Je m’exprime ici à titre strictement personnel sur la situation politique française qui est à la fois pleine de dangers, d’espoirs, et extrêmement complexe.
Prenons la question par le tout, tout petit bout de la lorgnette, puisque c’est ainsi qu’elle nous est posée sur les réseaux sociaux : le NPA ne devrait-il pas retirer son candidat à la présidentielle, Philippe Poutou ? Ne devrait-il pas appeler à voter Jean-Luc Mélenchon ? Celui-ci n’aurait-il pas alors plus de chances de passer le premier tour et de battre Le Pen au second, donc d’abroger la loi travail, d’augmenter le SMIC et d’ouvrir une brèche dans l’UE austéritaire ?
Pour beaucoup de gens de gauche qui voient la situation politique en France de loin, par le biais des médias et des sondages, la réponse semble évidente : puisque les quatre favoris sont dans un mouchoir de poche, les 2 à 2,5% de Poutou pourraient faire la différence. Poutou a fait une bonne campagne, il a bien taclé Fillon et Le Pen dans le grand débat, le NPA a eu l’impact médiatique qu’il voulait ; ça suffit maintenant : qu’il retire son candidat et appelle à voter pour Mélenchon, en maintenant ses critiques. Ne pas le faire serait du sectarisme, dit-on.
Ce raisonnement ne tient pas debout
En réalité, ce raisonnement ne tient tout simplement pas debout. Ni du point de vue humain, ni du point de vue pratique, ni du point de vue de l’arithmétique électorale. De plus, il passe à côté du problème politique clé : le projet populiste bleu-blanc-rouge du Leader Jean-Luc Mélenchon est un obstacle au rassemblement de la gauche face à la droite et à l’extrême-droite, tant sur le plan social que sur le plan politique. Mais n’anticipons pas, commençons par le concret.
Du point de vue humain, à une semaine du scrutin (trois jours à présent) il est impossible sans sérieuse contrepartie d’arrêter d’un claquement de doigts des milliers de partisans qui sont à fond dans la campagne pour leurs idées et leur projet de société, qui ont consenti de gros sacrifices (notamment pour obtenir les parrainages nécessaires) et qui en cueillent les fruits en termes d’existence médiatique, de sympathie, de présence dans les meetings et d’adhésions.
Du point de pratique, les bulletins sont imprimés et rien ne pourrait empêcher les électeurs et électrices qui le souhaitent de voter en faveur de Philippe Poutou. En outre, si le NPA déclarait publiquement qu’il retire son candidat en faveur de JL Mélenchon, il ne serait pas sûr d’être remboursé pour ses frais de campagne (chaque candidat peut dépenser jusqu’à 800.000 Euros qui sont couverts par le budget de l’Etat sur présentation de factures). Qui prendrait un risque pareil ? Les conseilleurs, c’est le cas de le dire ici, ne sont pas les payeurs !
Le calcul est faux
Du point de vue de l’arithmétique électorale, enfin, le calcul est faux. Il y a une masse d’indécis. De plus, la sympathie dont bénéficie Philippe Poutou (et, dans un moindre mesure, Nathalie Arthaud) correspond à une radicalité bien présente dans la société française. Une radicalité qui, pour le dire simplement, ne se reconnaît absolument pas dans le drapeau bleu-blanc-rouge, la Marseillaise, le défilé militaire du 14 juillet, et les déclarations louches de JL Melenchon sur quantité de sujets – les travailleurs détachés, l’emploi de la bombe atomique, le soutien aux bombardements russes en Syrie, « l’honneur de l’uniforme porté par les policiers de la République », etc, etc…
Il est probable que les sympathisant-e-s de Poutou et d’Arthaud sont plus nombreux qu’indiqué dans les sondages. Il y a en effet pas mal de gens de gauche qui ont décidé de soutenir Mélenchon pour voter « utile » malgré leurs réticences, qui sont parfois très grandes. Si Poutou se retirait, que feraient ses électeurs ? La plupart voteraient LO, ou iraient à la pêche. Ils ne voteraient pas Mélenchon. Parce qu’ils n’aiment ni son programme, ni son style – pour ne pas parler de celui des Insoumis. Le candidat utile, pour eux, c’est Philippe Poutou. Il est utile parce qu’il leur permet de voter pour leurs idées. Ils ont bien raison : pourquoi devraient-ils s’écraser dès le premier tour ?! D’ailleurs, comment traiter d’ »inutile » un candidat ouvrier qui a envoyé Le Pen et Fillon au tapis devant six millions de téléspectateurs ?
Oui, l’unité est la question clé !
Prenons maintenant la lorgnette à l’endroit. Que voyons-nous ? Que l’unité du « peuple de gauche » contre la droite et l’extrême-droite après les élections sera la question clé dans tous les cas de figure. Ce sera évidemment la question clé si Macron ou Fillon l’emporte au second tour contre Le Pen car, dans les deux cas, une nouvelle offensive d’austérité très brutale sera lancée contre le monde du travail, la jeunesse, les femmes et les personnes d’origine étrangère. Mais ce serait aussi la question clé si, ô miracle, Jean-Luc Mélenchon devenait président de la République. Car alors, pour que des mesures de gauche substantielles puissent être appliquées, il faudrait 1°) gagner une majorité de gauche lors des législatives un mois après la présidentielles ; 2°) construire la résistance sociale la plus large, la plus unitaire, pour faire face à la contre-offensive intérieure et internationale. Cela ne s’improvise pas.
Cela s’improvise d’autant moins que la gauche française est très profondément divisée, voire décomposée. Le Front de Gauche qui réunissait le PCF, le PG et « Ensemble » a explosé. D’une part, le PCF voulait à tout prix maintenir sa vieille stratégie réformiste d’alliance avec le PS, parce que ses élus en dépendent. D’autre part, JL Mélenchon s’est inspiré de Podemos pour mettre sur pied un mouvement d’appui à sa candidature à la présidence – auquel on ne peut adhérer qu’individuellement, en acceptant les règles du jeu fixées par Mélenchon et ses fidèles – qui se présente comme un dépassement populiste de gauche des partis autour de la figure d’un leader charismatique de la Nation. Entre les deux, « Ensemble », la troisième composante, s’est retrouvée coincée, sans autre possibilité que l’appui à Mélenchon. Le PCF a fini par faire de même… mais Pierre Laurent a dû s’y reprendre à deux fois pour obtenir une majorité.
Entretemps, il est indiscutable que le projet de JL Mélenchon a rencontré un succès remarquable. Sa campagne créé même une dynamique réelle, porteuse d’un grand espoir. Les meetings de masse de la France Insoumise en témoignent. Pas question de rabaisser les mérites du candidat – c’est un excellent orateur. Ni ceux de son équipe – elle a le sens de la com’. Cependant, ce succès est en partie le résultat d’une conjoncture très particulière : entre les scandales qui éclaboussaient Le Pen-Fillon, d’une part, et le « trou d’air » de l’appareil social-démocrate battu à la primaire, d’autre part, Mélenchon est monté dans les sondages comme un ballon dans un courant d’air chaud. Tant mieux ! Mais c’est une grave illusion d’en déduire que la dynamique de la France Insoumise peut continuer à croître de façon linéaire au point de rendre superflue toute réflexion stratégique sur la politique d’alliances comme levier pour unifier « le peuple de gauche », et sur la plateforme nécessaire à cette unification.
Illusion sociale, illusion politique
C’est une illusion en premier lieu pour une raison sociale : l’affrontement qui vient en France avec la droite et l’extrême-droite se jouera en dernière instance dans la rue. Il ne pourra être gagné qu’en unifiant tou-te-s les exploité-e-s et les opprimé-e-s. Avec et sans papiers. Pas seulement « les Françaises et les Français ». Son discours laïcard et cocardier sur la Nation « une et indivisible » (« Je veux rendre la France aux Françaises et aux Français » !…), permet à Mélenchon de ratisser très large dans les urnes. Mais constitue un vrai problème du point de vue d’une stratégie d’unité dans les luttes sociales. L’internationalisme n’est pas un supplément d’âme en option : c’est une condition sine qua non pour une politique de gauche authentique.
C’est une illusion en deuxième lieu sur le plan politique. Mélenchon a phagocyté le Front de Gauche. Pour créer les Insoumis, il a même débranché le Parti de Gauche qu’il avait lui-même créé ! Sa pratique a semé et continue de semer une terrible division et beaucoup de ressentiments. La question est très concrète. Pour les législatives, la France Insoumise annonce dès maintenant qu’elle présentera des candidat-e-s contre des élus communistes sortants… Alors que le PCF soutient la campagne de Mélenchon ! Le but des Insoumis est en fait assez clair : à l’instar de Mitterrand, et sous couvert de « dépassement des partis », ils veulent casser le PCF. Ce n’est pas un secret : bon nombre de communistes ne peuvent plus voir Mélenchon en peinture. Vous avez dit « unité » ?
Mais la question politique clé est celle de l’attitude face à la base du PS. Un million deux cent mille électeurs ont désigné Benoît Hamon à la primaire. Un appel à gauche, une claque pour le social-libéralisme autoritaire de Valls et Hollande ! L’appareil social-démocrate a réagi en sabotant le candidat, voire en soutenant ouvertement Macron. Hamon a alors voulu composer avec les caciques, ce qui l’a fait chuter à 8% dans les sondages. Et que dit Mélenchon ? En substance, que c’est bien fait pour son concurrent, que ça prouve qu’il devait, lui Mélenchon, continuer en solo… Or, c’est un peu court. Car s’il est possible à la limite que JL Mélenchon passe au second tour sans l’appoint des électeurs socialistes qui cherchent une alternative, il est complètement exclu par contre que, sans eux, il gagne contre Macron. Et même probablement contre Fillon.
C’est Mélenchon qui a la clé
Si Mélenchon veut gagner, il doit changer de stratégie. Prendre une initiative pour rassembler le « peuple de gauche ». Proposer à ses partenaires potentiels un programme commun de gouvernement basé sur quelques mesures clés répondant à l’urgence sociale et écologique, un accord pour les législatives qui suivront les présidentielles, et une stratégie de mobilisation pour l’après-victoire. Il n’y a aucun obstacle insurmontable sur cette voie. D’abord parce que la France Insoumise, Hamon et le PCF ont en commun de prétendre offrir une alternative au social-libéralisme sans rejoindre l’extrême-gauche dans l’anticapitalisme. Ensuite parce que Mélenchon est le plus fort, de sorte qu’il est en position de dicter les lignes de force d’un accord dont il prendrait l’initiative.
Cette initiative donnerait au candidat de la France Insoumise une chance beaucoup plus grande d’être au second tour. Ce serait aussi la seule voie qui pourrait lui permettre, le cas échéant, de gagner ce second tour face à Macron ou à Fillon (il faut sortir de l’idée stéréotypée que Le Pen sera forcément au second tour : elle ne s’est pas remise de la punchline de Poutou sur « l’immunité ouvrière » !). C’est Mélenchon qui a la clé de la victoire.
Il a la clé mais il refuse de l’actionner. Chaque jour qui passe rend évidemment plus improbable qu’il le fasse. A l’heure où ces lignes sont écrites, il est donc à craindre que les chances d’empêcher une victoire de la droite au second tour de l’élection du Président de la République française soient en train de fondre comme neige au soleil. Parce que Philippe Poutou maintient sa candidature ? Non, parce que Mélenchon maintient sa stratégie pour être le caudillo d’une gauche populiste bleu-blanc-rouge au sein de laquelle les voix divergentes seront atomisées.
Voilà le vrai débat, le débat stratégique crucial pour la gauche. Celles et ceux qui crient « Haro sur Poutou » contribuent à l’escamoter, consciemment ou non.
Daniel Tanuro