Cher.e.s camarades,
Je vous écris cette lettre car la période est sombre. Partout au monde, la mondialisation telle que promue depuis la fin du siècle dernier semble s’effriter et avec une telle désagrégation nous sommes régulièrement confronté.e.s à des scénarios dignes des dystopies les plus tragiques. En France, vous le savez bien, on est face à un processus électoral dont les choix ouverts pour ce deuxième tour nous laissent apeuré.e.s et en manque d’optimisme. Certains disent qu’on choisit entre la peste et le choléra, d’autres qu’il faut empêcher le pire pour après combattre le mal.
Tranquillisez-vous cher.e.s camarades, ceci n’est pas un énième plaidoyer pour l’un des deux camps. Des tribunes ont déjà été écrites et réécrites ; des personnalités politiques se sont également positionné.e.s avec plus ou moins de clarté ; des appels à la raison ont été lancés dans les deux sens ; des accusations ont été proclamées contre les deux choix électoraux et pourtant vous semblez être encore plus noyé dans vos doutes et incertitudes.
Rassurez-vous, je ne vous donne aucune consigne de vote, aucune leçon électorale ni aucun raisonnement pondéré. Pour moi, le vote - certes renseigné à partir d’un point de vue collectif - n’est qu’une traduction momentanée d’un choix individuel. Alors, si vous vous abstenez, votez blanc ou si vous votez EM pour faire barrage au FN, ce choix ne change en rien mes propos. Plus encore, je dirai que indépendamment de votre décision je tiens à vous appeler « camarade ».
Mais alors, demanderiez-vous, pour quelles raisons j’écris cette lettre ?
Avant de passer à cela, je pense qu’il est important de parler un peu de ma trajectoire. Je ne le fais pas par un quelconque égocentrisme arrogant, ni par un désir de commisération pieuse. Non. Je le fais car je crois profondément que tout discours politique doit se lire en prenant en compte la position du sujet parlant. Or, cette position étant toujours le fruit complexe d’une trajectoire qui ne peut pas être conçue comme allant de soi, je vous pris d’accepter ce détour.
Allons-y.
Tout d’abord, c’est important d’expliciter que je ne suis pas français. Malgré mon attachement profond à la France et mes presque neuf ans vivant dans ce pays, je ne possède pas la nationalité ni le droit au vote. Mon « séjour » reste associé à mon statut d’étudiant. D’ailleurs, comme beaucoup d’autres camarades dans la même situation, je mène depuis mon arrivée une vie marquée par la précarité - qu’elle soit économique, sociale ou encore juridique.
En fait, je suis né et j’ai grandi de l’autre côté de l’Atlantique, au Brésil. Mes origines plutôt populaires me plaçaient dans ce qu’au pays on appelle la « classe moyenne basse ». Ayant étudié dans des écoles publiques, je n’ai pas trop d’histoires heureuses à raconter par rapport à la trajectoire de vie de mes collègues. Néanmoins, à la différence d’autres membres de mon réseau de sociabilité, je n’ai jamais eu l’obligation d’arrêter les études et j’ai pu alors accéder à l’université.
Les années passées à la fac ont été à la fois fructueuses et conflictuelles. L’état de l’enseignement supérieur aux années 2000 au Brésil, marqué par des politiques d’austérité, était pour le moins alarmant. Ceci se voyait aussi bien par le manque constant de papiers toilettes que par le nombre accrue d’enseignant.e.s en situation de précarité. Cerise sur le gâteau : l’université que je fréquentais avait pour particularité le fait d’être dirigée par une administration marquée par des affaires de détournement d’argent publique, de harcèlement et de violences de tout type.
Malgré le fait que depuis l’âge de quinze ans je m’intéresse à la vie politique – et ceci à contre courant de mon milieu social d’origine -, c’était la confrontation avec un quotidien fait d’arbitraires et de contraintes qui m’a convaincu de la nécessité de participer plus activement au militantisme. Au désespoir de mes parents, qui sont entrés dans l’âge adulte au moment de la dernière dictature militaire au Brésil, je me suis petit à petit approché de ce qu’on appelle couramment la « gauche radicale » ou « l’extrême gauche ».
Cette expérience a marqué définitivement la façon dont je conçois encore aujourd’hui l’engagement et le militantisme : pour des raisons liées à l’état de la mouvance étudiante pendant mon parcours en licence, l’unique possibilité d’action se faisait au sein d’une sorte de front fortement hétéroclite. Regroupant des trotskistes, anarchistes, social-démocrates ou des « républicains démocrates radicaux » (et là j’avoue mon passé « légaliste » !), ce front m’a appris que les luttes politiques n’ont en rien besoin des querelles de chapelles, ni des sectarismes principistes ou encore d’abstractions a-historiques. Encore plus important, cette expérience m’a montré qu’une vraie camaraderie se forge le plus souvent au sein des combats concrets.
Bon, le détour autobiographique fait, je reviens au propos central de cette lettre. Si vous êtes encore là, cher.e.s camarades, je tiens à vous dire quelques mots par rapport à ce deuxième tour qui nous hante toutes et tous.
Tout d’abord, cela va de soi qu’en raison de mes conditions matérielles je suis avec vous quand vous dites que le FN à la tête de l’État représentera le pire des cadres possibles. Je suis avec vous quand vous dites qu’il faut empêcher l’œuf du serpent d’éclore. Somme toute, ce clan porte dans son projet une régression profonde des acquis minimum en terme de démocratie, accès aux droits sociaux ou encore tolérance et esprit de solidarité. Une possible élection de Madame nous ferait revivre de façon plus tragique, car à répétition, les moments le plus sombre de l’histoire européenne du XXè siècle. Face à cela, la question ne serait pas juste de lui opposer un projet politique alternatif, moins barbare certes, mais plutôt de résister à l’élimination de tout qui dérange, l’interdiction de la contestation et l’expulsion des indésirables de ce pays.
Ceci dit, le fait d’avoir vécu ces neuf ans en France sous le signe de la précarité et d’avoir expérimenté dans la peau à maintes reprises ce que les politiques d’austérité peuvent endommager dans la durée, je tiens également à vous dire que je comprends parfaitement votre impossibilité à voter EM. Je comprends quand vous me dites que vous ne pouvez pas participer à ce « front républicain » en apportant votre soutien à quelqu’un qui a promis la dégradation la plus complète de vos conditions d’existence.
Mais alors, quoi faire ?
Je ne le sais pas ! Au moins en ce qui concerne votre décision pour ce dimanche 07 mai, je n’ai aucune exhortation à vous faire.
J’ai par contre une demande à vous exprimer. Quel que soit votre choix, n’oubliez pas que notre terrain de lutte ne peut pas se restreindre aux urnes. Le lundi 08 mai nous serons confronté.e.s à des luttes profondes encore indéfinies. Avec celles-ci, nous serons forcément obligé.e.s de nous structurer davantage et de construire encore plus durablement nos moyens de résistance et d’organisation face à ce futur qui pour le moment nous semble assez sombre. Et là, cher.e.s camarades, nous ne pouvons pas nous donner le luxe de nous culpabiliser mutuellement par nos choix de la veille. N’oubliez surtout pas que les ressentiments nés dans des situations pareilles ont la peau dure et donnent des fruits certes pourris mais durables.
A la fin de cette lettre, je tiens à vous dire que la camaraderie n’est pas faite de l’ensemble de celles et ceux qui partagent les mêmes points de vue, analyses ou qui éventuellement votent de la même façon. Non. Pour moi, les camarades sont celles et ceux qui se serrent les coudes le combat venu.
Glauber Aquiles Sezerino