouvement aux groupes djihadistes.
« L’armée pakistanaise a longtemps offert un soutien aux groupes extrémistes sunnites pour contenir l’avancée des séparatistes de la région », affirme Malik Siraj Akbar, directeur de l’Institut du Baloutchistan, basé à Washington. Ce soutien est parfois tacite, lorsque l’armée et le gouvernement laissent prospérer des organisations caritatives ou des madrasa affiliées à l’école déobandie (sunnite ultra-orthodoxe), proche du wahhabisme saoudien. Ces derniers sont un rempart idéal contre l’influence de l’Iran, la puissance chiite qui se situe aux portes du Baloutchistan.
Les services de renseignement ont également utilisé ces divers groupes djihadistes pour servir les intérêts stratégiques d’Islamabad en Afghanistan. C’est dans la capitale du Baloutchistan que le Pakistan héberge, tout en le niant officiellement, la direction suprême du mouvement taliban afghan (la « shura » de Quetta). Le mollah Mansour, alors chef des talibans afghans, a été tué par une frappe de drone américaine en mai, alors qu’il circulait librement dans le nord de la province.
« L’EI est désormais présent au Pakistan, mais seulement à travers des franchises qui sont des réminiscences de factions défuntes du TTP », nuance l’analyste Zahid Hussain, basé à Islamabad. L’EI, qui se heurte au Baloutchistan à une forte présence de l’armée, n’est pas près de s’emparer de régions entières comme en Syrie ou en Irak.
L’organisation se contente de semer la terreur dans le but d’imposer une vision pure de l’Islam, débarrassée des pratiques jugées déviantes comme le soufisme ou le chiisme. Le leader soufi Owais Ahmed Nourani, qui vit à Karachi, est encore stupéfait de l’attaque de ce week-end contre le sanctuaire Shah Nourani. « Les attaques ne se cantonnent plus aux villes comme Quetta. Combien de temps nous reste-t-il à vivre si l’armée et le gouvernement fédéral ne nous offrent pas une meilleure protection ? »
Julien Bouissou (Islamabad et Karachi, envoyé spécial)
Journaliste au Monde
* LE MONDE | 15.11.2016 à 11h36 • Mis à jour le 15.11.2016 à 20h45 :
http://www.lemonde.fr/international/article/2016/11/15/au-pakistan-l-inexorable-progression-de-l-etat-islamique_5031483_3210.html