Manuel Jardinaud – Quel regard portez-vous sur ce 1er mai où les principales confédérations syndicales ne défileront pas ensemble ?
Sophie Béroud : Il faut se rappeler qu’en 2002, qui avait pourtant vu un moment intense de manifestations, le 1er mai n’avait déjà pas été unitaire. En 2012, une manifestation commune avait pu être organisée, dont le socle était l’opposition à Nicolas Sarkozy et à la réforme des retraites de 2010. Cette fois-ci, cela montre avant tout les traces profondes laissées par la séquence liée à la loi sur le travail et à la distance très grande qui existe entre les orientations de la CGT et celles de la CFDT. Il faut également ajouter la doctrine de Force ouvrière, qui dicte de mettre la politique hors de son champ d’action. Cela dit, la CGT a essayé de trouver les points de rencontre, sans succès. Mais cet échec montre bien les difficultés qu’il y aura à penser une démarche commune durant la période qui s’ouvre et, pour la centrale de Montreuil, les limites de la coopération avec Force ouvrière.
N’observe-t-on pas une perte d’influence de la CFDT sur les programmes sociaux dits « réformateurs » ?
Il convient de relativiser le poids que peut avoir la CFDT sur les programmes des candidats qui sont a priori proches d’elle, y compris lors de la campagne de 2012. A l’époque, les liens établis avec l’équipe de François Hollande étaient très limités, même si celui-ci avait intégré des éléments sur la démocratie sociale à son projet. En fait, les moments de forte influence de la confédération sur le politique sont rares, excepté pour la période la plus récente entre 1981 et 1984, avec notamment la préparation des lois Auroux, mais aussi, par exemple, l’influence du SGEN-CFDT sur la politique des zones d’éducation prioritaires (ZEP) dans l’éducation. Entre 1997 et 2002, sous le gouvernement Jospin, la CFDT a sans doute influencé en partie la réforme des 35 heures, mais ne voulait pas d’intervention législative, souhaitant tout renvoyer à la négociation. Aujourd’hui, on atteint néanmoins un sommet en termes de perte d’influence, et ce même si dernièrement Emmanuel Macron a fait preuve d’une certaine inflexion envers la CFDT, notamment en rencontrant son secrétaire général Laurent Berger.
Justement, comment voyez-vous la posture des syndicats si le candidat d’En Marche ! (E. Macron) accède à la présidence de la République ?
Son programme met à distance les organisations syndicales, dans la lignée des lois Macron et El Khomri. Malgré tout, son discours sur la simplification des instances représentatives du personnel, ainsi que l’introduction de quelques points positifs sur la responsabilité des branches peuvent toucher certains responsables au sein de la CFDT, acquis par ailleurs à l’idée d’une communauté d’intérêts dans l’entreprise entre salariés et employeurs. Mais un rapprochement de celle-ci avec le candidat pourrait engendrer de fortes tensions au sein de l’organisation, laquelle est loin d’être homogène.
Car, plus généralement, Emmanuel Macron attaque frontalement la conception même de dialogue social en France. Même au-delà de ce que Nicolas Sarkozy avait fait. L’ancien président avait su adapter en partie son discours et sa politique, au moins au début de son mandat, et même faire adopter la loi sur la représentativité syndicale en août 2008.
La rupture frontale avec les syndicats s’était produite plus tard, avec la réforme des retraites en 2010. Emmanuel Macron, avec ses propositions de réduction du nombre des fonctionnaires et de remise en cause du paritarisme, peut réellement créer les conditions pour que se mettent en place des oppositions syndicales plus ou moins larges.
Emmanuel Macron élu, vous envisagez donc la possibilité d’une unité syndicale contre son projet social ?
Selon moi, s’il gagne le second tour de l’élection présidentielle, l’enjeu principal est la manière dont les syndicats vont pouvoir dégager un socle commun pour s’opposer à sa politique de démantèlement des acquis sociaux issus de l’après-guerre. Car, sur le terrain, dans les unions départementales et même au sein des entreprises, les relations entre les militants des différentes organisations syndicales sont encore extrêmement tendues depuis la loi El Khomri.
Il y aura un fort besoin de pédagogie de la part des directions syndicales pour expliquer la modification du contexte politique. Et cela prend du temps, nécessite des débats. C’est pourquoi, certainement, sur son projet de modification de la loi sur le travail, Emmanuel Macron voudra aller vite en utilisant le procédé des ordonnances. Et ainsi profiter de la division et de l’affaiblissement du mouvement syndical.
La position des syndicats par rapport au Front national n’est pas non plus toujours simple…
Le rejet de l’extrême droite et de son discours raciste est fort au sein de l’immense majorité des organisations, malgré l’image que peut donner le refus de Force ouvrière d’aller sur le terrain politique lors de cet entre-deux-tours. Ce syndicat est plus que les autres concerné par la montée de l’extrême droite. Il existe une sensibilité plus marquée à certaines idées du Front national parmi ses adhérents et une plus grande difficulté de la confédération à y faire le ménage [voir à ce sujet l’article – chapitre « Revue des positions des syndicats » – publié sur le site alencontre.org en date du 30 avril 2017].
Mais, dans le même temps, la tradition républicaine et l’attachement à une démocratie sociale demeurent forts chez une large partie des militants de FO et au sein de sa direction. De façon plus générale, toutes les organisations syndicales ont été confrontées à la fois aux tentatives du FN pour infiltrer des sections ou pour débaucher des syndicalistes ; toutes ont à faire face à l’attrait électoral qu’exerce le FN chez une partie des ouvriers et des employés. Mais il y a une tradition de lutte face au FN bien ancrée dans le monde syndical, et ce notamment depuis le tournant social du FN, impulsé par Brunot Mégret au milieu des années 1990, avec un travail argumentatif et des formations intersyndicales. C’est pourquoi l’opposition au Front national est l’un des rares terrains commun entre les confédérations qui pourrait amener une intersyndicale rapidement en cas d’élection – hypothétique – de Marine Le Pen.
Entretien avec Sophie Béroud conduit par Manuel Jardinaud