Dans la moiteur de l’été austral, des centaines de milliers d’Argentines se sont rassemblées, mercredi 8 mars, à Buenos Aires, marchant du Congrès jusqu’à la Casa Rosada, le palais présidentiel, pour revendiquer leurs droits. Elles ont fait grève, elles ont crié leur colère, elles ont bruyamment envahi les rues, la plupart vêtues de noir, parfois accompagnées d’hommes. Comme un peu partout dans le monde, mais les femmes argentines sont aussi des fers de lance du mouvement féministe international.
Un des détonateurs de leur rébellion a été, début 2015, une vague vertigineuse de « féminicides » relatés dans la presse, mot qui désigne l’assassinat de femmes pour le simple fait d’être femmes. Angeles, Wanda, Lucia, Micaela et bien d’autres ont été retrouvées mortes, violées, souvent sauvagement torturées.
Un groupe de femmes, à l’origine des journalistes et des intellectuelles, forme alors le collectif « Ni una menos » (pas une de moins), s’inspirant du poème de la Mexicaine Susana Chavez, assassinée à Ciudad Juarez : « Ni una mujer menos, ni una víctima más » (pas une femme de moins, pas une victime de plus). Elles appellent à une grande marche pour dénoncer les violences faites aux femmes et réclamer au gouvernement des politiques publiques adéquates. Grâce aux réseaux sociaux, la mobilisation dépasse largement les attentes : quelque 300 000 Argentines descendent dans la rue le 3 juin 2015.
Cri de ralliement
« Ni una menos » devient un cri de ralliement dans tout le pays et se propage au Chili, en Uruguay et dans le reste de l’Amérique latine. Des revendications jusqu’alors ignorées s’imposent sur le devant de la scène, ralliant beaucoup de femmes qui, jusqu’alors, ne se sentaient pas concernées par le féminisme.
Le mouvement ne cesse de grandir et deux autres marches massives suivent. Le 19 octobre 2016, des centaines de milliers de femmes font une grève d’une heure, s’inspirant directement de l’exemple des féministes en Pologne. Puis, à nouveau, le 25 novembre 2016, pour la journée pour l’élimination des violences faites aux femmes.
En Argentine, les modes changent et la cruauté augmente. Certaines victimes sont brûlées, et ces derniers mois, plusieurs jeunes filles ont été empalées à mort. Les corps des victimes sont jetés, tels des ordures, dans des terrains vagues. Faute de statistiques officielles, ce sont des ONG qui recensent les assassinats de femmes : en 2016, la violence de genre emportait une femme toutes les trente heures. C’est toutes les dix-huit heures pour le début de 2017.
Sur les 322 féminicides enregistrés en 2016 par ces ONG, 87 % ont été commis par des hommes proches, maris ou fiancés, et 17 % des victimes avaient déjà porté plainte contre leur agresseur, sans que les autorités ne réagissent.
Cela explique que « Ni una menos » se soit imposé comme le principal mouvement social dans une Argentine en récession face à des hommes et des femmes politiques impliqués dans des scandales de corruption et des syndicats conciliants.
La lutte des femmes est une constante dans l’histoire argentine. Celle des Mères de la place de Mai pendant la dictature militaire (1976-1983), et celles des Grands-Mères de la place de Mai, pour retrouver leurs petits-enfants volés par les tortionnaires.
Ignoré par les médias, un rassemblement de femmes a lieu chaque année, depuis plus de trente ans, dans une province différente de l’Argentine. Durant un week-end, des dizaines de milliers de femmes de tout le pays et de toutes les classes sociales se retrouvent pour échanger leurs idées sur des thèmes économiques, sociaux et politiques qui les concernent. Elles étaient 100 000 à Rosario, dans le centre du pays, lors du dernier rassemblement, en octobre 2016.
Les fronts de lutte de « Ni Una Menos » se sont multipliés, contre les féminicides, mais aussi pour la parité dans le droit du travail et les salaires, et surtout pour le droit à l’avortement. Paradoxalement, l’IVG est toujours pénalisée alors que l’Argentine a ouvert le mariage et l’adoption aux couples de même sexe et a adopté une loi sur le changement de genre. La présidente péroniste Cristina Fernandez de Kirchner, première femme élue au suffrage universel en Argentine (2007-2015), n’a pris aucune initiative pour autoriser l’avortement et le président actuel, Mauricio Macri, s’est également toujours dit opposé à sa légalisation.
Inégalités d’accès aux terres
Sur l’autre rive du Rio de la Plata, en Uruguay, des centaines de femmes ont également manifesté, mercredi 8 mars, et ont fait grève, à Montevideo, à l’appel de la Coordination des féministes d’Uruguay, qui a reçu le soutien de l’unique centrale syndicale.
De même, de l’autre côté de la Cordillère des Andes, au Chili, des centaines de femmes ont participé à la commémoration de la Journée internationale des droits des femmes, avec une manifestation « toutes en silence », la bouche bâillonnée par un ruban violet, devant le palais du gouvernement.
Jusqu’au Paraguay, où des centaines de paysannes du Mouvement des sans-terre, ont réclamé, à Asuncion, la capitale, l’égalité entre hommes et femmes dans la propriété de la terre pour produire des aliments, dénonçant le fait que les institutions privilégient les hommes au moment d’accorder des terrains ou des crédits agricoles.
Le combat est difficile dans des nations profondément machistes et où l’Eglise est très puissante. Une vingtaine de personnes, dont 16 femmes, ont été arrêtées, jeudi 9 mars, à l’aube, à Buenos Aires, bien après la fin de la manifestation. Amnesty International a exprimé sa préoccupation à propos de ces arrestations « violentes et sans discernement ». A la veille du rassemblement féministe, mardi, six jeunes femmes avaient déjà été arrêtées et accusées de peindre des slogans sur les murs d’une banque et d’une église en faveur de « Ni una Menos ».
Conduites à un commissariat de police, elles y sont restées sans pouvoir communiquer avec leur famille pendant douze heures. L’une d’entre elles, Malena Nijensohn, 29 ans, ancienne élève du lycée français de Buenos Aires et étudiante en philosophie, raconte « qu’un groupe de jeunes hommes misogynes et ultra-catholiques a commencé à les insulter et à les menacer, se faisant passer pour des policiers. Immédiatement sont apparus une dizaine de policiers qui ont pris parti pour les agresseurs, qui avaient eux-mêmes déposé deux aérosols comme preuves du délit ». Elles ont finalement été libérées après avoir comparu devant le procureur Juan Rozas, qui les a accusées de délit grave.
Christine Legrand (Buenos Aires, correspondante)
Journaliste au Monde