Je ne suis qu’un déporté ordinaire parmi tant d’autres. Je ne suis resté qu’à peine deux ans et demi dans les camps nazis. Mais mes proches disent que je n’en suis jamais complètement sorti. En effet j’ai toujours cherché à comprendre comment ce phénomène s’était produit et quelle en était l’origine. J’ai ainsi appris qu’Hitler ne les avait pas inventés. À ma connaissance, il y a eu pendant la guerre de sécession au États-Unis entre 1861 et 1865, le camp d’Arsonville dans le sud-ouest de la Géorgie qui préfigure ceux qui ont été institués par la suite. Officiellement, c’était un camp de prisonniers de guerre où étaient internés les soldats nordistes. Sur un espace de 13 hectares entouré de barbelés, il fut rassemblé 33 000 prisonniers de l’armée du nord, soit 11 m2 par homme, sans abris ni couvertures. Sur un total de 45 000 qui y passèrent, 13 000 moururent. Les combattants noirs de l’armée nordiste étaient exécutés. On ne dispose d’aucune statistique de cette première extermination raciale.
Après la guerre une commission militaire de l’Union jugea et condamna à mort le commandant du camp, Henry Wirz, pour crimes de guerre.
Le deuxième précédent se situe à Cuba pendant la guerre d’indépendance. Au cours du XIXe siècle, l’empire espagnol connaît un déclin accéléré, qui se manifeste par une série de révoltes indigènes dans ses colonies, notamment aux Philippines et à Cuba. À leur répression dans ces deux pays est lié le nom du général Valeriano Weyler y Nicolau. Il reste d’abord trois ans aux Philippines où il apprend beaucoup et fait fortune. Puis il est envoyé à Cuba où il arrive, en février 1896, avec un plan qu’il a lui-même préalablement mis au point et qui consiste à concentrer en un laps de temps impératif de huit jours les femmes, les enfants et les vieillards dans des « zones » prévues à l’avance, pour les empêcher de ravitailler les guerilleros. Les historiens espagnols modernes écrivent : campos de concentraciòn. 400 000 personnes furent ainsi reconcentradas. On ne connaît pas le nombre des victimes. La presse nord-américaine, très intéressée à l’indépendance de Cuba, qualifia le vaillant général de « boucher ». L’émotion gagna Madrid où il fut rappelé. Mais pas pour être jugé. Il devint par trois fois ministre de la Guerre, et mourut paisiblement duc et Grand d’Espagne.
À peine plus tard, entre 1899 et 1902 le même procédé est mis en œuvre par le général Kichner en Afrique du Sud à l’époque de la guerre des Anglais contre les Boers, des colons d’origine en grande majorité hollandaise qui avaient fondé les républiques d’Orange et du Tansvaal. Il y applique la tactique de la terre brûlée : un grand nombre de fermes sont détruites et, afin, là aussi, que les guerrilleros ne bénéficient d’aucune aide de la population, femmes, enfants et vieillards, sont « reconcentrated » dans des camps de tentes ou de baraques rapidement dressées. Ce n’était que des camps d’internement provisoire, mais la rapidité d’exécution et l’improvisation qui en résulta firent que, sur un total estimé entre 120 et 160 000 personnes, 20 000 moururent. Kichner eut, en France, les honneurs de la couverture de la revue satirique l’Assiette au beurre pour ses camps de reconcentration. Les internés n’y étaient pas systématiquement maltraités et certains camps n’étaient même pas entourés de barbelés, mais placés dans des espaces désertiques qui dissuadaient les évasions. Il y avait des camps pour les blancs et d’autres pour les noirs dans lesquels la mortalité était plus importante. Il y eut des protestations à la Chambre des communes et toute une campagne en Grande Bretagne animée notamment de Lloyd George pour dénoncer la « barbarie des camps ».
En général, quand on apprend l’histoire à l’école, au lycée ou à l’université, on nous parle des batailles, des généraux, des grands hommes, monarques ou tribuns, mais on ignore les victimes civiles, et les tortures. Ajoutons pour terminer avec l’Afrique du sud, que le glorieux général Kichner devint lord pour ses exploits au service de l’empire britannique.
Toujours dans l’ordre chronologique, c’est en U.R.S.S., dans un ancien monastère des îles Solovietski de la mer Blanche, que le goulag s’installe dès la fin de 1924. On connaît aujourd’hui son existence grâce au succès des livres d’Alexandre Soljenitsyne : Une Journée d’Ivan Denissovitch, l’Archipel du Goulag et quelques autres. En réalité on le connaissait déjà dès la fin des années vingt notamment par les ouvrages de Raymond Duguet : Un Bagne en Russie rouge, Solovki aux Éditions Jules Tallandier (1927), et de Youri Bessonov : Mes vingt-six prisons et mon évasion de Solovki, aux Éditions Plon (1928) ; ou encore de Malzagov, compagnon d’évasion du précédent qui publia à Londres Les îles de l’enfer.
Ces livres dénonçaient le communisme en général et décrivaient l’organisation de son système pénitencier. Ils soulignaient qu’il y existait un encadrement constitué de détenus, les natchalniki, sorte de contremaîtres qui martyrisaient leurs codétenus. Les premiers détenus furent les officiers des anciennes armées tsaristes. Mais ils furent rapidement rejoints par les opposants de toutes les tendances politiques : anarchistes, socialistes-révolutionnaires, mencheviks, trotskistes et, enfin, staliniens non orthodoxes. Puis, avec les années, la population concentrationnaire se diversifie et comprend une plus grande quantité de paysans. En France, à l’époque, ces ouvrages n’intéressent que les milieux de droite et restent pratiquement inconnus de la gauche. C’est ainsi qu’à l’abri de l’ignorance occidentale, les camps se multiplient dans la région de Carélie, en particulier à Kholm, pour y rassembler la main d’œuvre nécessaire à la construction du canal de la Mer Blanche. Les effectifs sont évalués aux environs de 600 000. En 1934 paraît un livre officiel intitulé : Kanal imeni ctalina, Le canal Staline, luxueusement présenté avec effigie en relief et en couleur de Staline sur la couverture, tout entier consacré à glorifier la « méthode soviétique de réhabilitation par le travail ». On y retrouve les noms des mêmes tchékistes et des mêmes natchalniki dénoncés par Duguet quelques années auparavant – et, sans le vouloir, il confirme ainsi ses informations – mais, cette fois-ci, ils sont encensés et qualifiés de héros. L’ouvrage est abondamment illustré, y compris de photos prises dans des prisons occidentales pour mieux opposer la répression dans les pays capitalistes à la méthode humaine de « réhabilitation socialiste ». Ce livre, tout à la gloire du génial Staline, n’eut qu’une brève carrière. Non seulement il ne fut jamais traduit en aucune langue occidentale, mais la fastueuse édition en langue russe fut rapidement mise au pilon. Édité en 1934, il mentionne, avec de nombreuses photographies à l’appui, la visite des plus hauts dignitaires du régime : Staline, Molotov, Iagoda, le grand chef du Guépéou, ainsi que plusieurs dizaines d’éminents écrivains dont Gorki, à l’occasion de l’inauguration du fameux canal en août de la même année. Là, quelques mois plus tard, commençait la grande purge, et Iagoda, d’abord rétrogradé puis arrêté comme ennemi du peuple, devait être fusillé. Mais quelques exemplaires avaient été sauvés et on en trouvait encore il y a une vingtaine d’années dans des librairies d’occasion à Moscou.
Que savait-on du Goulag ? On en avait connaissance principalement par l’opposition dans les années 30, trotskistes et menchéviques. Jusqu’en 1933, les informations transitaient par l’Allemagne de Weimar et les opposants au sein du parti communiste allemand. À partir de la prise du pouvoir par Hitler, le PCA est démantelé et les informations se tarissent. On ne connaît les déportations d’opposants que par les quelques camarades qui réussissent à revenir en occident, Victor Serge, Ante Ciliga (Le Pays du grand mensonge), Yvon (L’U.R.S.S. telle qu’elle est), tous les deux publiés chez Gallimard en 1938. Si ces titres ne livrent que des généralités, ils parlent cependant de millions de déportés. C’est dire qu’on ne connaît pas l’étendue exacte du Goulag. On le découvrira après la Deuxième Guerre mondiale, grâce aux nombreux civils russes et ukrainiens raflés et déportés en Allemagne qui refuseront de retourner en U.R.S.S. la guerre terminée et qui seront rassemblés dans des camps de personnes déplacées. Également par des polonais tel Gustave Herling, internés dans un camp stalinien au moment du dépeçage de la Pologne entre Hitler et Staline fin 1939, puis libérés en 1941 pour former l’armée Anders. Herling écrira plus tard Un Monde à part qui ne paraîtra en français que bien après le livres de Soljenitsyne et ceux de Varlam Chalamov.
Les camps nazis naissent en Allemagne peu de temps après l’arrivée de Hitler au pouvoir le 30 janvier 1933. Le 28 février suivant a lieu l’incendie du Reichstag. Les nationaux-socialistes dénoncent un complot communiste et déclenchent une vague d’arrestations. L’opinion française entend parler de Dachau, mais la connaissance précise de ce qui s’y passe est cependant très vague. Les premiers reportages sont effectués en mai et juin, respectivement par Marie-Claude Vaillant-Couturier pour Vu, un hebdomadaire illustré à grand tirage et Daniel Guérin pour le Populaire, quotidien du parti socialiste. Aucun des deux ne pénètre à l’intérieur, soit de Dachau, soit d’Oranienburg, et ils ne peuvent recueillir que des témoignages de personnes extérieures. Néanmoins, Wladimir d’Ormesson écrit en juillet dans la Revue de Paris, un article détaillé sur les sévices subis par les premiers internés. Entre-temps, l’émigration allemande, composée d’intellectuels et de militants des organisations ouvrières, s’est gonflée et constitue la principale source d’information. Un député communiste au Reichstag, Hans Beimler, évadé après quatre semaines passées au camp de Dachau, écrit une brochure : Au camp d’assassins de Dachau publiée en octobre par le Bureau d’édition du Parti communiste français, dans laquelle il raconte comment certains de ses codétenus, dont il cite les noms, ont été matraqués à coups de nerf de bœuf jusqu’à ce que mort s’en suive. Quelques mois après, un autre député du Reichstag, social-démocrate celui-là, Gerhart Seger, qui s’évade après six mois d’internement à Oranienburg publie Oranienburg, sinistre geôle de l’enfer hitlérien. Il nous donne une description plus ample de l’installation du camp dans une usine désaffectée, des tortures infligées et des travaux auxquels ils sont soumis. Un troisième témoignage nous parvient l’année suivante, d’un comédien, Wolfgang Langhoff, qui est libéré après seize mois de détention dans deux camps et en prison. Il est libéré, mais il ne peut trouver de travail, aucun directeur de théâtre ne voulant l’embaucher ; comme il n’a pas le droit de sortir d’Allemagne il est obligé de passer clandestinement la frontière. Parvenu en Suisse il est aussitôt embauché au théâtre de Zürich. Il écrit Les Soldats du marais. Ces témoignages nous renseignent non seulement sur le régime des camps, mais aussi sur les tentatives de résistance collective des détenus et également sur la psychologie des S.A. qui sont les gardiens à cette époque.
Pendant les premiers mois de leur gouvernement les nazis, entendant prouver que l’incendie du Reichstag faisait partie d’un complot communiste, organisent un procès à grand spectacle à Leipzig, au cours duquel comparaissent Georges Dimitrov, Ernst Togler secrétaire du groupe parlementaire communiste et deux autres militants étrangers, accusés de complicité d’incendie volontaire. L’Internationale communiste organisa alors un contre-procès à Londres et publia un Livre brun qui énumérait les violences et les meurtres commis par les nazis et les accusait d’avoir eux-mêmes incendié le Reichstag. Celui-ci établissait en outre une liste impressionnante de camps de concentration et estimait qu’ils contenaient environ 40 000 internés. À Leipzig les accusés furent acquittés faute de preuves. Comme l’écrivit Arthur Koestler, un des auteurs du Livre brun, « ce fut la dernière victoire des antifascistes avant la guerre ». Malgré le succès de cette campagne politique, la connaissance de la réalité des camps resta limitée en France à des cercles d’intellectuels et de militants ouvriers.
Même au début de l’occupation, en 1940, l’opinion française, bien que plus sensibilisée, ne connaît que Dachau et Oranienburg. Quand les arrestations de résistants se multiplient et que ceux-ci sont déportés en Allemagne, l’on pense encore essentiellement à Dachau. Même après les rafles des Juifs en juillet 1942, l’on ignore le nom d’Auschwitz, y compris au camp de Drancy. Quand ce nom apparaît enfin dans la presse clandestine, on y parle des mauvaises conditions qui y règnent, mais on ne parle pas d’extermination par les gaz. Moi-même, assurant la liaison entre Paris et la zone sud pour l’organisation trotskiste, et visitant des réfugiés allemands, je suis interrogé en août 1942 par une jeune allemande qui me demande s’il est vrai que les hommes juifs arrêtés sont gazés et les femmes envoyées dans des bordels. Je qualifie ces rumeurs de « bobards » comme il y en avait eu au cours de la Première Guerre mondiale. Quand je reviens à Paris et que je rends compte de cette conversation à Rousset et à Hic, ils se déclarent d’accord. Ce n’est que quelques mois plus tard que, déporté d’abord à Mauthausen, je rencontre un interprète polonais qui nous parle des « cars bleus » qui font l’aller et retour entre Mauthausen et Gusen en transportant une vingtaine de détenus qui sont gazés pendant le voyage puis incinérés au camp d’arrivée. Plus tard au kommando du Loibl-Pass, à la frontière austro-yougoslave, nous faisons la connaissance d’un autre polonais qui vient d’Auschwitz où il a travaillé à l’Effektenkammer, dépôt des vêtements et objets des arrivants. De cet endroit, nous explique-t-il, on peut voir ce qui se passe aux crématoires IV et V, et il nous raconte tout le processus d’extermination et notamment comment les arrivants entrent dans des salles de douche, où ils sont en réalité gazés. Il nous affirme qu’il existe d’autres camps d’extermination dont il ne connaît pas les noms. Un an plus tard, je serai transféré à Auschwitz : avec quelques centaines de camarades du Loibl-Pas, nous sommes ramenés à Mauthausen, d’où nous repartons en transport pour un autre camp dont nous ignorons le nom. L’on peut deviner notre appréhension en découvrant le nom d’Auschwitz à une gare que nous traversons. Notre convoi passe à travers un grand bâtiment, qui est maintenant universellement connu. Nous sommes au camp II d’Auschwitz, justement à Birkenau où se situent les quatre chambres à gaz-crématoires et l’on nous conduit à une douche ; heureusement, une vraie douche. Mais il ne faut pas longtemps à chacun de nous pour avoir confirmation, par les anciens du camp, que c’est bien un camp d’extermination où, simplement, alors, les exterminations ont été interrompues. Nous sommes en novembre 1944. Une révolte du sonderkommando a eu lieu – le kommando spécial composé de détenus juifs chargé de conduire les victimes à la chambre à gaz et lui même périodiquement exterminé.
Mais revenons un peu en arrière juste avant notre arrivée à Mauthausen. C’était en avril 1943 ; nous venions du camp de Royallieu près de Compiègne qui avait plutôt l’allure d’un camp de prisonniers de guerre. Gardés par des soldats de la Wehrmacht, nous n’y étions pas soumis au travail forcé, mais nous savions que nous étions en attente de départ. Le voyage en wagon à bestiaux ne fut pas des plus agréables ; cependant, notre convoi ne connut pas les désagréments, voire les horreurs, de certains autres comme nous l’apprîmes plus tard. Aucun de nous ne connaissait le nom de Mauthausen que nous vîmes sur le bâtiment désert de la gare. Dès la descente du train nous reçûmes des coups de schlague des S.S. du comité d’accueil. Sur la route empierrée qui montait vers le camp nous aperçûmes des hommes, torses nus et crânes rasés avec des pantalons à rayures bleues et blanches, qui travaillaient sur le côté de la route. Le bruit courut dans nos rangs que c’étaient des droits communs, et que nous irions, nous, au camp des politiques. Peu après, la vue des murs d’enceinte nous fit penser que nous entrions dans une immense forteresse. Passée la porte, nous aperçûmes les mêmes costumes rayés portés par des hommes au crâne rasé qui se montraient fort obséquieux, voire serviles à l’égard d’un S.S. qui les interpellait. Quelques instants plus tard, alors que nous attendions pour aller aux douches, un autre détenu, avec un fort accent espagnol, se moqua des Français et nous conseilla de nous souvenir d’Argelès, un des nombreux camps où les républicains espagnols avaient été parqués à leur arrivée en France. Un autre détenu, allemand celui-là, nous dit qu’il n’y avait qu’une porte de sortie, la cheminée du crématoire qu’il nous montra du doigt. Mais personne ne le prit au sérieux. La chaîne des procédures d’accueil était remarquablement au point. Un S.S. assis derrière une petite table notait notre nom, nous demandait notre argent et nos objets de valeur qu’il plaçait dans une enveloppe, puis nous allions au déshabillage, nous passions à la douche, devant des coiffeurs qui nous rasaient le crâne, les aisselles et le pubis — contre les poux, nous expliquait-on. Enfin on nous jetait une chemise, un caleçon et une paire de claquettes et, toujours en rang par cinq, nous allions nous faire enregistrer dans un Block du camp de quarantaine. À chaque instant, des interprètes nous expliquaient que plus nous serions disciplinés plus vite ça serait fini. Le camp de quarantaine était lui-même un camp entouré de barbelés dans le grand camp. Le long de chaque Block il y avait une cour, pavée avec un soin très étudié. Les pavés à peine dégrossis étaient assemblés l’arrête ou une pointe en l’air, ce qui rendait la marche, surtout avec des claquettes qui tenaient à peine aux pieds, extrêmement difficile. La cérémonie d’accueil dura jusqu’au-delà de minuit et, quand elle fut enfin terminée un groupe de jeunes garçons se mit à étendre quatre rangées de paillasses disposées côte à côte dans le sens de la longueur de la pièce, chaque rangée étant séparée de sa voisine par un étroit couloir qui laissait voir un plancher parfaitement propre. Celui qui paraissait être le chef de Block nous fit dire par un jeune interprète, dont nous apprîmes qu’il était tchèque, que nous devions nous coucher tête-bêche à quatre par paillasse. Ils nous firent entrer en file indienne dans chacun des quatre étroits couloirs de façon à nous retrouver à quatre devant une paillasse. Au commandement nous devions nous coucher tous ensemble, en prenant nos claquettes pour oreiller. Nous étions littéralement couchés comme des sardines, et si serrés, la tête de chacun entre deux paires de pieds, que nous devions nous étendre sur le côté, dans l’impossibilité de nous retourner. Les mêmes jeunes gens dont nous apprîmes qu’ils étaient les Stubendiensten, les hommes de chambre, nous jetèrent une couverture par paillasse.
En quarantaine, nous avions la chance de ne pas travailler, à l’exception d’une cinquantaine de politrouki du Block 18, des commissaires politiques russes, qui descendaient chaque matin à la carrière et revenaient dormir avec nous le soir. En moins d’une semaine nous apprîmes tout de l’organisation du camp et de ses divertissements : l’emploi du temps était parfaitement réglé. Chaque matin nous avions droit, au lever, à une boisson chaude qualifiée de café, servie dans une bassine au fur et à mesure que nous sortions du block dans la cour. Il n’était pas rare de trouver un ou deux des nôtres étendus dans cette même cour, morts étouffés pendant la nuit. Nous attendions ensuite, toujours dehors, et sans pouvoir tellement se promener sur le pavement très spécial, le repas de midi, un litre de soupe d’orties avec parfois quelques morceaux de pommes de terre. À chaque extrémité de la cour, nous pouvions voir soit les cadavres nus que deux détenus balançaient comme des mannequins de caoutchouc par la porte du crématoire, soit le chariot des pendus du jour, ou entendre les cris insoutenables d’un détenu battu ou attaqué par des chiens.
En même temps nous découvrions, petit à petit, la société concentrationnaire. Les chefs de bloc, dits Blockältester, les Schreiber et les Stubendiensten et, sur les chantiers, les Kapos, le chef-cuisinier constituaient la haute aristocratie du camp. Les médecins et les infirmiers détenus employés au Revier, c’est-à-dire à l’infirmerie, et les spécialistes, coiffeurs, tailleurs, cordonniers, menuisiers, électriciens et autres spécialistes pouvaient se comparer à une sorte de classe moyenne très dépendante des premiers. En principe, toutes les rations de pain, de soupe, de margarine, ou ersatz de saucisson ou de confiture étaient égales, mais comme dira Orwell, certaines étaient plus égales que d’autres. Quand un détenu décédait, il n’était pas déclaré aussitôt ; sa ration était encaissée par le chef de bloc qui, au fil des jours, au fur et à mesure des décès, pouvait ainsi accumuler une réserve de nourriture. Il s’en servait pour rémunérer ses Stubendienstenen ou pour d’autres trafics avec le cuisinier ou le Kapo responsable de l’Effektenkammer ou un Schneider, un tailleur qui pouvait lui retailler son pyjama à rayures, ou mieux sa veste de civil. Cette stratification des classes sociales était encore plus visible dans un Arbeitslager, en général de dimension plus petite avec des effectifs plus réduits. Mais là, les trafics pouvaient se faire entre détenus et ouvriers civils travaillant ensemble sur un même chantier. Le camp le plus privilégié en matière de trafic fut incontestablement Auschwitz où un million et demi de personnes furent exterminées. Les vêtements pris aux victimes, avant d’être expédiés en Allemagne, étaient nettoyés, repassés par des détenus qui prenaient leur dîme, soit pour eux-mêmes, soit pour les échanger contre de la nourriture auprès des Prominenten du camp.
Des rapports sur les camps de concentration sont parvenus clandestinement aux autorités alliées pendant la guerre. Certaines informations paraissaient incroyables. Il fallut l’évasion d’Auschwitz, en avril 1944 de deux jeunes juifs slovaques, Rudolf Vrba et Franz Wetzler, pour enfin authentifier l’extermination des Juifs d’Europe. Mais on évita de les divulguer pour ne pas effrayer les familles des déportés. Ce qui explique que tout cet univers soit resté inconnu de l’opinion publique jusqu’au moment où les premiers camps furent libérés. L’horreur apparut tout d’un coup avec les photos de l’amoncellement des cadavres de Bergen-Belsen, d’Ohrdruf et de Buchenwald au printemps 45. Au fur et à mesure que de nouveaux camps étaient libérés, l’horreur se confirmait et donna naissance à l’expression « les camps de la mort » ; d’autant qu’à son tour Auschwitz fut découvert.
Dès le mois de décembre 1945 paraissent en feuilleton dans la Revue internationale les premiers chapitres de l’Univers concentrationnaire, titre qui restera emblématique pour désigner ce phénomène ; puis, en 1947, un énorme livre de près de 800 pages, Les Jours de notre mort, écrit par David Rousset, rescapé de Buchenwald. La même année paraissent également en traduction française L’Enfer organisé d’Eugen Kogon et L’Espèce humaine de Robert Antelme. Qui était David Rousset dont les deux livres feront date dans l’historiographie des camps de concentration ?
Membre des jeunesses socialistes aux premiers temps du Front populaire, alors qu’il était étudiant en philosophie, il devint rapidement militant trotskiste, et participa à la création du Parti ouvrier internationaliste dont il est devenu un des dirigeants avec Marcel Hic et Yvan Craipeau dans la clandestinité. Il est arrêté en octobre 1943 avec Marcel Hic, Roland Filiâtre et Philippe Fournié, pour avoir contribué à organiser dans l’armée allemande des groupes de soldats antinazis. Ils sont déportés à Buchenwald, où ils seront séparés. David sera transféré à Neuengamme puis à Porta Westphalica. Marcel Hic à Dora, d’où, malheureusement, il ne reviendra pas. Peu de temps après notre retour, le bureau politique du P.O.I. qui est devenu le PCI, convoqua les anciens déportés survivants afin que chacun expose son expérience pour pouvoir mieux analyser le phénomène concentrationnaire. C’est de cette confrontation qu’est pratiquement née l’idée du premier livre de David : L’Univers concentrationnaire. Mais David n’avait alors qu’une expérience limitée aux camps de l’Ouest, au sein desquels la Häftlingsführung, la direction interne des détenus, est dominée par les politiques et, en forte proportion, par des communistes allemands. Après une longue et sanglante lutte, ils ont souvent réussi à évincer les droits commun puis à passer des compromis avec les S.S. pour occuper des responsabilités, ce qui leur permet d’humaniser, dans la mesure du possible, la vie des détenus en même temps que de favoriser leurs camarades. Rousset, qui se fait prudemment passer pour un social-démocrate, bénéficie ainsi de la protection d’un chef de bloc communiste qui le met en contact avec une série de responsables politiques du camp. Il a donc un poste privilégié pour observer les rapports entre les détenus, entre les Prominenten, entre les différentes factions des Prominenten, politiques et droits commun, dont les frontières ne sont pas toujours très distinctes. Grâce à cette expérience personnelle il sera le premier à analyser en France les comportements collectifs des différentes catégories de détenus, les rapports entre les groupes nationaux et entre les familles politiques. Il interroge des quantités de revenants des camps. Sa propre expérience lui permet de mieux saisir et de mesurer la valeur des multiples témoignages qu’il recueille et de compléter sa documentation sur les camps de l’est, notamment sur les camps d’extermination de masse. Il est si plein de son sujet qu’il ne cesse d’en parler et en fera son deuxième ouvrage : Les Jours de notre mort. Il a cependant, et certains d’entre nous lui en feront la remarque, tendance à surestimer quelque peu l’importance de la Häftlingsführung, l’aristocratie détenue. Sur le plan politique, David et quelques camarades trotskistes pensent que la bureaucratie stalinienne joue néanmoins un rôle positif. Cette attitude découle de la théorie de l’État ouvrier bureaucratiquement dégénéré. L’alignement brutal des pays de l’Europe de l’est « libérés » par l’Armée Rouge dissipe rapidement cette illusion.
Cependant la perception de la déportation dans la population dans l’immédiat après-guerre reste liée à la Résistance. On glorifie les déportés résistants d’abord, les déportés politiques ensuite. On ignore les drames des familles juives : « Ce ne sont pas des résistants ». Mais, petit à petit, la connaissance des camps nazis s’élargit et, surtout, se précise l’étendue du génocide des Juifs et des Tziganes. En 1982, est organisé à la Sorbonne, par l’École des hautes études en sciences sociales, un colloque sur l’Allemagne nazie et le génocide des Juifs. Puis c’est le film de Claude Lanzmann : Shoah. Des précisions chiffrées sont apportées sur l’étendue et le processus du massacre par Raul Hilberg dans son ouvrage : La Destruction des juifs d’Europe, ainsi que par la traduction en français de Je me suis évadé d’Auschwitz de Rudolf Vrba. Enfin Déportation et génocide d’Annette Wieviorka publié en 1992, permet de mieux cerner les rapports entre la répression des résistants et l’extermination. Depuis Rousset, la littérature concentrationnaire n’a cessé de proliférer. Parmi les quelques 20 000 ouvrages du C.D.J.C. (Centre de documentation juif contemporain), je voudrais signaler celui qui me paraît le plus beau : Aucun de nous ne reviendra, de Charlotte Delbo.
De même, la connaissance des camps staliniens se développe. Les témoignages des Russes, des Ukrainiens et des Polonais, le procès Kravchenko, révèlent que les camps de concentration ne sont pas uniquement nazis et qu’il en existe en U.R.S.S. Sur la base de ces données et de l’étude du code pénal soviétique, David Rousset propose alors au quotidien de gauche Franc-Tireur une campagne sur les camps de travail forcé en U.R.S.S. Mais Franc-Tireur, dont la rédaction est composée d’anciens oppositionnels communistes, d’anciens pivertistes et de réfugiés espagnols du P.O.U.M., quoi que d’accord avec Rousset, mais conscient que le principal de sa clientèle, située dans la banlieue parisienne, est sous influence stalinienne, hésite. Rousset propose alors son appel au Figaro littéraire qui le publie le 12 novembre 1949. Nous sommes nombreux à lui reprocher d’avoir choisi cette tribune ; moi le premier. Mais l’appel a un très grand écho dans l’opinion et, la semaine suivante, Pierre Daix, ancien détenu à Mauthausen, et collaborateur des Lettres Françaises, accuse David Rousset de faux, ce qui entraîne celui-ci à porter plainte contre l’hebdomadaire culturel du Parti communiste. Rappelons que l’on est en pleine guerre froide et que toute critique de l’Union soviétique est qualifiée d’agression. Le procès s’ouvre le 25 novembre 1950 devant le 17e Chambre correctionnelle du Tribunal de la Seine. Nombre d’anciens déportés du goulag stalinien viennent apporter leur témoignage : Elinor Lipper, ancienne militante communiste qui avait passé onze ans dans le goulag, Jules Margoline, interné six ans, le physicien Alexandre Weisberg, le peintre polonais Joseph Czapski, le général républicain espagnol El Campesino, Margarete Buber-Neuman, internée à Karaganda puis livrée à la Gestapo en février 1940 qui l’interna au camp de Ravensbrück., et auteur du livre : Prisonnière de Staline et de Hitler. Les Claude Morgan et Pierre Daix, directeur et rédacteur en chef des Lettres françaises, sont condamnés pour diffamation.
À la suite de ce succès se constitue alors sous la présidence de M. Balachowsky une Commission d’enquête internationale contre le régime concentrationnaire. dont David Rousset est le rapporteur, et à laquelle participe Germaine Tillion, J. Domenech et Calmaza pour l’Espagne républicaine, et différentes organisations nationales d’anciens déportés. La commission publiera pendant plusieurs années un cahier mensuel intitulé Saturne consacré aux informations sur la répression dans différents pays de l’est comme de l’ouest. Mais cela ne touche qu’un public réduit. Il faudra attendre treize ans, la parution aux Éditions Julliard du premier livre d’Alexandre Soljenitsyne : Une Journée d’Ivan Denissovitch, pour que le grand public ait enfin connaissance de l’existence du goulag stalinien. Suit alors toute une série de témoignages de rescapés du goulag : Les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, Le Vertige d’Evguénia Guinzbourg, 7000 mille jours en Sibérie de Carlo Stajner. On pourrait citer bien d’autres auteurs victimes, aussi bien du système nazi comme le talentueux Primo Levi, ancien d’Auschwitz, que du système stalinien, comme le très précis Manuel du Goulag de Jacques Rossi.
Malheureusement David Rousset n’a pu savourer son triomphe : quand, en 1992, l’association Bozvrawenie (Le Retour) composée d’anciens du goulag désireux de prendre contact avec des anciens des camps nazis nous a invités à son premier congrès à Moscou, son état de santé ne lui permit pas de faire le voyage. Il y avait cependant Germaine Tillion, de la Commission d’enquête internationale, et Anise Postel-Vinay, amie et traductrice des livres de Margarete Buber-Neuman, toutes deux anciennes de Ravensbrück. Et le fait que des trotskistes, anciens des camps nazis, puissent s’adresser à leurs camarades du goulag dans cette même salle des colonnes où avaient eu lieu les procès de Moscou de 36 à 38, constituait un véritable effet boomerang de l’histoire.
De ce bref survol, on peut déduire que les camps de concentration surgissent dans les périodes de guerres civiles ou de guerres coloniales. Ils sont marqués par la précipitation et l’improvisation au moment de leur établissement ; aggravant les méthodes de discipline militaire, ils manifestent un total mépris des individus, culminant jusqu’à leur anéantissement, et ils constituent l’instrument essentiel de la terreur contre le peuple.
Le lendemain de la libération du sinistre camp de Buchenwald, les internés qui y demeuraient encore se rassemblèrent une dernière fois sur la place d’appel, pour faire ce serment : « Plus jamais ça ! Plus jamais de camps ! »
Mais ils sont de nouveau apparus en Bosnie : à Srebrenica, 10 000 personnes ont été massacrées sans que la SFOR intervienne. Puis le Kosovo a été dévasté. Les pouvoirs démocratiques palabraient, les massacres continuent.
Jean-René Chauvin