Précisément, messieurs, l’importance morale de cette affaire tient en ce que M. Pierre Daix est un ancien déporté de Mauthausen et en ce que je suis un ancien déporté de Buchenwald et de Neuengamme. Mais non point par le rappel de notre passé mais par le rappel de notre présent. En expliquant cela j’explique en même temps, messieurs, l’importance légitime, entièrement légitime, que l’opinion a attachée à ce débat.
Encore une fois, M. Pierre Daix, publiquement, m’a accusé de dévoyer mes camarades de combat, mes camarades des camps de concentration, en usant à leur égard du pire prétexte, en prétendant faussement qu’un crime contre l’humanité, analogue à celui que nous avons connu, continuait d’être perpétré, en prétendant faussement que ce crime est perpétré dans les camps de travail correctif.
Messieurs, non seulement au point de vue de l’opinion publique, en général, mais particulièrement au point de vue de l’opinion de mes camarades de combat, au point de vue de l’opinion de mes camarades des camps, il n’y a pas pire accusation, car, pour nous, il n’y a pas pire crime que celui qui consiste à organiser des camps. Quant à moi, j’ai répondu à cette accusation publique de Pierre Daix, en déclarant que Pierre Daix, ancien déporté de Mauthausen, avait brisé toute solidarité avec son passé de déporté et se faisait, en agissant ainsi, l’allié des bourreaux et des organisateurs de camps. Il n’y a pas, messieurs, pire accusation que celle-là ; et voilà ce qui, déjà, en soi, légitime entièrement la préoccupation de l’opinion publique.
Je dirai, messieurs : « Sur une telle affaire l’intérêt de toutes les parties est précisément qu’on fasse la plus grande lumière, qu’il y ait le plus possible de gens qui assistent, qui examinent et qui décident. »
Voyez-vous, messieurs, et j’y insiste encore – et ce faisant non seulement je veux établir le caractère de ce procès, mais je veux aussi en montrer l’importance – non seulement il ne s’agit pas, ici, pour moi – et je ne l’ai jamais dit ni prétendu – de demander à un tribunal français d’examiner et de décider sur l’Union Soviétique, ce qui serait ridicule, mais je vais plus loin : je n’ai jamais demandé, pour moi ni pour ceux qui sont avec moi, que le tribunal français décide du caractère des camps de travail correctif. Je dirai tout à l’heure à quelle institution je pense, pour prononcer un tel jugement.
Par contre, des accusations précises ont été portées, et c’est sur ces accusations qu’il faut statuer et nous pouvons parfaitement statuer.
Mais, pourquoi, précisément, cette question est-elle posée aujourd’hui ?
Messieurs, non seulement avant cette guerre-ci – et je peux le démontrer – nous avions peu de documents, peu de témoignages sur les camps de travail correctif, mais encore nous n’avions pas l’expérience des camps. Et voyez-vous, cela, me semble-t-il, est décisif. Nous ne savions pas ce qu’étaient les camps, messieurs. Certes, nous avions lu des brochures, nous avions lu des documents sur les camps nazis, mais lire des documents et vivre les camps ce sont là deux choses totalement distinctes.
Aujourd’hui, nous savons ce que sont les camps, et cette expérience des camps de concentration est devenue, pour un certain nombre d’hommes, en Europe occidentale, l’expérience décisive. C’est le critère qui est au-delà de tous les critères idéologiques ou politiques ; c’est le critère essentiel. Là où existent des camps de concentration ne peut pas exister le moindre avenir pour l’homme.
C’est la première raison pour nous, anciens déportés, d’intervenir avec une extrême vigilance sur ces questions.
Mais, messieurs, il en est une autre. Si, avant 1939, nous ne savions pas exactement ce qu’étaient les camps, cela peut expliquer, et, dans une certaine mesure, justifier que nous n’ayons pas appelé l’opinion publique à s’éveiller, comme nous aurions dû, sur cette question. Mais, aujourd’hui, nous, anciens déportés, nous portons cette responsabilité particulière en face de notre jeunesse, en face de notre peuple qui peut, demain, vivre à nouveau l’expérience des camps, et qui pourrait se retourner vers nous et nous poser la question : pourquoi avez-vous gardé le silence alors que, vous, vous saviez ?
Et c’est en fonction, messieurs, de cette exigence morale que nous avons, aussi, entrepris l’action que nous avons entreprise.
Il y a un an, j’ai publié cette lettre ouverte aux anciens déportés et à leurs organisations. On en a fait un objet de scandale, et que disait-elle ? Elle demandait à ces hommes qui avaient fait l’expérience humaine des camps de concentration, de se réunir en commun, y compris nos camarades des camps ayant été ou étant membres du parti communiste, et d’examiner en commun ces problèmes, et de demander en commun de bien vouloir être reconnus comme des spécialistes pour aller examiner sur place les questions posées.
Je vous rappelle, messieurs, que ce n’est pas moi, que ce n’est pas nous, qui avons posé, devant l’opinion publique, le problème des camps de concentration soviétiques. Ce problème a été posé en dehors de nous à l’O.N.U. et devant l’opinion mondiale. Et quand, ensuite, la proposition a été reprise par l’immense majorité des déportés qu’une commission, constituée d’anciens déportés, soit organisée, messieurs, je vous fais juge : nous avons fait œuvre de paix.
Car, s’il y a des différends entre pays, entre États, mais si ces différends se situent sur un plan qui n’est pas celui du crime contre l’humanité, ils prennent immédiatement une autre allure, ils prennent immédiatement une autre importance. Une commission internationale, exclusivement constituée d’hommes qui ont souffert dans les camps nazis, d’hommes qui se sont battus contre les nazis, d’hommes qui savent ce qu’ils font et ce dont ils parlent, c’était le moyen le plus sérieux, le plus efficace, le plus honnête pour statuer sur la question posée, sur l’accusation formulée. C’était travailler non pas, messieurs, pour préparer je ne sais quelle mobilisation à la guerre, mais c’était préparer la paix véritable.
Et j’ajouterai, entre parenthèses, quoique ceci ne fasse pas partie de nos débats ici, j’ajouterai que, quant à moi – je l’ai dit et je l’ai écrit et je le redirai et je le réécrirai – je ne crois pas, messieurs, je ne crois pas qu’en aucun cas la guerre puisse trancher de tels problèmes. Je crois au contraire que si une guerre survenait demain à nouveau, elle créerait, que nous le voulions ou non, les conditions qui sont précisément les conditions de base des camps de concentration.
Mais, messieurs, demander à un gouvernement souverain de faire une enquête dans son pays et publier des articles sur l’existence possible de camps de concentration sont des gestes de responsabilité très différente.
Je ne me suis pas permis de poser cette question sans avoir, préalablement, sérieusement examiné des faits. Et je dois dire que depuis 1945 nous avons, en face de nous, une série de témoignages qui dressent un tableau des camps de travail correctif, qui est un tableau saisissant. Ces témoignages sont d’hommes extrêmement divers, par leur formation intellectuelle, par leur milieu social, par leur pays.
Parler, à leur propos, a priori, d’un complot, paraît déjà extraordinairement invraisemblable. Parler, à leur propos, de faux dans le sens où il a été dit que ce sont des copies de nos propres documents, est tellement ridicule que la seule lecture de leurs livres établit des différences importantes entre les camps russes et les camps allemands et montre à l’évidence que ces hommes ont parlé de leur propre expérience.
Mais, messieurs, j’attire votre attention sur ce point : si ces hommes sont ce que nous avons été, des esclaves, s’ils ont vécu, comme nous avons vécu, le crime concentrationnaire, ah messieurs. quel crime commettons-nous à leur égard de les repousser a priori comme des criminels de droit commun, comme des faussaires !
Même à ce seul titre, en fonction de notre propre expérience, messieurs, nous aurions dû, nous devrions avoir un préjugé favorable à leur égard.
Je me souviens d’une phrase prononcée par Me Nordmann, au cours de la dernière audience : « Ces gens sans document ». Mais, messieurs, c’est la caractéristique de l’homme concentrationnaire. Nous avons été, pendant des années, des hommes sans document, et j’entends ce qu’un avocat nazi aurait pu dire devant une cour étrangère, à propos de je ne sais quel malheureux évadé de ces camps : « Cet homme sans document ». C’était notre gloire que notre seul document était notre expérience du monde concentrationnaire et les souffrances que nous y avions vécues. Mais si, aujourd’hui, ces hommes ont vécu dans les mêmes conditions que nous, alors, messieurs, quelle injustice risquons-nous de commettre lorsque nous les récusons sans même les avoir entendus !
Et, voyez-vous, c’est ce qui a entièrement convaincu mes camarades de déportation, dans les semaines et dans les mois qui ont suivi mon appel, au travers, hélas ! trop souvent, de discussions d’une violence étonnante. Mes camarades, dans leur énorme majorité – et pas seulement en France, mais en Belgique, en Hollande, dans les principaux pays d’Europe – ont accepté cette proposition et ont constitué cette commission. Ils l’ont constituée par la voie démocratique la plus naturelle, par vote et décision de leurs organisations. Les hommes qui sont dans cette commission internationale d’enquête, messieurs, sont des hommes irréprochables et irrécusables à tous égards.
Et voilà ! C’est cette commission qui, très naturellement, doit trancher du caractère des camps eux-mêmes. Les témoins, ceux qui ont écrit, nous dressent ce tableau d’un immense univers organisé administrativement. Et, voyez-vous, comme chez nous, comme dans notre univers concentrationnaire en Allemagne, il y a une série de graduations. Il y a des camps proches, qui sont les camps de Russie occidentale, il y a les camps lointains, qui sont les camps d’Asie centrale et de Sibérie, et il y a les camps d’extrême éloignement qui sont les camps de la zone polaire. Ceci, messieurs, ce sont les textes officiels, ce sont les documents officiels qui l’exposent et qui confirment ainsi entièrement les témoignages privés. Quelques-uns ont prétendu et soutenu que ces camps de travail correctif étaient, avant tout, des organismes de production économique. Il est vrai qu’ils sont des organismes de production économique, et voyez-vous, je ne trancherai pas, je me suis toujours refusé à trancher, sur le nombre de gens qui étaient dans les camps.
J’ai toujours dit que la seule question importante pour nous était de savoir si c’est de l’ordre de 100 000 ou de l’ordre de millions.
L’ensemble des camps de travail correctif et l’ensemble des entreprises économiques qui leur sont rattachées, sont intégrés dans le plan quinquennal et constituent un chapitre particulier de ce plan.
Et cela nous prouve leur importance. La véritable question est alors la suivante : arrête-t-on les gens parce qu’on a besoin d’eux pour des travaux économiques ? Non. Et cela relève des textes eux-mêmes.
Vous êtes un ingénieur qualifié, vous êtes un ouvrier extrêmement utile dans une entreprise, mais si dans votre condamnation – comme dans certaines de nos condamnations – il est marqué « réservé pour des travaux physiques durs », alors, bien qu’on ait besoin de vous dans les entreprises, on vous utilise dans les travaux physiques durs. Et c’est aussi pourquoi, dans toutes ces zones, que ce soit les zones de la Russie européenne, les zones de l’Asie centrale ou les zones polaires, à côté du camp de travail, vous trouvez ce qu’on appelle des camps « d’invalides ». De ces camps d’invalides, le tableau qui nous est dressé se rapproche étonnamment de celui que nous avons connu dans les pires de nos camps. Ces hommes meurent avec 400 grammes de pain par jour en tout et pour tout.
Messieurs, ce tableau saisissant s’accompagne d’un tableau non moins saisissant des transports où tout ce que nous avons vécu d’odieux dans les transports, lorsque nous avons été envoyés en Allemagne, se retrouve presque lettre pour lettre, mais où s’ajoutent – montrant ainsi ce qu’il y a de permanent et je dirai d’organique dans l’institution – où s’ajoutent des transports spécialisés, des transports qui sont uniquement réservés pour le convoiement des détenus. Nous constatons les mêmes conditions de vie dans ces trains ou sur ces bateaux à ceci près, messieurs, que, quant à nous, nos transports ne duraient pas beaucoup plus de six ou sept jours au maximum, que là il s’agit très souvent de six, sept, huit, neuf mois, parfois un an. Nous pouvons lire à ce propos des descriptions qui, même pour quelqu’un qui n’a pas vécu l’expérience des camps, sont suffisamment saisissantes pour que l’on se pose ce problème angoissant : est-ce que, à nouveau, et malgré tout ce qui a été gagné au cours de ces dernières années, le même crime contre l’humanité est perpétré ? Eh bien ! messieurs, ces témoignages, dans leur ensemble, avec tout ce qu’ils imposent comme preuve indirecte, ne me paraissaient pas encore suffisants pour pouvoir faire officiellement une demande d’enquête à un gouvernement. Il fallait que ces témoignages soient confirmés et appuyés par des documents officiels, et c’est ce qui donne tant d’importance à la publication en juillet 1949 du code du travail correctif par le gouvernement britannique.
Mes adversaires ont publié dans toute la presse la déclaration du délégué polonais au Conseil économique et social qui a dit qu’une traduction du code du travail correctif existait en 1930. M. Pierre Daix vient de le répéter aujourd’hui.
Eh bien ! messieurs, je me permets de préciser à mes adversaires, et j’espère avoir le même succès auprès de l’opinion publique que le délégué polonais, que la traduction du code du travail correctif existait en 1934 en Italie, et en voici le texte. L’Italie fasciste a été le premier pays qui ait trouvé bon de traduire le code du travail correctif. J’offre donc à l’érudition nouvelle de mes adversaires cette information qu’ils ignoraient encore.
Mais l’importance de la publication de juillet ne venait point du texte traduit du code mais de ce que, pour la première fois, nous disposions en Occident du texte russe.
Quand vous avez une traduction isolée du texte original, vous ne pouvez pas discuter avec un gouvernement de cette traduction. Il peut contester à chaque instant les termes de votre traduction.
Si vous avez le texte russe – et j’affirme ici que c’est la première fois, en juillet 1949, que nous avons disposé en Occident de l’original russe – alors une discussion est possible.
Le code du travail correctif confirme dans ses grandes lignes tous les témoignages des hommes qui sont revenus des camps de travail correctif. Il confirme d’une façon extrêmement précise que la police, comme l’était devenue la S.S., est devenue une institution économique d’une très grande richesse, contrôlant des trusts nombreux et puissants et, en particulier, dans un monde qui a été entièrement créé par les déportés, dans le monde de Kolyma, le Dalstroy, qui est l’organisation économique des camps, a le monopole de l’exploitation de l’or soviétique. C’est le sang et le corps de millions d’hommes qui engraissent aujourd’hui, comme nous avons engraissé hier la S.S., qui engraissent aujourd’hui le N.K.V.D. ou le M.V.D.
[…]
J’ai ici un document de M. Vichinsky lui-même, non pas en date de 1933, en date de 1949, publié l’année dernière, qui démontre qu’il y a un parallèle constant, organique, entre le N.K.V.D. et les tribunaux, qu’en réalité ce sont les mêmes fonctions qui sont remplies avec des moyens différents.
J’ai un texte de 1948 – pas de 1933 – qui démontre que les pénalités encourues par les juges pour faute dans leur travail – et l’expression et les commentaires qui l’entourent sont tels que les fautes dans le travail peuvent être tout ce que l’on veut bien entendre par là – que ces pénalités, loin d’avoir été affaiblies au cours des années, ont été renforcées spécialement au cours de l’année 1948.
Et sur le point qui nous préoccupe et quant à l’affirmation de mes adversaires : « On ne peut pas être envoyé en camp de travail correctif sur mesure administrative », car enfin c’est bien cela que mes adversaires affirment, messieurs, j’ai ici les textes qui établissent que non seulement on peut être envoyé en camp de travail correctif par mesure administrative, mais qui établissent les organismes administratifs qualifiés pour prendre cette mesure. En particulier, j’ai ici le texte qui crée le conseil spécial, conseil spécial ayant qualité pour envoyer, pour un délai de cinq ans, c’est la loi, en camp de travail correctif par mesure administrative.
Voilà, messieurs, ce que je tenais à dire dans l’essentiel sur ce procès.
[…]
Et je termine en disant ceci : il ne s’agit pas de décider sur le caractère de l’Union Soviétique. Je n’aurais jamais commis la folie de le proposer. Mes adversaires le répètent. Eh bien, qu’ils le répètent ! Il ne s’agit même pas de décider du caractère des camps de travail correctif. Ceci est du ressort de la Commission internationale d’enquête. Il s’agit de se prononcer sur des accusations précises qui ont été portées, et nous donnons, à ce propos, tous les éléments pour la discussion. Mais l’importance morale de cette affaire, c’est que précisément, la tâche essentielle, le devoir moral essentiel des anciens déportés, dont je suis, le devoir moral essentiel de tous mes camarades qui sont d’accord avec moi et qui ont constitué avec moi cette commission d’enquête, ce devoir moral essentiel est de ne pas nous taire quand une suspicion d’une telle nature que celle qui consiste à penser et à prétendre qu’un crime contre l’humanité de l’ordre de celui des camps de concentration est perpétré ; notre devoir moral est de ne pas nous taire, d’exiger la vérité, de poursuivre la lutte pour cette vérité.
David Rousset