L’esprit libre « veut, lui, des raisons, les autres des croyances. »
F. Nietzsche
Des articles de David Rousset de nouveau publiés ici, il est nécessaire de dire brièvement quel en est le contexte, quels en sont les motifs principaux aussi. Seconde moitié des années cinquante ; Khrouchtchev a exposé son fameux rapport sur les crimes de Staline au XXe congrès du Parti communiste d’Union soviétique, la révolution hongroise antitotalitaire est écrasée par les chars de l’Armée Rouge, la Guerre d’Algérie a commencé et, depuis plusieurs années, l’auteur des Jours de notre mort qui dirige, avec d’autres, la Commission internationale contre le régime concentrationnaire (C.I.C.R.C.), mène une lutte difficile contre les camps partout où ils existent. Observateur lucide et attentif de cette actualité, il publie dans Saturne [1] de nombreux textes destinés à analyser ces différents événements pour mieux combattre les régimes qui sont en cause et mieux combattre aussi la politique de ceux qui les soutiennent en France et dans d’autres pays. Textes politiques de circonstances donc, puisqu’il s’agit de réagir dans l’urgence à une conjoncture souvent dramatique, leur portée excède ce qui immédiatement les motive ; ils témoignent d’une obstination courageuse au service de la vérité quoi qu’il en coûte à Billancourt, Paris, Washington ou Moscou. De cette vérité, David Rousset écrit : elle « n’est pas multiple. Elle est une. Elle n’est pas d’une classe sociale. Elle n’est pas d’un parti. Elle n’est pas d’un État. En certaines circonstances, la vérité impose que l’on se dresse contre sa classe, contre son parti, contre son État. [2] » Alors que le mensonge, la raison d’État et celle du parti imposaient le plus souvent leur loi et dictaient les engagements du plus grand nombre, ces articles témoignent d’une remarquable capacité à juger et à s’orienter jour après jour dans les affaires publiques nationales et internationales. Impossible de s’en tenir pourtant à ce seul constat car, au-delà des qualités humaines et de l’intégrité politique de David Rousset, des principes sont ici à l’œuvre, et ce sont eux qu’il faut découvrir si l’on veut que ces textes soient utiles aujourd’hui.
Au cœur de ses engagements, de ses indignations politiques aussi, se trouvent son combat contre l’exploitation, contre l’oppression, son passé de résistant et son expérience de concentrationnaire déporté en Allemagne. Nul enfermement chez David Rousset dans la singularité de cette expérience ; remarquable est son refus de céder à la rhétorique de l’unique et de l’indicible. De cette expérience donc, il ne fait pas un absolu à partir duquel seraient jugées et minorées, de façon condescendante, d’autres situations, et ce qui les sépare n’autorise aucune dérobade lorsqu’il s’agit de se prononcer sur ce qui est perpétré à la Kolyma ou ailleurs. Le constat que les camps soviétiques ne sont pas identiques aux Lager nationaux-socialistes n’a pas pour conséquence d’oblitérer le fait qu’un même phénomène concentrationnaire est à l’œuvre, et qu’il débouche sur l’émergence de dispositifs et de pratiques où la privation de la liberté se conjoint à la déshumanisation. En ce sens, le témoin qu’il est ne témoigne pas pour faire valoir l’exemplarité de ce qu’il a enduré pas plus qu’il ne parle pour les seuls déportés ; il témoigne et il plaide au contraire pour tous ceux qui connaissent les camps, quelle qu’en soit la nature, et il prononce contre ces camps une condamnation sans appel, car l’homme, quel qu’il soit, où qu’il soit et quelles que soient ses fautes ou ses crimes, réels ou supposés, ne doit jamais subir pareille épreuve.
Cette double et constante référence à l’unité profonde du monde concentrationnaire, en dépit des situations très diverses qui s’y rencontrent, et à l’homme, à sa dignité et à ses droits, permet à David Rousset d’éprouver une indignation que l’on dira universelle et libre de tout point aveugle. Universelle, elle l’est car elle n’est pas éprouvée de façon sélective et distraite comme c’est parfois le cas chez nombre de ces « progressistes » quelquefois si prompts à dénoncer l’arbitraire et les crimes d’État lorsqu’ils sont commis chez les autres, par les autres, mais qui demeurent sans voix quand ils prospèrent chez eux, ou qu’ils sont perpétrés par des régimes, des organisations ou des hommes dont ils se sentent politiquement proches [3]. Les principes de David Rousset et les combats que ceux-ci soutiennent ne sont pas de ce genre-là, enflammés et vigoureux ici, faibles voire inexistants ailleurs, alors que le pire s’y produit pareillement.
De là ce refus d’abdiquer devant la poursuite et l’extension des pratiques concentrationnaires qui, pour se déployer sous d’autres régimes et dans des conditions différentes de celles qui ont prévalu dans le Reich et dans certains territoires qu’il occupait, n’en sont pas moins inacceptables et dangereuses ; inacceptables car dangereuses en ce qu’elles perpétuent « l’enfer » et la « barbarie » contre lesquels les résistants-déportés et beaucoup d’autres se sont dressés ; en ce qu’elles ramènent aussi « à la guerre, à Buchenwald, à Dachau », comme l’écrivait Robert Antelme [4]. De là aussi cette volonté inflexible, qu’aucune épreuve n’a réussi à entamer, bien au contraire, de continuer à résister contre tous ceux qui, aux noms du socialisme et de la révolution, nient ou applaudissent parfois même les camps dès lors qu’ils sont soviétiques. La force de David Rousset, la leçon de courage et de clairvoyance politiques qu’il donne sans prétendre pourtant la donner puisque jamais il ne s’érige en donneur de leçon, c’est d’avoir été capable de se comporter comme une vigie intransigeante et lucide, lucide de cette intransigeance même, lui qui a combattu avec une égale détermination les Lager et le Goulag.
Olivier Le Cour Grandmaison
* Le Cour Grandmaison Olivier, « Textes de David Rousset. Présentation », Lignes, 2/2000 (n° 2), p. 131-135.
URL : http://www.cairn.info/revue-lignes1-2000-2-page-131.htm
DOI : 10.3917/lignes1.002.0129
Quelques dates, quelques titres pour situer les textes qui suivent
Communiste jusqu’en 1933, David Rousset fonde à cette date, entre autres avec Pierre Naville et Gérard Rosenthal, l’Opposition bolchevique-léniniste. Puis, en 1936, le Parti ouvrier internationaliste, au sein duquel il sera le responsable des questions coloniales.
1943
12 octobre, arrestation et incarcération à Fresnes dans le quartier des résistants.
1944
Fin janvier, Rousset est transféré à Buchenwald d’où il est libéré en avril 1945 par les troupes américaines.
1945
Publication de L’Univers concentrationnaire dans les trois premières livraisons de la Revue internationale, déc. 45, janv.-fév. 1946, mars 1946.
1946
Publication de L’Univers concentrationnaire aux Éditions du Pavois. Le livre obtient le prix Théophraste Renaudot. (En 1951, l’éditeur fera valoir que 180 000 exemplaires de ce livre ont été vendus.)
1947
Publication des Jours de notre mort, intitulé « Roman », aux Éditions du Pavois, coll. « Le Chemin de la vie » dirigée par Maurice Nadeau. Des extraits en avaient préalablement paru dans la Revue internationale et dans les Temps modernes (nos 6, mars 1946 et 7, avril 1946).
La page « Du même auteur » indique, à paraître : Lazare ressuscité. Aucun livre de Rousset ne portera pourtant ce titre.
1948
Publication de Le Pitre ne rit pas. Éditions du Pavois.
Le 27 février est créé le R.D.R. (Rassemblement démocratique révolutionnaire) par David Rousset, Gérard Rosenthal (ancien avocat de Trotsky), Georges Altman (ancien surréaliste et alors signataire de la déclaration « La Révolution d’abord et toujours »). Faisaient également partie du « comité d’initiative » du R.D.R., Fraisse, d’Esprit, Ronsac, Stéphane, ainsi que des membres de la Revue internationale, etc. Sartre rejoindra le R.D.R. dès le mois suivant. On parlera à partir de là du R.D.R. comme du parti de Rousset et Sartre.
Septembre, publication dans le n ? 36 des Temps modernes de D. Rousset et J.-P. Sartre, « Entretien sur la politique », sorte de déclaration d’intentions politiques du mouvement. Gérard Rosenthal participe à cet entretien, quoi que son nom ne figure pas au titre de troisième auteur de ceux-ci ; il figurera sur la couverture de la reprise en livre, sous le même titre, aux Éditions Gallimard, en 1949.
1949
Le numéro de janvier de la revue Esprit publie un appel intitulé « Les Intellectuels français s’adressent à l’O.N.U. » Rousset est, avec Gide, Labrousse, Mauriac, Mounier et Vercors, à l’origine de cette initiative. Cet appel dit entre autres ceci : « La guerre s’apprête de tous côtés » ; elle entraînera « pour les uns, la perte des libertés qu’ils mettent au-dessus de tout, pour les autres une ruine durable du monde socialiste qu’ils préparent, pour tous les hommes de toute opinion, une somme incalculable de misères stériles, un déshonneur public de l’humanité. »
Le 12 novembre, publication dans le Figaro littéraire d’un « Appel à tous les anciens déportés des camps nazis et à leurs organisations », rédigé par Rousset et signé par lui seul : « Nous ne parlons pas de l’injustice en général, mais de cette injustice précise qu’on nomme concentrationnaire ». À ces anciens déportés, dont il nomme quelques uns – Martin-Chauffier, Cayrol, Antelme, Kogon –, il demande de se joindre à lui pour constituer une commission d’enquête sur l’existence d’un univers concentrationnaire en Russie soviétique. Louis Martin-Chauffier, Rémy Roure, Edmond Michelet, Charles Richet, Germaine Tillion l’accepteront.
Le 17 novembre, réponse de Pierre Daix (« matricule 59807 à Mauthausen », précise le titre) dans les Lettres françaises, « Pourquoi M. David Rousset a-t-il inventé les camps soviétiques ? ». Sous-titre : « Une campagne de préparation à la guerre ». Daix accuse Rousset de faire reposer ses accusations sur de faux documents et d’être un faussaire. Cet article sera ensuite repris en brochure.
1950
11 février : Rousset réagit à l’article de Daix en portant, comme Kravchenko avant lui, l’affaire devant les tribunaux.
De l’appel de Rousset de novembre 1949, naîtra la Commission internationale contre le régime concentrationnaire, la C.I.C.R.C. Un bulletin d’information verra le jour en décembre 1954, remplacé en 1955 par les cahiers mensuels Saturne, auxquels collaboreront entre autres Bernard, Rosenthal, Martin-Chauffier, Roure, Barton... (Les textes qui suivent en sont pour la plupart issus.)
25 décembre : ouverture du procès en diffamation intenté par Rousset contre les Lettres françaises, représentées par Claude Morgan, le directeur de publication et Pierre Daix, l’auteur de l’article. Maître Joe Nordmann est l’un des défenseurs des Lettres françaises. Théo Bernard et Gérard Rosenthal sont les deux défenseurs de David Rousset.
1951
12 janvier 1951, jugement du procès : Claude Morgan est déclaré coupable de diffamation publique et Pierre Daix de complicité de diffamation publique.
David Rousset, Théo Bernard, Gérard Rosenthal, Pour la vérité sur les camps concentrationnaires. Éditions du Pavois. Ce volume reprend l’essentiel des dépositions et des débats du procès intenté par Rousset contre les Lettres françaises. Les mêmes débats sont publiés sous une forme différente et sans noms d’auteurs dans un livre, également de 1951, intitulé Le Procès des camps de concentration soviétique. Supplément du B.E.I.P.I. (Bulletin d’études et d’informations politiques internationales), bi-mensuel, n ? du 16 au 31 janvier 1951.
* Pour citer cet article
« Quelques dates, quelques titres pour situer les textes qui suivent », Lignes, 2/2000 (n° 2), p. 136-137.
URL : http://www.cairn.info/revue-lignes1-2000-2-page-136.htm
DOI : 10.3917/lignes1.002.0136