Une notion surgit, dès les premières pages de L’Univers concentrationnaire : celle de peuple nu, désignant ceux des camps, les déportés. Une expression qui évoque irrésistiblement celle de la vie nue mobilisée par Hannah Arendt, récemment redéployée par Giorgio Agamben dans Homo sacer. Cette proximité ne doit rien au hasard : elle nous rappelle à bon escient combien H. Arendt est tributaire, lorsqu’elle élabore sa théorie du totalitarisme, des descriptions et réflexions développées par David Rousset, dès les lendemains de la libération des camps nazis.
Voici le passage liminaire de L’Univers concentrationnaire où apparaît cette notion de peuple nu : « Des peuples rencontrés de tous les peuples, de toutes les convictions, lorsque vents et neige claquaient sur les épaules, glaçaient les ventres aux rythmes militaires, stridents comme un blasphème cassé et moqueur, sous les phares aveugles, sur la Grand-Place des nuits gelées de Buchenwald ; des hommes sans convictions, hâves et violents ; des hommes porteurs de croyances détruites, de dignités défaites ; tout un peuple nu, intérieurement nu, dévêtu de toute culture, de toute civilisation, armé de pelles et de pioches, de pics et de marteaux, enchaîné aux Loren rouillés, perceur de sel, déblayeur de neige, faiseur de béton ; un peuple mordu de coups, obsédé des paradis de nourritures oubliées ; morsure intime des déchéances – tout ce peuple le long du temps. »
Les camps, nous dit Rousset, sont bien une topographie humaine (Buchenwald, « cité chaotique », lit-on dans L’Univers concentrationnaire) habitée par une sorte de peuple. Mais ce peuple apparaît d’emblée comme défait, il résulte d’un désastre : il est composé par agrégation de toute une poussière d’humanité arrachée à une multitude de peuples organiques (des nations) ; il provient de la série accumulée des déroutes et des destructions dont le débouché terminal est le camp. Ce peuple a sur ses arrières bien des ruines et des douleurs ; ceux qui le composent ont connu toutes les désillusions, les trahisons, les arrestations, les tortures ; ils sont las, voire brisés, ils sont devenus amers, apeurés, ont perdu leur ressort politique et moral.
Ce ne sont pas seulement des vaincus ; c’est une humanité délitée et désarticulée qui se trouve agglutinée dans les camps. On peut être vaincu et demeurer intact moralement, politiquement, instruit, même, par la défaite. Ici, il s’agit d’autre chose : ce peuple n’a pas seulement souffert la défaite, il est aussi atteint, dénudé intérieurement. Un passage des Jours de notre mort éclaire cette distinction, opposant la défaite politique ou la mort au combat au désastre concentrationnaire : « Philippe avait été dans les milices et moi longtemps à Barcelone. Ces heures demeuraient les plus intenses, les plus décisives. Sous toutes les saloperies qui surabondaient, il y avait un peuple dressé pour sa libération […] Mourir, même à Paris, en plein engagement, dans la bataille, m’eût été pénible. Tant de choses restaient à faire, tant de possibles. Mais enfin, mourir en donnant des coups, c’était bon. Tandis que mourir ici, dans cette fosse nauséabonde des camps, pieds et poings liés, en esclave misérable… »
Le peuple des camps est une masse effondrée, anomique, sans espérance ni horizon d’attente. Ce peuple est nu pour autant qu’il est formé d’éléments disparates, arrachés à leur milieu social, familial, national, linguistique… – « dévêtus de toute culture », dit excellemment Rousset. La nudité se présente ici comme le résultat d’une restitution violente à la « nature » de ceux qui, auparavant, étaient tenus dans le réseau dense des relations sociales, professionnelles, politiques. Cette restitution est naturellement un trompe-l’œil puisqu’il n’est pas question en l’occurrence d’un retour à un quelconque état (« de nature ») originaire, mais bien d’une destruction de l’être culturel (civilisé) qui met à nu ceux qui sont projetés dans l’enfer des camps et les abandonne à une « loi de nature » sauvage et violente où chacun lutte pour sa survie contre tous les autres. Ce « retour » à la nature n’en est un qu’au sens de la production de cet état de nudité désastreuse où des personnes humaines se trouvent réduites à leur pure et simple condition biologique.
Le peuple nu est un artefact, la production thanato-politique d’un dénuement et d’un abandon humains massifs. Ce peuple nu de la modernité totalitaire est le contraire même de ce peuple (nation) dont Sieyes nous dit à l’aube de la Révolution française qu’il est « origine de tout » et fondateur de son propre droit. La nudité dont il est ici question, loin d’être origine et promesse d’un tout ou d’un plein (de droits, d’autodéveloppement historique…) est l’aboutissement d’un processus de destruction, de désolation. Privé de toute attache avec le monde des vivants ordinaires (« les hommes normaux », dit Rousset), ce peuple nu sera réduit à une condition purement instrumentale, mécanique, par ses maîtres. C’est un peuple-esclave « armé de pelles et de pioches, de pics et de marteaux, enchaîné… », rivé à la machine de guerre nazie, conditionné comme pure et simple force de travail, matériau humain exploitable et maltraitable à merci, sans autre limite que celle de son épuisement, de sa déchéance physique, de sa mort. La survie est l’unique horizon d’un tel peuple dénudé : la nourriture son obsession, les coups, les travaux durs et la maladie sa hantise. Il ne s’agit que de tenter de durer.
Dans Les Jours de notre mort, Rousset mobilise une profusion d’expressions très violentes pour nommer cette nudité et cette inorganicité du peuple des camps : cohue, foule, tourbe, meute – et surtout le mot-clé : plèbe. Quelques formules, glanées parmi tant d’autres : « foules sordides », « masse gluante », « plèbe intouchable des camps » (les détenus soviétiques), « plèbe crasseuse et en haillons », « plèbe dégénérée », etc.
Pour autant qu’il est arraché au monde « normal », privé de toute condition historique et absent à toute politicité, ce peuple nu doit être défini, à rigoureusement parler, comme un non-peuple ; ce sont, en effet, tous les attributs de ce que la modernité désigne comme constituants d’un peuple qui lui font défaut.
Peut-être n’est-il pas inutile de faire ici un bref rappel ; le discours de la modernité oscille constamment, dans son approche de l’entité peuple, entre deux perspectives : celle, disons, pour aller à l’essentiel, d’un Gustave Le Bon et celle d’un Jules Michelet.
Le peuple de Le Bon et d’une certaine sociologie qui prend consistance à la fin du XIXe siècle est une masse, un peuple-troupeau qui, d’une certaine façon, apparaît comme le signe annonciateur du peuple nu des camps. C’est un peuple voué à l’état de minorité, guidé par ses instincts, incapable de raisonner, spontanément vindicatif et violent, voire sanguinaire, en proie, lorsqu’il rompt les chaînes où le tient l’autorité, à la contagion mimétique. Ses faits et méfaits attestent à n’en plus finir la fragilité de l’enveloppe civilisée où se maintient la vie moderne. Le peuple-foule réactive les spectres de la barbarie la plus ancienne au cœur de la civilisation urbaine et industrielle. Le peuple de Michelet, lui, est au contraire un peuple quintessentiellement politique, en ce sens qu’il est le sujet politique par lequel advient l’histoire de l’émancipation ; la foule qui, en 1789, se met à marcher d’un bon pas balise pour les temps à venir le cours épique du nouvel âge, celui de la démocratie.
De la confrontation de ces deux visions antagoniques du peuple moderne découle la figure d’un indécidable : ce peuple se présentera à nos yeux tantôt « à la Le Bon », tantôt « à la Michelet » ; tantôt masse plus ou moins anomique, abrutie par quelque opium, fascinée par quelque démagogue, en proie à tous les leurres de la servitude volontaire déplorés, déjà, par un Jean-Paul Marat. Peuple de veaux, aurait dit De Gaulle ; et tantôt, à l’inverse, sujet collectif inopiné, faisant surrection, interrompant et réorientant d’une main de maître le cours historique et politique des choses, réactivant dans ces moments rares le principe enfoui de la politique moderne : l’autonomie souveraine du peuple mue par ceux d’en-bas, le principe égalitaire, l’horizon de l’émancipation requise : 1831, 1848, 1871, 1936, 1944, 1968, pour nous cantonner au domaine français.
Le propre du peuple nu des camps dont parle Rousset est de ne pas trouver sa place dans cette figure dialectique où se font face les deux peuples, et où s’expérimente constamment la réversibilité de l’un en l’autre – puisqu’au fond c’est bien du même qu’il s’agit toujours, du même comme son autre propre. Le peuple nu des camps est radicalement excentré par rapport au principe d’indécidabilité évoqué plus haut, par rapport à cette figure de réversibilité toujours possible du peuple-troupeau en peuple-démiurge. Le peuple nu selon Rousset a subi un reconditionnement si dévastateur qu’il s’est figé en peuple-masse ou bien en une plèbe si dégradée qu’il a atteint un point de non-retour, au-delà duquel le miracle de sa résurrection en peuple politique ou accoucheur d’histoire ne peut plus être attendu. Ce peuple zoologisé est mort à la politique, il n’est plus ouvert, en tant que tel, sur un possible avenir politique ou historique ; certains des individus qui le composent, voire certaines fractions (les communistes de Buchenwald) conservent certes un lien à la politique, une vision historique et une « conscience » politique, mais dans une position telle qu’ils demeurent jusqu’au bout une « espèce » à part dans le monde du camp : leur organisation ne prélude pas, même à Buchenwald, à une insurrection généralisée du peuple nu au printemps 1945. Cette masse artificielle a été à ce point arrachée à toute constitution historique, politique et morale qu’elle a perdu toute capacité d’auto-institution comme peuple à la Michelet. Jamais ce peuple-masse disjoint ne saurait trouver la capacité de se rassembler en un corps pour faire communauté, s’établir dans un horizon d’attente commun, s’assigner un but, agir de manière concertée. L’extraction hors du champ de la vie « normale » ou de la civilisation de cette plèbe se manifeste ici comme absence de toute potentialité politique, de toute chance d’un devenir-peuple politique. Logiquement, quoique d’une manière largement fallacieuse, une telle absence ne pourra être nommée que du côté de l’animalité ou de l’inhumanité la plus radicale. C’est vrai au sens où les animaux ne font pas de politique, mais ce n’est pas vrai du tout pour autant que la vie nue au camp est bel et bien une vie humaine et non animale et « inhumaine » seulement en tant qu’intégralement humaine.
Le camp est une invention terrifiante dans la mesure précisément où il présente cette figure d’un peuple nu non convertible en peuple appelé, en peuple politique ; et cette invention est d’autant plus terrifiante qu’elle apparaît non pas comme un retour régressif à des pratiques ancestrales, mais bien comme la réalisation hypermoderne d’une des potentialités du populaire : le peuple-masse dans son état-limite de plèbe atomisée et décomposée.
La rupture qui s’effectue ici doit être éclairée d’un rappel : dans les sociétés modernes, le nom du peuple est inséparable de quelque effectuation que ce soit de la politique ; pour qu’il y ait de la politique, et pas seulement de la politique « démocratique », il faut qu’il y ait du peuple. Ce trait appartient en propre à la modernité et à la manière dont elle met en discours la politique. La seule condition requise du peuple nécessaire à l’effectuation de la politique, c’est qu’il s’agisse d’un peuple entendu comme politique et non comme simple peuple sensible – social voire ethnographique à la Louis-Sébastien Mercier ou à la Zola. Pour le reste, peu importera ici que le peuple soit entendu du côté de la pauvreté, du prolétariat, du salariat ou bien de celui de la nation, voire de l’ethnos. La seule chose qui importe, c’est cette impossibilité de détacher toute pensée moderne du politique du nom du peuple ; ou bien encore : le fait que, quelque politique que l’on entende pratiquer dans une société moderne, on devra toujours, d’une façon ou d’une autre, en dire le sens dans un rapport essentiel et premier avec le peuple – ses intérêts, son nom, ses dispositions, etc. Ce qui n’est évidemment pas le cas sous la monarchie absolue d’Ancien Régime par exemple.
Dans les sociétés modernes, ce ne sont pas seulement les démocraties libérales qui sont instituées et gouvernent au nom du peuple, mais aussi bien les oligarchies populistes, précisément, comme en Amérique latine, les démocraties populaires par antiphrase et, a fortiori ces hyper-tyrannies que sont les dictatures totalitaires et assimilées, au point qu’elles en viennent à forger un vocabulaire spécial pour spécifier et magnifier le référent populaire tel qu’elles le mobilisent – le fameux völkisch des nazis qui rend indissociables le racial ou l’ethnique du populaire. La question n’est pas du tout de savoir qui use et abuse du nom du peuple pour mieux le tromper ou l’opprimer, mais bien de s’appesantir sur le constat de cette impossibilité pour toute politique moderne de prendre corps hors du référent populaire. Prend forme alors cette figure paradoxale où le nom du peuple apparaît d’autant plus impérieusement requis qu’il est plus indéterminé, où toute politique passe nécessairement par lui, à la mesure même où il présente une variabilité infinie ; un sens commun très répandu aujourd’hui tendra à conclure de cet évidage à la perte de sens : à force de tout dire, le mot peuple ne dirait rigoureusement plus rien, tout comme le nom de la démocratie, à force de servir à tous les usages, aurait fini par perdre toute valeur de désignation ou capacité signifiante.
Au rebours d’une telle argumentation, il se soutiendrait d’une manière plus convaincante que l’indétermination qui affecte, dans les sociétés modernes, le nom du peuple – et particulièrement du peuple en tant qu’il est politique – en expose le caractère de pure et simple instance. La modernité est ce « moment » dans lequel le peuple est ce en référence à quoi toute politique est supposée prendre corps, et la politique est cette pratique du rassemblement et du gouvernement qui trouve sa condition de possibilité dans la mobilisation du nom du peuple. Ce n’est pas pour rien que le raisonnement simplet de l’apolitisme ou de l’antipolitisme contemporains se fonde sur le raisonnement suivant : les politiques les plus diverses et les plus opposées mobilisant toutes le nom du peuple par quelque biais, il en découlerait nécessairement que toute politique d’aujourd’hui est domaine de mensonge et d’illusion.
Mais ne pourrait-on pas dire aussi bien (et mieux) que toute politique moderne s’effectuant sous condition de son être-populaire (le peuple se présentant comme le seul principe d’universalité référentiel et normatif dans un monde émancipé de la théologie politique), les politiques réelles affichent une claudication permanente (entre ce qui fait principe et origine et les pratiques effectives), telle que les mouvements critiques des sujets puissent se reformer infiniment dans la remobilisation du nom de l’instance. Qu’aucune politique moderne ne puisse songer à se présenter telle qu’en elle-même – comme attachée à défendre et promouvoir les intérêts ou privilèges de tel groupe particulier contre tous les autres – et doive envers et contre tout s’afficher comme portée par le souci du bien de la totalité populaire est précisément ce qui permet de présenter sans fin le différend entre la politique dans son rôle de reconduction de la domination et la politique comme espace de figuration et d’effectuation du gouvernement du peuple. Ce passage obligé de toute politique moderne, aussi antipopulaire et impopulaire soit-elle, par le nom du peuple est ce qui vient nous rappeler encore et toujours que l’Ancien Régime est mort.
C’est sous cet angle que peut être prise la pleine mesure du désastre concentrationnaire. Les camps sont la topographie dans laquelle a cours une expérience-limite : ils sont le terrain d’expérimentation d’une possible disparition organisée du référent-peuple de toute politique moderne ; d’une annulation possible de la politicité (au moins potentielle) de la condition humaine. Ils sont le lieu de production d’une humanité-masse moderne irréversiblement arrachée à tout être-politique, à tout horizon du populaire. Les camps, nous suggère Rousset, seraient le lieu clos où s’expérimente le « tout est possible » (la formule, rendue fameuse par H. Arendt, surgit à la fin de L’Univers concentrationnaire) de la production d’un humanité zoologisée dans la mesure même où elle est rendue intrinsèquement étrangère à la politique. Une autre modernité politique s’y inventerait, d’où aurait été définitivement banni le nom du peuple, de l’instance-peuple, au profit d’une intégralisation sans reste de la bio-zoo-politique humaine.
Ce qui est évidemment terrible dans cette démonstration (dont l’enjeu symbolique est la mort conjointe de la politique et du peuple), ce n’est pas seulement qu’elle découle du constat qu’une telle expérience a bien eu lieu quelques fois, en différents lieux ; c’est surtout, dit Rousset, qu’elle présente un nouveau possible de la modernité comme une menace indéfiniment suspendue sur tout avenir humain : « Les camps, par leur existence, installent dans la société un cauchemar destructeur, éternellement présent, à portée de la main ».
Ce cauchemar est d’autant plus terrifiant que, comme le montre avec une force inégalée le vaste panoptique concentrationnaire des Jours de notre mort, nous avons à faire là non pas à un cafouillage ou à un accident de l’histoire, mais bien à une entreprise, une expérimentation concertée, fût-elle le fait de maîtres déments – celle qui débouche sur la production de ce peuple nu, peuple disparu, peuple perdu et, en fin de compte, peuple mort des camps.
La tradition arendtienne, lorsqu’elle analyse l’univers concentrationnaire sous l’angle des catégories phénoménologiques de la désolation et de l’esseulement, est portée à suivre le fil de la dégradation et du reconditionnement de l’individu – de la personne humaine du monde « normal » au mort-vivant du camp ; dans les analyses magistrales qui se condensent à la fin du volume L’Impérialisme, H. Arendt montre comment une personne humaine, dotée d’un certain nombre de droits et de prérogatives de par son appartenance à un État-nation moderne, se trouve progressivement réduite aux conditions de la vie nue, au fil d’un processus dont les étapes sont la perte de citoyenneté, l’exil, l’internement, la déportation et, au bout du compte, l’extermination. Suivant le fil proposé par Rousset, nous identifions ce même processus, mais en nous déplaçant du plan de la personne individuelle à celui du peuple. L’avantage de la position de Rousset est que ses descriptions et réflexions font apparaître en pleine lumière l’enjeu politique maintenu, dans nos sociétés mêmes, du nom du peuple, et ce au rebours de ce sens commun si commun aujourd’hui et qui veut qu’au fond la démocratie moderne ne puisse être entendue que par antiphrase, comme gouvernement gestionnaire des élites. Tel est l’état des choses auquel on en arrive lorsque l’on franchit ce point-limite au-delà duquel il n’y a plus du tout de peuple et où le nom du peuple ne peut plus se signifier que comme nudité, c’est-à-dire ne signifier que la désolation – c’est cela aussi que montre Rousset dans ses deux maîtres-ouvrages sur les camps nazis. Et c’est cela aussi, bien sûr, qui le fera embrayer nécessairement, comme intellectuel, militant et ancien déporté, sur les camps de concentration soviétiques.
Ce que la lecture ou la relecture de Rousset vient nous rappeler opportunément, en ces temps où un fort discrédit s’attache au nom du demos, de quelque manière qu’il soit entendu, c’est que la politique (c’est-à-dire la démocratie) moderne ne se borne pas à instituer et garantir de l’État de droit, les droits, libertés et prérogatives de l’individu privé et de l’individu-citoyen, mais qu’elle constitue aussi cet espace singulier dans lequel l’histoire advient pour autant que le peuple se montre et agit, rarement, irrégulièrement, certes, mais en interrompant le cours réglé des choses. Ce n’est pas pour rien que – peu importe ici la suite – le 1989 de l’Europe de l’Est a été baptisé « Printemps des peuples ».
C’est également à cette aune-là, comme tentative d’extermination du peuple non seulement comme entité biologique, mais aussi comme nom et instance, principe et socle de toute politique moderne, que doit être jugée l’entreprise concentrationnaire. Nous devons demeurer infiniment reconnaissants à Rousset d’avoir montré, à peine revenu de l’épreuve du désastre, que le démocide, le meurtre du peuple politique, ne se sépare pas du génocide.
Alain Brossat