Ils seraient les premiers et les plus violemment affectés par une victoire de Marine Le Pen, la candidate du Front national, dimanche 7 mai : pas seulement dans l’idée même qu’ils se font de la France, pour reprendre l’expression de Jacques Chirac au soir du premier tour de l’élection présidentielle de 2002, mais dans leur quotidien même.
Les habitants des quartiers populaires, où les étrangers et les Français issus de l’immigration sont surreprésentés, verraient leurs conditions de vie directement menacées par la mise en œuvre d’un programme intrinsèquement xénophobe – il fait de la « préférence nationale » une priorité – et construit littéralement contre eux. Dans une tribune publiée quelques jours après le 23 avril, l’écrivain et essayiste franco-algérien Akram Belkaïd a rappelé cette évidence un temps passée inaperçue : « Il est bien plus facile de finasser et d’avoir des états d’âmes quand on s’appelle Jean-Luc, Clémentine, Charlotte ou Alexis que lorsqu’on se prénomme Karim, Ousmane, Jacob, Latifa, Rachel ou Aminata. Contrairement à celles et ceux qui relativisent la menace frontiste – et qui estiment pouvoir se passer de voter –, ces derniers savent que le Front national au pouvoir représente pour eux, via nombre de ses électeurs et sympathisants, une menace physique immédiate. » « Et cela suffit comme raison pour s’y opposer », ajoute-t-il dans ce texte qui a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux. Évoquant ses « amis et camarades » qui ont voté pour Jean-Luc Mélenchon, il estime qu’« au fond d’eux-mêmes, tranquilles, ils ne peuvent ignorer que Le Pen et ses affidés ne commenceront pas par “eux” ».
À le lire, s’abstenir serait un privilège de Blanc. Pourtant, cette option est aussi envisagée dans les quartiers populaires, où les discriminations sont une expérience concrète et où les effets de la pauvreté s’exercent plus fortement qu’ailleurs. Au premier tour, les habitants s’y sont plus abstenus que la moyenne nationale, mais ils ont aussi massivement voté en faveur du candidat de La France insoumise Jean-Luc Mélenchon (lire le dossier du site Métropolitiques sur la géographie du vote [1]).
Mediapart a recueilli les témoignages de plusieurs acteurs engagés dans la lutte contre le racisme. Jour après jour, ils agissent contre les violences policières touchant principalement les jeunes en raison de leur couleur de peau, la mise à l’écart des femmes portant un foulard, les expulsions locatives de familles démunies, les refus de scolarisation d’enfant roms ou les effets de l’état d’urgence qui visent en priorité les musulmans. Ils sont d’autant plus exaspérés par le réveil quinquennal des responsables politiques et des éditorialistes les exhortant à voter contre le risque fasciste qu’ils se sentent abandonnés dans leur combat quotidien. Tous vivent douloureusement cet entre-deux-tours. Voter contre la haine raciale au risque d’accroître la dérégulation économique et sociale ? S’abstenir ou voter blanc au risque de laisser une chance au FN de gouverner la France ? Ils passent leurs journées à discuter, à réfléchir ; certains ont changé d’avis au cours des derniers jours.
Mounia Feliachi revient de loin. Cette militante antiraciste, féministe et anticapitaliste, membre du collectif Libertaires contre l’islamophobie, ne s’est pas déplacée au premier tour de la présidentielle, résultat d’un long processus qui l’a détournée des élections. « J’ai arrêté après les européennes de 2014, explique-t-elle. Mon unique motivation était de lutter contre le FN. Or le FN est arrivé en tête. » http://www.interieur.gouv.fr/Elections/Les-resultats/Europeennes/elecresult__ER2014/(path)/ER2014/FE.html Sa décision de ne plus voter a résulté de la conviction qu’elle ne devait plus attendre des partis, des syndicats et des associations qu’ils défendent ses idées, mais qu’elle devait s’employer elle-même à les faire partager. À la recherche d’une démocratie directe, elle s’est retrouvée dans l’expérience de Nuit debout en participant activement à la commission contre l’islamophobie. « Au premier tour, il n’y avait personne pour me représenter : quasiment que des hommes, blancs, des professionnels de la politique ; et deux femmes, l’une d’extrême droite, l’autre tenant des propos islamophobes. »
Dimanche 23 avril, dans la soirée, elle s’est d’abord dit qu’elle n’irait pas voter au second tour. « Je fais partie des personnes qui se sont pris du gaz lors des manifestations contre la loi sur le travail : il n’était pas question de donner ma voix au candidat qui promettait d’aller plus loin dans la destruction du code du travail. » Puis la mère de Mounia intervient. « Ma mère est algérienne, elle a un titre de séjour, mais en tant qu’étrangère, elle ne peut pas voter. Elle m’a dit : “Tu vas voter.” Rien ne lui fait plus peur que le FN. Elle est terrifiée. Je me suis dit que j’allais voter pour elle. Et puis aussi pour moi : je suis racisée et, pour cette raison, j’ai galéré longtemps pour avoir un emploi et un logement. Mes parents se sont beaucoup sacrifiés pour leurs enfants. Je ne peux pas rester à ne rien faire. Avec le FN, je risque de tout perdre », dit-elle.
Elle ira donc « voter Macron » le 7 mai, la mort dans l’âme. « Je n’ai plus le luxe de mes convictions », regrette-t-elle. S’ajoute à ce cheminement un autre argument : « On sait que Macron va mettre en œuvre une politique pourrie, mais il reste dans le cadre de la démocratie représentative. Marine Le Pen, je n’en suis pas sûre. On glisse déjà vers un système dégueulasse avec des interdictions de manifestation, des interpellations de personnes venant en aide aux migrants, des décisions iniques de placements en détention provisoire. Avec le FN, le risque, c’est de laisser pousser les ailes aux fascistes et de ne plus pouvoir revenir en arrière. »
« Marine Le Pen, c’est le retour des ratonnades »
Cofondateur et président d’honneur de la coordination nationale Pas sans nous, qui se présente comme un « syndicat des quartiers populaires », Mohamed Mechmache, élu (EELV) en Seine-Saint-Denis au conseil régional d’Île-de-France en 2015, n’a pas hésité. « En tant qu’enfant issu de l’immigration, j’ai connu les ratonnades à la sortie de l’école », dit-il. « Il existe une différence fondamentale entre Marine Le Pen, issue d’un parti qui pourchasse et tue les étrangers, et Emmanuel Macron, qui s’inscrit dans un système politique démocratique », affirme-t-il. Ce militant, qui a contribué avec la chercheuse Marie-Hélène Bacqué à la rédaction d’un rapport « Pour une réforme radicale de la politique de la ville » remis au gouvernement en juillet 2013, appelle non seulement à voter contre Marine Le Pen dimanche prochain, mais aussi à lutter contre l’abstention. « Je préfère dire que je vais voter Macron, c’est plus clair », dit-il tout en affirmant qu’il ne s’agit pas d’un « chèque en blanc ». « Nous lutterons pied à pied contre toutes les injustices », prévient-il (lire également le blog de Pas sans nous dans le Club de Mediapart [2]).
Aux indécis des quartiers populaires, Mohamed Mechmache rappelle qu’ils ont intérêt à voter « le plus massivement possible ». « Pour montrer que nous existons, afin de peser dans les rapports de force, nous devons voter », insiste-t-il. « Tant que le vote blanc ne sera pas reconnu, l’abstention favorise mécaniquement le FN. Ne pas voter ou voter blanc profite au FN, je ne sais pas comment le dire autrement. Peut-être est-ce une question de génération ? Peut-être que les plus jeunes ne voient plus le vrai visage du FN ? Peut-être entendent-ils Marine Le Pen s’adresser aux classes populaires et se disent-ils qu’elle n’a pas tort sans comprendre qu’elle leur ment ? »
Parmi les militants des quartiers populaires, ce positionnement ne fait pas l’unanimité. Signe d’un certain embarras, et d’une différence radicale de contexte par rapport à 2002, rares sont les organisations à avoir émis des consignes de vote – du côté des activistes influents sur les réseaux sociaux, certains sont aussi plus discrets qu’à l’accoutumée. Le rassemblement lancé par SOS Racisme n’a réuni que quelques centaines de personnes le lundi qui a suivi le premier tour, rappelant à quel point cette association antiraciste créée en 1984 par le Parti socialiste a définitivement perdu tout crédit. Les institutions musulmanes, à la représentativité elle aussi contestée, ont rapidement affirmé leur soutien à Emmanuel Macron : le Conseil français du culte musulman (CFCM) a appelé à « faire échec aux démarches d’exclusion et de haine », tandis que l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) a souhaité pour le leader d’En Marche ! « le score le plus large ».
« Les discussions politiques ont lieu aujourd’hui à l’échelon infra-local », souligne la sociologue et anthropologue Nacira Guénif [3], professeure des universités à Paris-VIII, pour expliquer l’absence dans le débat public des organisations agissant dans les quartiers populaires. « Qui s’est donné la peine de s’installer dans une cité pour voir ce qui s’y passait ? Personne », remarque-t-elle. Comme Mohamed Mechmache, elle observe les dissensions qui s’expriment entre les militants. « L’heure est grave. Si on regarde de près les deux candidats, en dehors des trompe-l’œil installés par la candidate du FN sur les questions sociales, ils sont l’un et l’autre inféodés au capitalisme. La différence, c’est qu’avec Marine Le Pen, c’est le retour des ratonnades, de l’oppression des minorités, de la chasse aux Roms, aux Noirs et aux Arabes ; elle n’aura même pas besoin de prendre des mesures en ce sens, cela se fera tout seul. Ses partisans se sentiront légitimés à attaquer les basanés ; la différence avec aujourd’hui, c’est que cela va se faire dans une jouissance patriotique. »
La chercheuse estime que pour en arriver à ce résultat, la candidate du FN « a bénéficié de quinze ans d’inertie et de lâcheté sur les rapports totalement racialisés de la société française ». À force d’être ignorées, voire produites par les institutions républicaines elles-mêmes, les discriminations à l’emploi ou au logement, ainsi que les violences policières, finissent par convaincre certains habitants qu’aller voter est une affaire de Blancs, estime-t-elle : « Pour beaucoup d’entre eux, la question n’est pas celle de l’abstention mais du désintérêt ; ce n’est pas qu’ils manquent de conscience politique, au contraire ; certains jeunes ont été évincés tellement de fois de l’école, de la formation, du marché du travail, qu’en refusant d’aller voter et même de s’intéresser à l’élection, ils actent leur éviction symbolique de la société. Ils pensent non seulement que mettre un bulletin dans l’urne ne changera rien à leur situation mais, pire, qu’ils risquent de se faire manipuler. Rester en retrait est une manière de garder leur souveraineté, la dernière qu’il leur reste, celle de ne pas être achetables », analyse-t-elle. « Aucun discours politique, pas même celui de Jean-Luc Mélenchon, ne s’est adressé à eux pendant la campagne ; tout est fait pour les disqualifier, pour qu’ils se sentent quantité négligeable, alors qu’ils tiennent en partie l’élection entre leurs mains. Beaucoup en viennent à penser que cela ne peut pas être pire qu’aujourd’hui. C’est faux, les chiens seront lâchés si Marine Le Pen est élue. »
Militant antiraciste, membre du collectif Vérité et justice pour Ali Ziri, Omar Slaouti, l’un des porte-parole de la Marche du 19 mars pour la justice et la dignité, engagé contre les expulsions de Roms, est aux avant-postes pour saisir les hésitations traversant les quartiers populaires. À Argenteuil (Val-d’Oise), où il vit, il observe la « mobilisation conséquente y compris autour de la dalle où la ségrégation ethnique est forte » lors du premier tour de l’élection présidentielle en faveur de Jean-Luc Mélenchon. Dans l’entre-deux-tours, ces électeurs déçus se partagent, selon lui, en deux camps aux frontières poreuses. « Pour les uns, le fascisme est le danger absolu, il faut donc voter Macron pour faire barrage à Le Pen ; pour les autres, les politiques néolibérales sont si destructrices, et notamment dans les quartiers populaires, que voter Macron est inenvisageable », dit-il. « Pour ces abstentionnistes, fascisme et néolibéralisme s’alimentent l’un l’autre. La question est de savoir comment casser le cercle vicieux », ajoute-t-il.
Un autre argument revient dans toutes les discussions : avec ou sans Marine Le Pen, les habitants des quartiers vivent déjà le racisme au quotidien. « Les pratiques discriminatoires ne sont pas réductibles au FN, elles gangrènent notre République, insiste Omar Slaouti. Et cela par la faute de responsables politiques comme Sarkozy et Valls, qui ont soufflé sur les braises. Beaucoup pensent que ça commence à bien faire d’aller chercher nos voix pour faire barrage au FN, alors que personne ne nous vient en aide quand nous luttons contre le racisme. Dans cette injonction au vote, il y a quelque chose d’insupportable, de culpabilisant, de l’ordre du paternalisme, qui donne envie de rester en dehors du jeu électoral. »
Ce militant, qui a quitté le NPA il y a six ans et voté Jean-Luc Mélenchon au premier tour, sans être membre de La France insoumise, réserve son bulletin pour le second tour. Il n’exclut pas de s’abstenir si l’écart, dans les sondages, reste suffisamment élevé entre les deux candidats « pour qu’il n’y ait pas de risque que Marine Le Pen passe ». « Cette fois-ci, j’aimerais que les fillonnistes et les socialistes mouillent la chemise, on en est là à cause d’eux, c’est à eux de se mobiliser pour empêcher le désastre. »
« Le Pen est au pouvoir depuis des années dans les quartiers »
La réflexion de Jamel Blanchard, membre du collectif Pas sans nous 49, n’est pas très différente. Sauf que ce militant résidant à Angers (Maine-et-Loire) n’a plus de doutes. Il est décidé à s’abstenir dimanche prochain. « Le Pen est au pouvoir depuis des années dans les quartiers, et il n’y a personne pour s’en indigner. Pour les racisés, les Noirs et les Arabes, le FN se lit au jour le jour sur le visage de ces policiers qui nous traitent comme des moins que rien. Nous, les descendants de colonisés, nous choisirons en conscience ; nous ne sommes pas un troupeau d’indigènes. Nous refusons que des responsables politiques qui ont participé à banaliser le FN nous appellent à voter Macron. J’ai été syndicaliste, et je sais les dangers qui nous guettent s’il est élu. Mes parents se sont battus pour les acquis sociaux. Il n’est pas question de revenir là-dessus. »
« C’est un cas de conscience », reconnaît toutefois cet activiste qui a voté en faveur de Jean-Luc Mélenchon au premier tour. « Je sais que ça risque d’être pire si Marine Le Pen est élue », précise-t-il, tout en admettant lui aussi garder un œil sur les sondages. Dans tous les cas, Jamel Blanchard descendra dans la rue : « C’est comme ça que je conçois la politique. Les mobilisations, le militantisme, c’est l’affaire de tous : j’agis au quotidien pour changer les choses, ça ne s’arrêtera pas avec les élections. » Le prochain combat dans les urnes, dit-il, ce sont les législatives. « J’attends du leader de La France insoumise qu’il s’engage en faveur des quartiers populaires, ce qu’il n’a pas fait pendant sa campagne. Il doit maintenant articuler la lutte des classes et la lutte des quartiers. Mon vote est libre et ne lui revient pas d’office », prévient-il.
Habitant Istres (Bouches-du-Rhône) depuis quarante ans, enfant de l’immigration postcoloniale et enfant d’ouvrier comme il se définit lui-même, Adil Fajry refuse lui aussi de voter Macron au second tour. « On ne construira rien tant que nous ne nous libérerons pas du néolibéralisme qui produit le fascisme. Historiquement, ce sont les membres du PS qui ont laissé émerger l’extrême droite », martèle ce militant du Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP). Il en est convaincu, Emmanuel Macron sera élu le 7 mai prochain. « Il a de la marge, arrêtons de jouer à nous faire peur », dit-il. Adil Fajry a l’intention de voter blanc. Lui aussi porte son regard au-delà du scrutin de dimanche. « Mon objectif est que son score soit le plus faible possible. L’étape d’après est de construire partout des foyers de contestation et de recomposer une vraie gauche poursuivant la dynamique enclenchée par La France insoumise », affirme-t-il.
En l’absence d’appels communs de la part des structures associatives, diverses personnalités finissent par prendre la parole, alors que l’heure de vérité approche. Dans un billet mis en ligne sur Facebook le 1er mai [4], l’écrivain et journaliste Nadir Dendoune explique pourquoi, au bout du compte, il se résout à voter dimanche prochain : « J’ai pensé au Front national. À Marine. Et c’est con, mais je me suis dit “Imagine cette nazie passe”. J’ai pensé aux plus fragiles, les réfugiés, les femmes qui portent le voile, les Roms, etc. À mes parents algériens. Aux pressions qu’elle mettrait aux historiens, aux profs, les subventions qu’elle sucrerait aux associations de défense des immigrés, à certains livres qu’elle interdirait dans les bibliothèques. Dans la France de Marine, les flics qui jouissent déjà d’une impunité quasi totale n’auraient plus aucune limite. »
À sa manière, l’ex-porte-parole du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) Yasser Louati parvient à la même conclusion. « Nous sommes des millions à ne plus supporter ce chantage du moins pire », dit-il face caméra sur une vidéo YouTube [5], exhortant les abstentionnistes « à ne pas prendre de risque » et « à ne pas déléguer à d’autres le soin de faire barrage au Front national ». « Si Marine Le Pen passe, elle aura tous les pouvoirs pour faire de la France un pays fasciste et totalitaire, comme cela a été le cas sous le maréchal Pétain. Pour les populations racisées dont je fais partie, Noirs, Arabes, musulmans, juifs, Roms ou Asiatiques, elle et son parti représentent une menace vitale. »
Trait d’union entre tous ces militants, cet argument est aussi l’un de ceux qui emportent l’adhésion au-delà des quartiers populaires, tant ces lieux d’exclusion servent de laboratoire à l’expérimentation de politiques visant l’ensemble de la société. « Votre bulletin Macron ne sera pas un vote d’adhésion, mais une préparation à une défiance permanente », ajoute Yasser Louati. Là encore, sur les perspectives de l’après-7 mai, il semble que cet avertissement fasse largement mot d’ordre à gauche par-delà les origines, les appartenances et les générations.
Carine Fouteau et Mathilde Mathieu