Lignes : Pouvez-vous nous parler du procès de David Rousset contre Les Lettres françaises ?
Joe Nordmann : En ce qui concerne David Rousset lui-même, je ne doute pas une seconde de sa sincérité, de ses objectifs et de sa valeur personnelle. Je garde pour sa personne une grande considération et lorsque nous nous sommes rencontrés, quelques années après cet événement, il ne m’en voulait pas de mes attaques injustes. Pour comprendre ce procès contre les Lettres françaises, il est indispensable, et j’insiste sur ce point, de rappeler le contexte historique et politique dans lequel il s’est déroulé. En effet, la publication en 1949, dans le Figaro, de l’article de David Rousset consacré aux camps soviétiques et au travail forcé, nous paraissait, à nous communistes, comme une action qui participait de l’offensive américaine contre l’U.R.S.S. et les partis communistes dans le monde. Nous étions alors en pleine guerre froide, les relations internationales entre l’Est et l’Ouest étaient extrêmement tendues et nous pensions alors que cette action était télécommandée par les services secrets américains. De plus, le choix fait par David Rousset de publier son texte dans le Figaro nous paraissait un élément essentiel et supplémentaire prouvant qu’il s’agissait bien, d’abord et avant tout, d’une opération politique destinée à discréditer L’Union soviétique. Cela, je ne le crois plus aujourd’hui, même si je reste convaincu que les États-Unis ont pu se servir de cette initiative comme ils se sont servis, avant, du procès Kravchenko, pour lequel le gouvernement américain et la C.I.A avaient mobilisé des moyens importants à des fins de propagande antisoviétique.
D’ailleurs, l’intérêt des États-Unis pour la France et leur implication dans la politique intérieure de ce pays ont été par la suite démontrés par les historiens, je pense en particulier à l’ouvrage de I. M. Wall qui porte sur cette période [1]. S’ajoute à cela le fait que David Rousset était trotskiste et que nous partagions à l’époque les sottises qui couraient alors sur ce courant politique. Enfin, il faut se rappeler que ce procès intervient seulement un an après un autre procès célèbre : celui de Kravchenko qui avait eu un retentissement national et international immense. En effet, la presse s’était mobilisée pendant plusieurs semaines en lui consacrant des pages entières et nous considérions cela comme de la propagande. Ces différents éléments nous rendaient David Rousset suspect et nous étions convaincus que son action ne pouvait que servir les intérêts du gouvernement américain et plus généralement ceux des ennemis de l’Union soviétique.
Tout cela est très difficile à saisir aujourd’hui mais il faut en permanence garder en mémoire ce contexte si l’on veut comprendre comment les choses se sont déroulées à l’époque et comprendre aussi nos propres réactions ; celles des communistes j’entends.
Comment perceviez-vous alors l’Union soviétique et que pensiez-vous des camps ?
Pour nous, les camps en U.R.S.S. étaient un mensonge total et je n’avais, comme Pierre Daix, Claude Morgan et beaucoup d’autres qui n’étaient pas forcément communistes, aucun doute à ce sujet. Ce que David Rousset décrivait et dénonçait, relevait, pour nous, d’une invention calomnieuse sans fondement.
Quand avez-vous commencé à douter ?
Au moment de l’affaire des médecins juifs [affaire dite des blouses blanches] qui m’est apparue comme une affaire fabriquée par Staline et sans fondement.
Pour revenir au procès David Rousset, comme vous le savez, nous l’avions accusé d’avoir falsifié un document soviétique, le code du travail, et je dois dire que sur ce point nous étions particulièrement faibles. Pour prouver cette accusation, j’ai longuement plaidé et j’ai essayé de faire une démonstration qui, je le reconnais, j’en étais déjà conscient à l’époque, ne valait rien. À vrai dire, le texte soviétique, si je l’avais bien lu, aurait dû me convaincre de la réalité du travail forcé en U.R.S.S. ; mais je considérais que tout cela était absurde. Naturellement, je n’ignorais pas qu’il y avait eu des exactions pendant la guerre civile et après la Deuxième Guerre mondiale, je n’en doutais pas une seconde ; par contre, je ne pouvais croire à l’existence de milliers de camps et de millions de déportés. Lors de ma plaidoirie, j’ajoutais par ailleurs qu’il fallait commencer par balayer devant notre porte, celle du gouvernement français pour être plus précis, et j’ai cité alors les exactions commises par l’armée française à Madagascar et en Algérie notamment ; ce qui a provoqué la colère du président du tribunal qui m’était très hostile.
Il m’était très hostile car je l’avais récusé en constatant que des journalistes étaient invités à ce procès alors que la loi française interdisait la publicité des débats dans les procès en diffamation à l’époque. C’était pas mal trouvé d’un point de vue juridique mais, comme je l’ai écrit plus tard dans mon livre [2], c’était aussi le signe d’une certaine mauvaise foi de ma part, le signe que je ne voulais pas de ce procès.
Pourquoi étiez-vous hostile à la publicité des débats ?
Parce que je savais que des témoins viendraient comme cela s’était déjà produit lors du procès Kravchenko et que ces témoins, dont certains sortaient des camps américains en Allemagne, viendraient raconter les horreurs que j’avais déjà entendues. Je mets à part le témoignage majeur de Margarete Buber-Neumann. De plus, je pensais que ces témoignages étaient susceptibles d’impressionner l’opinion publique ; c’est pourquoi j’ai cherché, avec un certain succès je dois le dire, à retarder le procès Rousset afin de faire traîner les choses en longueur. Je pensais qu’ainsi l’impact serait moins fort, auprès de la presse notamment qui était alors très mobilisée.
Pensez-vous encore que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire ?
Non, je ne le pense absolument pas, mais il est certain que la vérité sur l’Union Soviétique, incontestablement présentée par David Rousset, était un argument pour la propagande anticommuniste américaine comme elle avait été un argument pour la propagande nazie et c’était pour nous un moyen de défense très fort que de citer l’exposition antibolchévique qui avait eu lieu à Paris pendant l’Occupation avec des documents véridiques mais qui, pour nous, ne pouvaient être que des faux.
David Rousset s’était fait connaître avant ce procès par ses écrits, en particulier L’Univers concentrationnaire qui eut immédiatement un succès important ; comment les aviez-vous perçus ?
Ma réponse est très simple, et je regrette d’avoir à la faire : les écrits d’un trotskiste ne m’intéressaient pas et je n’avais pas lu les ouvrages de David Rousset.
Le jeudi 30 septembre 1999.
Entretien avec Joe Nordmann réalisé par Alain Brossat et Olivier Le Cour Grandmaison.