Alors que se multiplient les écrits consacrés au centenaire des « révolutions russes », février-octobre 1917, l’utilité de publier, à nouveau, cette contribution de Victor Serge, datée de juillet-août 1947, relève de l’évidence. Victor Serge disparut le 17 novembre 1947, à Mexico. Ce texte fut publié, en novembre 1947, dans La Révolution prolétarienne – « revue syndicaliste révolutionnaire » comme qualifiée depuis 1930. Elle avait été et fondée en 1925 par Pierre Monatte avec la dénomination « revue syndicaliste communiste ». La Révolution prolétarienne a été interrompue en 1939 et relancée en 1947. Selon Jean Rière, il s’agit du dernier texte de Victor Serge publié par cette revue qui « par la suite fit pratiquement silence sur l’homme et l’œuvre… ».
Jean Rière et Jil Silberstein ont réuni, en 2001, dans la collection Bouquins, Ed. R. Laffont, les Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques – 1908-1947 de Victor Serge (1046 pages). La version établie par Jean Rière des Mémoires d’un révolutionnaire diffère de la première édition de 1951. Elle traduit au plus près les étapes et les versions – depuis 1938 – de l’élaboration de cet ouvrage d’importance.
Pour situer l’étape de la réflexion politique de Victor Serge en 1947, il est utile de rappeler le contexte dans lequel il publie ce bilan intitulé « Trente ans après la Révolution russe ». Ce texte a été, à tort, présenté comme « une postface inédite » à L’An I de la Révolution russe paru en français en 1930. Un ouvrage rédigé à Leningrad entre 1925 et 1928, alors que Victor Serge s’affrontait à la montée et consolidation du stalinisme.
En 1941, Victor Serge (avec son fils Vlady) – suite à une chasse désespérée pour l’obtention d’un visa et surveillé par les services du FBI — arrive en Martinique, où il est incarcéré. De là, il se rend en République dominicaine, puis à Haïti dont il est refoulé. A Cuba, il est aussi emprisonné. Six mois lui ont été nécessaires pour arriver à Mexico. Durant toute cette période de gigantesques chambardements internationaux, il n’a cessé d’écrire et de suivre les développements politiques et militaires. En République dominicaine, il rédige un ouvrage en espagnol Hitler contra Stalin. Sous-titré : La phase décisive de la guerre mondiale. Il est resté inédit en français.
Durant ces années, au sein du groupe Socialismo y Libertad, il aborde : « la question fondamentale pour lui des perspectives de la lutte pour un socialisme véritable », pour citer l’excellente contribution de Susan Weissman : Dissident dans la révolution. Victor Serge, une biographie politique (Ed. Syllepse, 2006, 478 p. ; traduit de l’anglais, Ed. Verso, 2001). S. Weissman ajoute : « Au cours de cette période charnière, la pensée de Serge est intimement liée à son analyse de la nature du stalinisme. […] Serge étudie l’Union soviétique à la lumière de la nouvelle configuration mondiale. » Il teste les différentes analyses critiques radicales de l’URSS stalinienne et s’accroche à élucider la structure sociale soviétique. « Il estime qu’elle [l’Union soviétique et « son régime totalitaire ») poursuivra son cours antisocialiste sans concéder la moindre réforme démocratique. » (Weissman, p. 379)
Il faut rappeler que, dans le chapitre 9 des Mémoires d’un révolutionnaire, Victor Serge, dès 1936, exprime clairement son désaccord avec Trotsky, entre autres : « sur d’importantes questions de l’histoire de la révolution ; il [Trotsky] refusait d’admettre que dans le terrible épisode de Cronstadt de 1921, les responsabilités du Comité central bolchevik eussent été énormes ; que la répression qui s’ensuivit fut inutilement barbare ; que l’établissement de la Tchéka (devenue plus tard le Guépéou), avec ses méthodes d’inquisition secrète, fut de la part des dirigeants une lourde erreur incompatible avec la mentalité socialiste. Sur les problèmes de l’actualité russe, je reconnaissais à Trotski une clairvoyance et des intuitions étonnantes. J’avais obtenu de lui, au moment où il écrivait La Révolution trahie [texte traduit par Serge, sur demande de Trotsky, et publié en français chez Grasset en 1936], qu’il inscrivit au programme de l’opposition la liberté des partis soviétiques [autrement dit représentés dans les soviets]. Je le voyais mêler aux éclairs d’une haute intelligence les schématismes systématiques du bolchevisme d’autrefois dont il croyait la résurrection inévitable en tous pays. Je comprenais son raidissement de dernier survivant d’une génération de géants, mais convaincu que les grandes traditions historiques ne continuent que par des renouvellements, je pensais que le socialisme doit aussi se renouveler dans le monde présent et que ce doit être par l’abandon de la tradition autoritaire et intolérante du marxisme russe du début de ce siècle. »
Serge a ajouté, sous forme manuscrite, en vue d’une nouvelle version, le passage transcrit par Jean Rière : [Le seul problème que la Russie rouge de 1917-1927 n’ait jamais su poser est celui de la liberté, la seule déclaration indispensable que le gouvernement soviétique n’ait pas faite est celle des droits de l’homme. J’exposais ces idées dans des articles publiés à Paris et à New York… »] « Le Vieux », soit Trotsky, « déplorablement informé par des adeptes plus bornés que compréhensifs », attaqua à ce propos Serge. Ce dernier concluait : « Il y a une logique naturelle de la contagion par le combat ; la Révolution russe continua ainsi, malgré elle, certaines traditions néfastes du despotisme qu’elle venait d’abattre… ».
Ces quelques notes introductives devraient permettre de mieux situer le « bilan » – daté, par définition – établi par Victor Serge, il y a 70 ans.
Charles André Udry