Sur la carte, ils ne forment que sept petits carrés multicolores sur le fond bleu de l’Océan atlantique. Sept petits quadrilatères d’un centimètre de côté représentant chacun, en réalité, une zone de 625 kilomètres carrés destinés à la prospection pétrolière, au large des côtes brésiliennes, à la limite des eaux territoriales de la Guyane française.
Total sera l’une des deux compagnies, avec BP, à pouvoir explorer cette zone. L’entreprise française a obtenu du gouvernement brésilien en 2013 la concession de cinq blocs. Elle a identifié plusieurs endroits potentiels à forer. « Nous comptons en démarrer deux dans un premier temps, à 1 900 mètres et 2 400 mètres de profondeur, dès que les autorisations du gouvernement brésilien seront définitives », explique le porte-parole du pétrolier.
Le dossier est instruit par Ibama, l’Institut brésilien de l’environnement et des ressources naturelles renouvelables, sous l’autorité du ministère de l’environnement. Total espère produire des centaines de milliers de barils quotidiens. Problème : l’exploitation pourrait mettre en péril des écosystèmes fragiles et précieux. Un récif corallien insoupçonné et récemment révélé par les scientifiques se situe à tout juste une vingtaine de kilomètres des futurs puits de forage. La région côtière de l’Amazonie abrite quant à elle une faune et une flore exceptionnelles.
Risque de fuites et d’accidents
Les populations locales et les écologistes redoutent les fuites ou accidents de pétrole qui seraient fatales pour ces biodiversités. Greenpeace a fait de ce dossier sa priorité. Depuis le 27 mars, l’ONG multiplie les actions contre Total ; 3 000 litres de mélasse, symbolisant une marée noire, ont été répandus devant le siège de la compagnie à la Défense (Hauts-de-Seine). Le 1er avril, les militants devaient simuler des projets de forage devant des lieux symboliques en France, comme le Mont-Saint-Michel. Une pétition lancée en ligne « Sauvons le récif de l’Amazone » a recueilli plus de 860 000 signatures.
« Une fuite, même faible, pourrait mettre en danger le récif de l’Amazone, encore peu étudié, ainsi que les côtes de l’Etat brésilien d’Amapa et de la Guyane française », explique Edina Ifticene, chargée de campagne pour Greenpeace France.
L’organisation internationale a mobilisé son navire amiral l’Esperanza, début février, pour une mission d’exploration du récif corallien au large de l’Amazone avec les scientifiques brésiliens qui avaient révélé dans la revue Nature en avril 2016 l’existence de ces coraux. Pour ces chercheurs, le projet de Total menace directement leur découverte. « S’il y a un accident, une fuite, le pétrole détruira le récif, il faut en faire une zone protégée », insistait Ronaldo Francini Filho, professeur de biologie marine à l’université de l’Etat de Paraïba.
Toute l’activité de pêche, le long de la côte brésilienne, pourrait également être atteinte. « On a entendu parler du projet pétrolier dès 2013, mais on manque d’informations », témoigne Pedro Aloisio Pitar, le président de l’association locale des pêcheurs de Calçoene, petite ville de moins de 10 000 habitants dans l’Etat d’Amapa.
Biodiversité exceptionnelle
Au nord de l’Etat, à la frontière avec la Guyane française, Ricardo Motta, le directeur du parc national de Cabo Orange qui abrite dans ses mangroves et forêts, 358 espèces d’oiseaux, jaguars, paresseux, tamanoirs, loutres, tatous et autres singes ou jararaca (serpent de la famille des vipéridés), ne croit guère les compagnies pétrolières quand elles avancent que les courants, en cas de catastrophe, emmèneraient le pétrole loin des côtes.
« Ils nous disent que cela partirait vers la Guyane, les Caraïbes, mais on ne peut jamais savoir ce qui se passera réellement. J’ai déjà récupéré, ici dans le parc, des éléments de fusée lancée par la base française de Kourou, en Guyane, tombé dans l’océan et ramené ici par les courants, raconte Ricardo Motta. Le parc ne présente aucun relief, juste la mangrove et la forêt. En cas d’accident en mer, les importantes amplitudes de marée emporteraient le pétrole loin dans les terres, et celui-ci resterait dans la vase, la terre, les racines, impossible à enlever. La catastrophe serait considérable. ». Le directeur du parc redoute le chantage économique et social des compagnies pétrolières, dans un pays en crise, avec ses 13 millions de chômeurs.
Dans sa petite mairie d’Oiapoque, au nord du parc de Cabo Orange, Maria Orlanda revendique, justement, l’intérêt pour l’emploi du projet pétrolier. « On sait qu’il y a des compagnies pétrolières qui prospectent, c’est un gros avantage, cela peut apporter de l’argent et du travail », se félicite la maire de cette ville de près de 35 000 habitants, membre du PTdoB, le Parti travailliste du Brésil.
Pourtant, les compagnies pétrolières ne se sont jamais engagées à fournir des emplois dans cette région. La main-d’œuvre spécialisée viendra d’ailleurs et le va-et-vient des bateaux ou des navires concernera le port de Belém, à plusieurs centaines de kilomètres plus au sud.
Relation étroite avec l’océan
A quelques dizaines de mètres de la mairie d’Oiapoque siège l’Institut de recherche et de formation indigène. Plusieurs responsables de villages y préparent l’assemblée annuelle qui devait réunir 200 représentants des peuples indigènes de la région, Karipuna, Palikur, (Galibi)-Kali’na…
« L’information sur des forages en mer circule de village en village depuis longtemps, mais on nous dit que c’est loin, qu’il n’y a aucun risque. Ici, avec l’augmentation de la population, nous essayons d’améliorer nos productions agricoles avec l’agroforesterie et notre pêche », témoigne Gilberto Laparra, président du Conseil des peuples indigènes d’Oiapoque. Habitant le petit village de Kuahi, l’homme de 46 ans aimerait que BP et Total se rendent dans les communautés locales, car « la mer pénètre dans les rivières et touche les villages les plus éloignés. Nous vivons en relation étroite avec l’océan, il faut qu’ils voient cela de leurs propres yeux ».
Dans le rapport sur les impacts environnementaux transmis par Total à Ibama en juin 2016, le pétrolier présente différents scénarios et leurs conséquences, notamment sur la biodiversité, les qualités de l’eau et de l’air, les activités de pêche. Le groupe français évoque aussi les risques d’accidents, sur les plates-formes elles-mêmes ou sur les nombreux pétroliers qui croiseront dans la zone. Total récuse l’hypothèse que le pétrole puisse atteindre les côtes brésiliennes en cas de fuite d’un puits, mais admet que la collision et le naufrage de navires entre les plates-formes et le port – Belém ayant été retenu comme base arrière – puisse entraîner une nappe touchant le rivage.
« Il ne faut pas oublier que l’accident, ce sont des conséquences environnementales, mais aussi un risque financier énorme pour l’entreprise », insiste un porte-parole du groupe. La catastrophe dans le Golfe du Mexique de la plate-forme Deepwater Horizon, en avril 2010, aurait coûté plus de 60 milliards de dollars (56 milliards d’euros) à la compagnie anglaise BP. Si Total met en avant son savoir-faire quant aux forages en eaux profondes, il lui faut quand même rassurer les autorités. Le gouvernement brésilien connaît bien et supporte les activités de Petrobras, le géant national avec lequel Total ne compte pas moins de seize projets internationaux.
La compagnie nourrit aussi des projets dans les eaux françaises, sans succès jusqu’alors. « On a aussi des blocs en Guyane française, mais pas l’autorisation d’y explorer. Le Brésil nous autorise à le faire, pas la France », explique encore Total. La ministre de l’environnement et de l’énergie française confirme. « Total a fait des demandes d’autorisation de forage qui ont donné lieu à un bras de fer entre le ministère de l’économie et le mien, mais je ne signerai pas. Il est très important de préserver ces écosystèmes, déjà menacés par le réchauffement climatique », assure Ségolène Royal, qui souhaiterait inscrire les récifs coralliens de la région côtière amazonienne au patrimoine de l’humanité.
Rémi Barroux (État d’Amapa (Brésil), envoyé spécial)
Journaliste au Monde
* LE MONDE | 31.03.2017 à 09h28 • Mis à jour le 31.03.2017 à 17h31 :
http://www.lemonde.fr/planete/article/2017/03/31/au-bresil-mangrove-foret-peche-et-coraux-menaces-par-les-projets-petroliers-de-total_5103677_3244.html
Un improbable récif corallien au large de l’Amazone
Les scientifiques et les ONG redoutent la menace de projets pétroliers sur cet écosystème dont on ne soupçonnait pas la richesse.
A peine l’habitacle du petit sous-marin ouvert, Ronaldo Francini Filho, professeur de biologie marine à l’université de l’Etat de Paraïba, décrit les poissons et les coraux, toutes les richesses aperçues dans le faisceau du projecteur du submersible de poche, plongé à quelque cent mètres de profondeur. La descente a eu lieu à 200 kilomètres des côtes brésiliennes, au niveau de l’embouchure de l’Amazone. Le navire amiral de la flotte de Greenpeace, l’Esperanza, s’est positionné là du 24 janvier au 11 février pour permettre à quatre scientifiques brésiliens d’explorer un récif corallien improbable, qui s’étend sur 9 500 km2 au large des Etats du Maranhao, du Para et d’Amapa, jusqu’à la Guyane française.
Ronaldo Francini Filho décrit les éponges, les coraux, les rhodolithes – nodules ou concrétions calcaires issues d’algues calcifiées – qui parsèment le fond. Celui-ci est, la plupart du temps, constitué de petites dunes de sable formées et déformées par les courants, forts et nombreux dans ces eaux agitées par le flux de l’Amazone, un débit de 300 000 m3 par seconde qui entraîne les sédiments du fleuve jusqu’à plusieurs centaines de kilomètres dans la mer.
Poissons-anges, perroquets, soldats
Crevettes, petits crabes, poissons typiques des récifs coralliens – poissons-anges, balistes, poissons-perroquets multicolores, holocentridés aussi appelés « poissons-soldats » aux teintes orangées – et même une immense raie manta, venue danser autour du petit sous-marin rouge à peine plus grand que ses 3 mètres d’envergure, complètent le tableau de cet écosystème inédit. « Des dizaines de poissons n’étaient pas référencés dans cette zone, dont des espèces protégées, et je suis sûr d’avoir vu une espèce inconnue de poisson-papillon, affirme Ronaldo Francini Filho. Nous sommes au début de l’aventure. »
Celle-ci a commencé bien des années auparavant. Dès le milieu des années 1970, un navire de recherche scientifique américain avait remarqué, dans cette zone, la présence de poissons typiques des écosystèmes coralliens. Mais cette découverte n’avait pas ébranlé les autorités brésiliennes, alors en pleine dictature militaire. Il a fallu attendre les années 2010 pour que les chercheurs s’intéressent de nouveau au supposé récif.
Son existence n’a été révélée qu’en avril 2016 dans un article signé par une quarantaine de chercheurs brésiliens et américains, dans la revue Science. Mais jamais encore une plongée n’avait permis de l’observer de près et de le documenter plus précisément.
Cet ensemble corallien bouleverse l’état des connaissances. Pour les scientifiques, les conditions d’un estuaire étaient peu propices à son développement. Les eaux troubles cachent la lumière et empêchent la photosynthèse des très petites algues qui prodiguent les nutriments indispensables à la croissance des coraux. Elles sont aussi moins iodées à cause de l’apport du fleuve.
« Perturbations anthropiques très fortes »
« Dans mes cours à l’université, j’apprends aux étudiants que les récifs coralliens ne peuvent pas se développer à proximité des grands fleuves, type Amazone, Gange… », confirme Mehdi Adjeroud, directeur de recherche à l’Institut de recherche et de développement (IRD), spécialiste de l’écologie des coraux des récifs de l’Indo-Pacifique. « Mais il se peut que certaines espèces de coraux particulièrement résistants à la sédimentation, à la turbidité et aux dessalures puissent se développer dans ces embouchures et construire des récifs », ajoute-t-il.
Cette révélation prend aujourd’hui une dimension particulière car la menace contre les récifs coralliens n’a cessé d’augmenter avec le réchauffement climatique et les activités humaines. « La situation est très préoccupante dans certaines régions, comme le Sud-Est asiatique et les Caraïbes, avec des perturbations anthropiques très fortes. Les récifs y ont été dégradés depuis quatre décennies et les algues y ont remplacé les coraux », explique Mehdi Adjeroud. La Grande Barrière de corail, en Australie, est victime d’un phénomène de blanchissement particulièrement préoccupant.
« Comme les récifs coralliens sont en déclin dans le monde, il est indispensable de comprendre quels organismes peuvent tolérer des conditions plus dures », estime Rebecca Albright, océanographe et spécialiste des coraux à l’université des sciences de Californie.
Cette biodiversité inattendue ouvre des perspectives scientifiques. « En l’absence de photosynthèse, il est probable que la production de bactéries se fasse à partir de chimiosynthèse. Elles tirent leur énergie de l’oxydation de composés minéraux. C’est un apport important pour travailler sur les microbes, pour produire par exemple des antibiotiques. En Asie et en Europe, la recherche médicale travaille déjà sur ces matériaux marins », explique Fabiano Thompson, océanographe et spécialiste en microbiologie marine de l’université fédérale de Rio de Janeiro.
« Nous devons choisir »
Durant l’expédition, moins de 10 % du récif a pu être exploré, au cours d’une dizaine de plongées. Greenpeace et les scientifiques avaient assuré les autorités brésiliennes qu’aucun prélèvement ne serait effectué – c’était la condition pour que l’Esperanza puisse opérer dans les eaux territoriales. Le deuxième jour de la mission, le navire a dû faire demi-tour, la marine nationale ayant changé d’avis. Après de nouvelles négociations, le petit submersible a pu reprendre ses plongées.
Kenneth Lowyck pilote pour Greenpeace le sous-marin d’exploration, le 28 janvier.
Si l’ONG a mobilisé tous ces moyens, c’est qu’elle redoute des projets de prospection pétrolière de la part des compagnies Total et BP au nord de la zone, à la limite des eaux territoriales de la Guyane française, qui mettraient en péril le récif et ses précieux services. « Les coraux sont source de nourriture, de protection côtière contre la houle océanique, de tourisme et d’activités récréatives. 500 millions de personnes en profitent à travers le monde », rappelle Mehdi Adjeroud. Greenpeace a lancé une campagne internationale. Le 20 mars, plus de 753 000 personnes avaient signé la pétition « Sauvons le récif de l’Amazone ».
« Nous devons choisir », résume Randolfe Rodrigues, sénateur de l’Etat d’Amapa et membre du parti Rede Sustentabilidade de Marina Silva – ministre de l’environnement de 2003 à 2008 –, venu rendre visite à Greenpeace et aux scientifiques brésiliens sur l’Esperanza : « Les coraux sont là, nous les avons ; le pétrole, c’est un avenir incertain et nous avons vécu de mauvaises expériences avec l’exploitation du manganèse dans les années 1940 ou, plus récemment, celle du soja. Notre développement doit se faire en préservant l’environnement. » Les scientifiques se donnent quelques mois pour exploiter tous les enseignements de la campagne.
Rémi Barroux (Estuaire de l’Amazone, Brésil)
Journaliste au Monde
* LE MONDE | 20.03.2017 à 10h48 • Mis à jour le 20.03.2017 à 11h32 :
http://abonnes.lemonde.fr/biodiversite/article/2017/03/20/un-improbable-recif-corallien-au-large-de-l-amazone_5097464_1652692.html
Une plongée extraordinaire au-dessus du récif corallien de l’Amazone
Notre journaliste a embarqué avec Greenpeace à la découverte d’un massif corallien de 9 500 km2 menacé par des projets pétroliers.
Surtout, rester calme. Se rappeler que la manette verte, à gauche, permet de corriger l’oxygène. Mais qu’il ne faut surtout pas s’en servir. La noire, c’est pour la pression qui doit rester négative dans le minuscule habitacle du sous-marin qui m’entraîne, ce lundi 30 janvier, à une centaine de mètres de fond, au large de l’Amazone, à la découverte d’un récif corallien, tout juste mis à jour mais déjà menacé par des projets pétroliers.
Depuis une semaine, le navire amiral de la flotte de l’organisation internationale Greenpeace, l’Esperanza, vogue sur l’océan, au-dessus de ce qui semble être une incroyable découverte, un massif s’étendant sur un millier de kilomètres, à quelque 200 à 300 kilomètres des côtes brésiliennes, au large des Etats du Maranhão, du Para et d’Amapa, jusqu’à la frontière avec la Guyane française.
A son bord, quatre scientifiques brésiliens, qui font partie de la nombreuse équipe ayant mis à jour cette découverte, par un article dans la revue Science en avril 2016, les membres de l’équipage, très international, du navire de Greenpeace, des militants brésiliens de l’organisation, les techniciens de la société canadienne Nuytco Research en charge des sous-marins et deux journalistes (du New York Times et du Monde).
Depuis le 24 janvier 2017, le navire amiral de la flotte de Greenpeace, l’« Esperanza », navigue au large de l’Amazone et des côtes brésiliennes à la découverte d’un récif corallien.
95 mètres sous l’« Esperanza »
Deux autres leviers, rouges, permettent de libérer des lests en plomb pour remonter en urgence, si le pilote se trouve dans l’incapacité de le faire. Et si cela ne fonctionne pas, sous les fesses, encore une poignée à tourner. Et puis pomper au moyen d’un levier coincé entre les jambes. Pour libérer l’air des ballasts. L’extincteur est derrière la tête. Difficile d’attraper la goupille et de la déclencher, d’autant qu’on ne peut absolument pas se retourner.
Pas de panique, de la vingtaine de consignes qu’il a fallu apprendre durant deux séances de formation, distillées en anglais avec de nombreux termes techniques qui me faisaient parfois douter d’une bonne compréhension, je n’aurais à me servir que de quelques-unes. Car le pilote, Kenneth Lowyck, très expérimenté, est en charge de la plupart des manœuvres.
Au cas où, a quand même insisté l’ingénieur canadien, Jeff Rozon, « le pied droit permet de diriger le sous-marin, droite-gauche, de le faire avancer et reculer, le pied gauche commande la remontée ou la plongée ». A condition que le pilote me passe les commandes. En cas d’accident, s’il se trouve mal, il faudra me rappeler de toutes les manœuvres d’urgence.
Seuls les courants, très forts, rendent difficile la stabilisation du sous-marin. Nous sommes posés sur le fond, 95 mètres en dessous de l’Esperanza qui nous accompagne en surface. Toutes les quinze minutes, le capitaine et l’équipe composée des ingénieurs de la société canadienne, des scientifiques brésiliens et des responsables de Greenpeace nous demandent de vérifier l’état de la pression : – 1 psi, unité anglo-saxonne, « pound-force per square inch » (livre-force par pouce carré).
Cette pression négative permet de mieux sceller le dôme en verre, qui enveloppe ma tête, au sous-marin, et de vérifier son étanchéité. La deuxième mesure à transmettre à la surface concerne l’oxygène : sa part, de 20,8 % dans l’air au début de la plongée est montée à 22 %. « Il ne faut pas que ce pourcentage sorte d’une fourchette de 19 % à 21,8 % », a insisté Jeff Rozon. Si tel était le cas, le bateau me demanderait d’agir. Enfin, troisième contrôle, il faut placer les mains devant deux petites souffleries d’air et annoncer qu’elles fonctionnent.
Immense raie manta
Puis, le contact avec l’Esperanza est à nouveau coupé. Seuls les bruits continus du moteur du sous-marin, ainsi que ceux du déclenchement du bras articulé, permettant de filmer et de prendre des photos, envahissent l’habitacle. Le crachotement dans le casque indique que Kenneth me signale quelque chose. S’il pilote le sous-marin et le bras articulé, c’est à moi de déclencher le laser, de filmer et de prendre les photos, en zoomant si nécessaire.
Nul besoin de zoom pour saisir l’immense raie manta, quelque trois mètres d’envergure, qui vient de passer devant nos yeux. Volant gracieusement dans les eaux profondes, elle nous observe, étonnée d’une présence humaine jusque-là inconnue dans cette zone. Elle tourne autour du petit submersible rouge, comme les nombreux poissons qui peuplent la zone, en particulier des labres – il existe quelque 500 espèces de « labridae » –, dont l’éclair argenté traverse incessamment la lumière de notre projecteur.
Mais peu de coraux. Un cordon blanc de quelques dizaines de centimètres s’agite dans le courant, ancré au sol. C’est un « black coral », expliquera ensuite Ronaldo Francini Filho, professeur de biologie marine à l’université de l’Etat de Paraiba. Devant nos yeux, à perte de vue, enfin à la dizaine de mètres de visibilité qu’autorise la faible luminosité, des rhodolites (nodules ou concrétions calcaires issues d’algues calcifiées) ornent les ondulations du sol, telles des vaguelettes formées par les courants.
« Nous en savons moins sur l’océan que sur Mars »
Après plus de 1 h 30 passée au fond, il est temps de remonter. Les manœuvres restent impressionnantes, avec l’agile plongeur, Texas, militant canadien, qui doit décrocher ou accrocher le filin qui permettra au bateau de nous tracter jusqu’à lui. Autour de nous, outre Texas qui en profite pour nous filmer sous l’eau, l’un des nombreux zodiacs embarqués sur l’Esperanza tourne pour assurer la sécurité de la manœuvre et récupérer le plongeur.
Après les fonds océaniques, nous voici dans les airs. Une dernière secousse quand le sous-marin se pose sur le pont et Jeff Heaton, qui supervise les manœuvres pour Nuytco, me demande d’assurer les ultimes manipulations : inverser la pression dans l’habitacle afin qu’elle ne soit plus négative et que l’on puisse ouvrir le dôme en verre. Puis déverrouiller celui-ci, quatre dernières manettes à tourner.
L’air libre s’engouffre dès le couvercle soulevé et tous les membres de l’équipage, les scientifiques applaudissent. Comme à chaque plongée, heureux que tout se soit bien déroulé, satisfaits des images que le sous-marin remonte à chaque descente. Congratulations, tapes dans le dos, embrassades, on a l’impression de revenir d’une planète lointaine.
« Mais nous en savons moins sur l’océan, sur cette zone en particulier, que sur Mars, ne cesse de répéter Fabiano Thompson, océanographe et professeur de microbiologie à l’université fédérale de Rio de Janeiro. A l’issue de cette mission, avec Greenpeace, nous connaîtrons encore moins de 10 % de ce récif corallien. »
Richesse de la biodiversité
Si les images ramenées ce lundi semblent moins intéressantes que celles des jours précédents, elles représentent pour ces scientifiques la preuve indéniable de la richesse de la biodiversité de cette zone. Et pour eux comme pour Greenpeace, la nécessité urgente de la protéger contre les projets pétroliers déjà recensés, la plupart au nord de cette aire qui couvre près de 10 000 km2.
Depuis une semaine, l’ancien bateau d’expédition et de lutte contre les incendies de la marine russe, de 72 mètres de long, construit en 1984 et acquis par Greenpeace, a parcouru quelque 1 200 km. Cherchant vers le Sud, ou vers l’Ouest, de nouveaux fonds propices à la plongée. Lundi, l’Esperanza était à 220 km des côtes. En près de deux heures, dans le petit submersible, nous n’avons parcouru qu’à peine 3 kilomètres, ballottés par les courants. La veille comme l’avant-veille, toutes les plongées avaient été supprimées, la force des vents et des courants, l’importance des vagues rendant périlleuse toute tentative.
« Nous ne savons jamais ce que nous allons trouver en descendant, nous essayons parfois de tester en descendant une caméra avant, mais toute information recueillie nous permet de documenter ce récif », explique Ronaldo Francini Filho. Lors de la première plongée de cette mission, qu’il a effectuée vendredi 27 janvier, Ronaldo s’est enthousiasmé des nombreuses espèces rencontrées, éponges, coraux, poissons, crevettes, crabes et langoustes. « Je suis presque sûr d’avoir identifié deux nouvelles espèces de poissons papillons », racontait-il, excité comme un gamin, à l’issue de ce premier plongeon sur le récif corallien de l’Amazone.
Rémi Barroux (Océan atlantique, au large de l’Amazone, envoyé spécial)
Journaliste au Monde
* LE MONDE | 01.02.2017 à 11h20 • Mis à jour le 01.02.2017 à 14h45 :
http://www.lemonde.fr/planete/article/2017/02/01/une-plongee-extraordinaire-au-dessus-du-recif-corallien-de-l-amazone_5072635_3244.html