Leila de Lima appelait sans relâche à ce que les meurtres cautionnés par le chef de l’Etat philippin fassent l’objet d’investigations. En lieu et place, c’est contre cette sénatrice et ex-ministre de la justice que le gouvernement de Rodrigo Duterte a ouvert une enquête. Mme de Lima a été arrêtée vendredi 24 février au matin, après s’être cloîtrée une nuit dans son bureau au Sénat.
Depuis que M. Duterte a remporté l’élection présidentielle philippine en mai 2016, plus de 7 000 citoyens ont été abattus dans le cadre de sa féroce « guerre contre la drogue », environ un tiers lors de descentes de police, le reste par des assassins de l’ombre. Seule une poignée de ces exécutions a conduit à des mises en examen et Mme de Lima était la première voix du pays à s’élever contre cette impunité. « Je vais devoir la détruire publiquement », avait prévenu le président philippin en août 2016.
Depuis, Mme de Lima est accusée d’avoir obtenu des financements, notamment pour sa campagne aux sénatoriales, de la part de narcotrafiquants de haut vol détenus dans la première prison du pays. L’un d’eux, Herbert Colangco, avait déclaré devant une commission parlementaire en septembre 2016 qu’il avait versé chaque mois trois millions de pesos, soit plus de 56 000 euros, à Mme de Lima lorsqu’elle tenait le portefeuille de la justice.
En échange, selon ses allégations, la ministre l’avait laissé faire entrer climatiseurs, douche, clubs de golf, instruments de musique et packs de bières, transformant sa cellule en palace et laissant y pénétrer nombre d’invités pour des concerts. Le chauffeur et amant de Mme de Lima est accusé d’avoir joué les intermédiaires.
Grossier coup monté
La sénatrice et ses partisans dénoncent un grossier coup monté et s’étonnent que M. Duterte, qui n’a de cesse de dénoncer la déliquescence morale des individus liés à la drogue, s’appuie exclusivement sur les témoignages de trafiquants pour la faire arrêter. Ils font valoir que c’est précisément Mme de Lima qui, la première à la chancellerie, avait fait cesser les privilèges de ces prisonniers et que leurs conditions de détention se sont curieusement améliorées aussitôt que ces criminels ont accepté de témoigner contre elle.
Dès 2009, alors qu’elle dirigeait à l’époque la commission des droits de l’homme des Philippines, Mme de Lima avait enquêté sur plus d’un millier d’exécutions extrajudiciaires à Davao, grande ville du sud de l’archipel, pendant les deux décennies où M. Duterte en a été le maire.
Pas plus tard que cette semaine, elle dénonçait encore le rôle central de M. Duterte dans ces meurtres, le qualifiant de « tueur en série sociopathe ». « Clairement, cette administration a des plans malfaisants et dangereux : faire de moi un exemple pour intimider, réduire au silence et détruire quiconque ose s’opposer, pour détourner l’attention des abus et échecs du gouvernement, et pour couvrir leur très assassine guerre contre la drogue », a dénoncé vendredi Mme de Lima avant d’être emmenée par la police.
Les organisations de défense des droits de l’homme, qui dénoncent de longue date la proximité de M. Duterte avec les escadrons de la mort, voient en cette arrestation un nouveau signe de la dérive autoritaire de l’archipel depuis que M. Duterte en est président. « Les poursuites contre la sénatrice Leila de Lima sont un acte de vengeance politique qui affaiblit l’Etat de droit aux Philippines », dénonce Phelim Kine, sous-directeur de Human Rights Watch pour l’Asie.
Les partisans de Mme de Lima constatent que la faire arrêter et intimider ainsi ses partisans devenait une nécessité pour M. Duterte alors que l’opposition a fait témoigner d’anciens membres de l’escadron de la mort de Davao. Après le premier témoignage d’un tueur à gages en septembre 2016 devant le Sénat, un ancien commissaire de police de la ville, Arturo Lascanas, a raconté, le 20 février, comment quatorze ans plus tôt il avait été grassement payé par le chauffeur et garde du corps de M. Duterte pour abattre un animateur de la radio locale particulièrement critique des méthodes du maire.
Manifestation à Manille à la suite de l’arrestation de De Lima
Plus d’un millier de personnes ont manifesté samedi 25 février à Manille, la capitale des Philippines, contre la brutale guerre contre la drogue menée par Rodrigo Duterte, au lendemain de l’arrestation de sa principale opposante. Les manifestants se sont rassemblés devant le siège de la police nationale, où la sénatrice Leila De Lima a été emprisonnée vendredi.
D’autres manifestations étaient prévues dans la journée, ainsi qu’une veillée de nuit à laquelle les organisateurs appellent « un million » de protestataires. « Nous lançons une mise en garde contre la menace de la montée du fascisme », a déclaré à l’AFP Bonifacio Ilagan devant le siège de la police. Ce dramaturge, torturé dans les années 1970 sous la dictature de Ferdinand Marcos renversée par la révolution du « Pouvoir du peuple » voilà trente et un ans, a dénoncé « la culture de l’impunité » engendrée par la guerre contre la drogue de M. Duterte.
Harold Thibault
Journaliste au Monde
* « Le président philippin Duterte fait arrêter sa principale opposante ». LE MONDE | 25.02.2017 à 09h57 • Mis à jour le 27.02.2017 à 11h31 :
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/02/25/le-president-philippin-duterte-fait-arreter-sa-principale-opposante_5085476_3216.htm
Leila de Lima, la sénatrice qui ose défier Duterte
L’ex-ministre de la justice Leila de Lima dénonce la campagne sanglante contre la drogue du président populiste.
Son entourage l’avait prévenue. Monter au front en attaquant Rodrigo Duterte, si tôt après l’arrivée au pouvoir de celui-ci, l’exposerait à une riposte des plus violentes, d’autant que les sondages des premiers mois montrent que le président philippin reste extrêmement populaire. « Mais combien de morts fallait-il attendre ? », a rétorqué Leila de Lima.
Cette sénatrice de 57 ans, ministre de la justice sous l’administration précédente, n’hésite pas à demander à la Cour pénale internationale de se saisir du cas Duterte. Depuis son installation au palais de Malacañang, le 30 juin, le nouvel homme fort de Manille mène une violente campagne contre la drogue. Elle a coûté la vie à plus 2 300 personnes, abattues soit lors de descentes de police soit par des tueurs de l’ombre. Du moins, selon le bilan officiel, que la police nationale avait établi à 3 600 morts début octobre, avant de le réviser sans en expliquer les raisons.
La haine réciproque entre Leila de Lima et Rodrigo Duterte est antérieure à l’accession de ce dernier à la plus haute fonction. En 2009 déjà, alors que cette avocate dirigeait la commission des droits de l’homme du pays, elle avait ambitionné d’enquêter sur l’escadron de la mort de Davao, qui fit plus d’un millier de victimes sur les deux décennies de M. Duterte à la mairie de cette ville. « C’est une vengeance parce que j’ai enquêté sur le Davao Death Squad, estime Mme de Lima. Il ne l’a pas oublié. »
« Ne te bats pas avec moi, tu perdras »
Le président reste ambigu sur ses liens avec ce groupe d’assassins de l’ombre, les reconnaissant devant les caméras lorsqu’il voulait en faire un argument de sa campagne ultrasécuritaire, puis n’hésitant pas à les nier, tout aussi publiquement, depuis qu’il est élu. Leila de Lima reconnaît que ce sont les échecs des précédents gouvernements, y compris celui auquel elle a participé, qui ont poussé les électeurs dans les bras de Duterte : « Les gens sont frustrés des insuffisances du système actuel. Il y a tellement de choses à régler. »
Aussitôt après la présidentielle, le bilan humain de la « guerre contre la drogue » de Duterte s’est alourdi, et Mme de Lima a exigé une enquête parlementaire. Le président l’a d’abord prévenue : « Ne te bats pas avec moi, tu perdras. »
Ces mises en garde ne l’ont pas découragée. A la mi-septembre, la sénatrice a fait témoigner, devant le Sénat, Edgar Matobato, un homme se présentant comme un ancien membre des « Lambada Boys », désignation initiale de l’escadron de la mort de Davao. Il détailla les horreurs par le menu – entre autres un homme jeté aux crocodiles –, expliquant avoir reçu certains ordres directement de « Charlie Mike », le nom de code du maire.
Selon son récit, Edgar Matobato avait fait part à un certain Arthur Las Cañas, agent de police et homme de main de Duterte, de son intention de se retirer de l’escadron. On le laissa d’abord croire qu’il pouvait abandonner sans histoire, mais on lui demanda ensuite d’assumer seul devant la justice la responsabilité d’un assassinat. Pour avoir refusé, il fut torturé avant de parvenir à s’enfuir.
En 2014, Edgar Matobato trouva refuge à la commission des droits de l’homme des Philippines, dans le cadre d’un programme de protection des témoins – dont il demanda son retrait lorsque Duterte fut élu. « Regardez tous les noms de ces officiers de police, c’était le cœur de l’escadron de la mort de Davao », affirme la sénatrice de Lima, pour qui la même méthode est aujourd’hui mise en œuvre à l’échelle nationale.
Cellules de luxe
Depuis, les attaques fusent. L’exécutif a fait ouvrir une enquête contre elle. Duterte qui, durant sa campagne, s’est vanté d’avoir des maîtresses, accuse de Lima d’entretenir une relation avec son chauffeur et prétend que ce dernier a joué le rôle d’intermédiaire avec les trafiquants enfermés à New Bilibid, la plus importante prison de l’archipel, pour faire remonter l’argent de la drogue dans le financement de la campagne sénatoriale de De Lima. « Elle n’a pas baisé que son chauffeur, elle a baisé toute la nation », n’a pas hésité à lancer le chef de l’Etat.
Le meneur d’un gang de braqueurs en détention, Herbert Colangco, invité à témoigner contre elle, a donné son numéro de téléphone portable lors d’une audition retransmise sur les chaînes nationales. Elle reçut aussitôt 2 000 SMS d’insultes et de menaces. Ce sont les mêmes truands qu’elle avait combattus en 2014, alors à la chancellerie, en faisant démanteler les luxueuses cellules qu’ils s’étaient aménagées. Fan de Michael Jackson, Colangco était parvenu à se faire construire un studio d’enregistrement ; il lui permit de sortir un CD, qui obtint un titre de disque de platine.
Si elle reconnaît ne pas « être une sainte », elle dément ces accusations, qu’elle dit créées de toutes pièces par Duterte pour la décrédibiliser. « C’est très déstabilisant, confie Mme de Lima. Il est obsédé par l’idée de me détruire. »
Harold Thibault (Manille, envoyé spécial)
Journaliste au Monde
* LE MONDE | 26.10.2016 à 10h47 • Mis à jour le 26.10.2016 à 10h47 :
http://abonnes.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2016/10/26/leila-de-lima-la-senatrice-qui-ose-contrer-duterte_5020582_3216.html