MANIFESTE POUR UNE RECHERCHE SCIENTIFIQUE RESPONSABLE
Constatant en préambule que :
>> L’ampleur et l’irréversibilité des interdépendances créées entre les êtres humains, entre les sociétés et entre l’humanité et la biosphère constituent une situation radicalement nouvelle dans l’histoire de l’humanité, qui exige une réponse globale et urgente.
>> Face aux risques sanitaires et écologiques, nos sociétés sont devenues des sociétés à irresponsabilité illimitée :
> Irresponsabilité des États, enfermés dans une vision dépassée de leur souveraineté et plus préoccupés par des compétitions économiques, policières et militaires que par le bien commun des populations ;
> Irresponsabilité des entreprises, dont les préoccupations vont quasi-exclusivement vers les profits, en s’exonérant de toute responsabilité dès lors que la connaissance des risques est insuffisante ou occultée, et en s’affranchissant de tout contrôle par les citoyens ou les États ;
> Irresponsabilité des décideurs institutionnels et politiques, et de tous ceux qui prennent des décisions non éthiques ou allant à l’encontre de la santé des populations et de la protection de l’environnement, niant les nombreuses incertitudes en se réfugiant derrière l’avis d’experts savamment choisis – mais rarement indépendants – tout en faisant fi de la richesse et de la diversité des savoirs ;
> Irresponsabilité des chercheurs, qui estiment que leur responsabilité n’est engagée ni comme scientifiques, ni comme experts.
Considérant ensuite, d’une part, que :
>> La fuite en avant économique actuelle génère à échelle globale une course irraisonnée aux contrats de recherche – avec pour corollaire une instrumentalisation de la science – et surtout une surenchère de technologies, sous couvert de promesses d’innovations porteuses de compétitivité et de croissance et sans en interroger la pertinence et les conséquences ;
>>Dans le système de compétition exacerbée qu’est devenu le monde de la recherche, les chercheurs et enseignants-chercheurs sont pris dans une lutte de tous les instants pour obtenir des postes, des étudiants, des financements et la publication de leurs travaux ;
>> Le chercheur se trouve alors dépossédé des moyens d’exercer son métier et finalement déresponsabilisé : il tend à devenir un rouage de la vaste machine qui est la technoscience* ;
>> La société civile, quant à elle, se trouve dépossédée des choix sur son devenir et sur celui de la biosphère.
Considérant d’autre part que :
>> Historiquement déjà, la recherche s’est en partie développée dans le cadre d’une quête de la « connaissance pour la connaissance » et de la « liberté du chercheur », revendiquant son irresponsabilité quant aux usages et conséquences des connaissances développées ;
>> Ceci renvoie à l’existence postulée d’une science neutre et de chercheurs indépendants et à la croyance que science et chercheurs, quoi qu’ils fassent, contribuent par essence au progrès de l’humanité ;
>> Cette revendication d’irresponsabilité, avec référence implicite à des temps anciens perçus comme plus favorables, est aujourd’hui reprise à leur compte par certains chercheurs pour tenter de se sortir de l’étau dans lequel ils se trouvent pris.
Considérant enfin que :
>> Cette conception de la science a permis historiquement et permet aujourd’hui plus que jamais aux acteurs dominants, aux classes et aux nations dominantes, de contrôler l’orientation et l’utilisation de la science. En contrepartie, les chercheurs obtiennent la reconnaissance sociale de leur profession, l’octroi d’un certain degré d’auto-organisation et une protection de fait face aux conflits d’intérêts et aux dégâts imputables à leurs travaux ;
>> Ce pacte faustien a pour conséquence une recherche irresponsable vis-à-vis de la société puisque, n’ayant pas pour objectif premier le bien commun, la recherche encourage une fuite en avant des technosciences et nous entraîne dans une impasse sociale et écologique globale porteuse de menaces considérables pour la survie même de l’humanité.
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Nous refusons cette conception de la science qui permet son irresponsabilité revendiquée, tout autant que le système d’organisation actuel de la recherche qui contribue à la déresponsabilisation des chercheurs.
Nous récusons l’affirmation selon laquelle les dégâts créés par la technoscience seront mécaniquement corrigés par les développements ultérieurs de cette même technoscience.
Nous dénonçons l’impunité dont bénéficient de fait ceux qui, pour obtenir des financements de recherche, mettent systématiquement en avant les seules promesses d’une innovation, sans se soucier des risques et conséquences négatives. Nous regrettons l’absence de dispositif institué qui supprimerait cette impunité et mettrait en cause la responsabilité des promoteurs d’innovations lorsqu’ils négligent ou minimisent ce qui ne serait que « dommage collatéral », que ces promoteurs soient de la sphère militaro-industrielle, de la recherche elle-même ou du politique. Nous considérons que les responsabilités sont imprescriptibles dès lors que les dégâts causés sont irréversibles.
Nous affirmons que la responsabilité de chacun est à proportion de ses avoirs, de son pouvoir et de son savoir et que nul ne peut s’exonérer de sa responsabilité, au nom de son impuissance s’il n’a fait l’effort de s’unir à d’autres, ou au nom de son ignorance s’il n’a fait l’effort de s’informer. À ce titre, le chercheur est un acteur pleinement responsable et non un rouage impuissant.
En conséquence, nous demandons que les chercheurs et les institutions scientifiques admettent leurs co-responsabilités dans un développement techno-industriel dont nous savons aujourd’hui qu’il met en péril l’avenir commun et qu’ils se rendent capables d’associer effectivement ceux qui se préoccupent de cet avenir à la question des orientations de la recherche et de leurs implications.
Nous appelons les chercheurs et leurs institutions :
>> à se revendiquer parties prenantes de la transition écologique et sociale vers des sociétés durables et de bien-être – ce qui passe par le développement d’un nouveau contrat entre la science et la société dont les maîtres-mots sont rigueur méthodologique, démocratisation et transparence des choix et des pratiques, participation et co-construction des connaissances, ayant pour conséquence l’orientation de priorités scientifiques destinées à permettre cette transition systémique.
>> à développer une recherche scientifique responsable qui se caractérise par :
> l’élaboration démocratique des objectifs généraux et du budget de la politique de recherche et d’innovation, ainsi que des priorités thématiques et de l’affectation des ressources aux acteurs de la recherche, ce qui suppose la création d’instances qui constituent de réels contre-pouvoirs et qui se dotent d’outils qui les rendent capables de cette mission, tels que les Conventions de Citoyens* ;
> le développement de la recherche participative* – au sens de co-construction de connaissances dans le cadre de collectifs porteurs d’une variété de savoirs et compétences, incluant des chercheurs et d’autres professionnels et acteurs de la société civile, ceci impliquant une profonde réorientation des financements sur des types variés de recherche et une refonte des mécanismes d’évaluation de l’activité des chercheurs et enseignants-chercheurs ;
> le soutien d’une activité de recherche non finalisée ;
> l’ouverture de l’expertise scientifique collective à des spécialistes de domaines (dont les sciences humaines et sociales) et positions différents, avec des exigences de rigueur des procédures et de non captation par les acteurs dominants. Cette expertise ne doit pas être confondue avec la question préalable – soumise à délibération démocratique en amont – de l’utilité sociale d’une innovation et de ses alternatives éventuelles ;
> l’autonomie et la réflexivité critique des chercheurs, leur capacité à discerner le sens politique des innovations technoscientifiques et les mécanismes de domination à l’œuvre, la reconnaissance de leur rôle voire leur devoir de lanceurs d’alerte*, par loyauté à l’égard de la société.
>> à s’orienter vers une recherche-développement dont la principale priorité aujourd’hui devrait être la mise en place de filières de production et de distribution durables.
Nous avons conscience que ce type de recherche, tournée vers l’intérêt général et dans laquelle les citoyens ont un rôle central, appelle de profonds changements tant dans la formation et les missions des chercheurs et enseignants-chercheurs, que dans le rôle et les fonctions des institutions de recherche ou dans les finalités des politiques de recherche.
En résumé, nous appelons à une recherche scientifique responsable – que nous considérons comme seule capable de rebâtir la confiance entre science et société et de faire que la science soit partie prenante d’une société durable et de bien-être.
Sciences Citoyennes