Mon cher Turhan Günay,
Du fond de ta prison (et tu y es maintenant depuis presque six mois, toujours en attente de ton procès !), toi aussi tu as dû être déçu du résultat du référendum de dimanche, sur le système « ultra-hyper-mega présidentiel absolu ».
Et pourtant, on a été à deux doigts de réussir l’exploit, malgré cette drôle de campagne où les partisans du « non » n’ont jamais été à armes égales face à la formidable machine de propagande du gouvernement. Celui-ci n’a pas hésité à mobiliser toute la puissance publique et les pouvoirs répressifs extraordinaires conférés par la « loi d’urgence ». Sans oublier son quasi monopole sur les médias : sur les 17 principales chaînes de télévision nationales, le « oui » a bénéficié de dix fois plus de temps d’antenne que le « non » !
Dans ces conditions, le fait même de réussir à mener une campagne très animée, forte de l’imaginaire festif de la jeunesse et de la puissance de la touche féminine ; obtenir presque 24 millions de « non » au total, soit 48,5 % des suffrages ; réussir à faire reculer le bloc conservateur de 10 % partout dans le pays, même dans ses fiefs anatoliens ; et en plus l’emporter à Istanbul, Ankara et Izmir et au total dans 17 des 30 principales villes est déjà un exploit en soi. Pas question donc de baisser les bras, ce n’est que partie remise.
Je ne sais pas si ailleurs, notamment en France, les électeurs savent vraiment apprécier la valeur des règles et traditions démocratiques, qui doivent leur sembler acquises pour toujours. Pourtant, la démocratie, c’est comme l’amour : ça peut vite se rouiller et dégénérer si on la néglige, surtout quand c’est bancal depuis le début…
L’égalité des chances, aussi démocratique que moral
Je dois avouer par exemple que même moi, j’ai eu du mal à me concentrer sur l’élection présidentielle française, alors que chez nous l’enjeu électoral était si crucial. Mais même en l’ayant suivi du coin de l’œil, je peux te dire qu’on a beaucoup de leçons à en tirer.
Tiens, ne serait-ce que le simple principe du débat contradictoire entre candidats, si prisé en France, est en soi un formidable outil démocratique dont nous sommes dépourvus depuis plus d’une décennie : chez nous, comme tu le sais, le pouvoir refuse systématiquement le débat contradictoire, déteste les questions impertinentes et préfère la propagande à sens unique, style « rouleau compresseur ».
Pourtant, l’égalité des chances est un principe aussi démocratique que moral. Car même le plus « petit » (par le nombre d’intentions de votes) des candidats peut jouer un rôle décisif dans l’évolution du débat et même du scrutin.
Ça a notamment été le cas en France, lors du dernier débat télévisé en présence des 11 candidats. Figure-toi qu’à cette occasion, monsieur Poutou, « petit poucet » trotskiste et simple ouvrier d’usine, a tout fait basculer avec juste deux phrases massues qui ont carrément assommé les deux candidats de droite, hier encore favoris du scrutin.
A monsieur Fillon, monsieur Poutou a lancé vertement : « Ce sont des bonshommes qui nous expliquent qu’il faut la rigueur, l’austérité, alors qu’eux-mêmes piquent dans les caisses publiques ! » Il a enchaîné : « Nous, quand on est convoqués par la police, on n’a pas d’immunité ouvrière. » Il a ainsi miné la crédibilité de l’image « antisystème » de madame Le Pen qui refuse de se rendre aux convocations de la justice, invoquant son immunité parlementaire.
Projets cauchemardesques partout dans le monde
Depuis, les deux favoris de la droite profonde reculent dans les sondages. Il serait sans doute exagéré d’en attribuer tout le mérite à monsieur Poutou, mais il n’est désormais pas exclu d’envisager un deuxième tour entre le centre-droit civilisé et moderne de monsieur Macron et la gauche insoumise et contestataire de monsieur Mélenchon. Ce serait drôle, non ?
Peut-on rêver à un tel rejet par les électeurs français des vieilles rengaines réactionnaires d’obédience religieuse ou nationaliste, ainsi qu’à un avenir différent des projets cauchemardesques qui nous guettent partout dans le monde, de Paris à Istanbul, en passant par New York, Moscou ou Damas ?
Quel formidable élan ça donnerait, en tout cas, aux centaines de milliers de jeunes et de femmes de chez nous, turcs et kurdes, qui continuent à se battre courageusement pour la démocratie et nos valeurs communes, envers et contre tout, sans se décourager… « Ce n’est que quand on renonce, qu’on a vraiment perdu… » disait le Che.
Je pense aussi qu’il ne faut jamais renoncer à rêver et à espérer, où que l’on soit, même au fond de ta prison, dont on arrivera bien un jour ou l’autre à vous extraire, toi et nos autres amis journalistes.
Le plus tôt sera le mieux, bien entendu.
Yigit Bener, écrivain turc