La perquisition dans le bureau du ministre Thierry Breton, début juillet a mis la firme chimique Rhodia au devant de la scène : Breton est soupçonné d’avoir contribué à la falsification des comptes de l’entreprise. Pour un ministre des finances, ça fait un peu désordre.
L’action en justice fait suite à la plainte de deux financiers, Hugues de Lasteyrie et Edouard Stern qui ont perdu des dizaines de millions d’Euros dans l’affaire. Edouard Stern a été assassiné de 4 balles à son domicile. Lasteyrie ne lâche pas le morceau : quand les requins se battent entre eux, des informations bien intéressantes surgissent au grand jour.
Rhodia (23000 salariés dans le monde ) est au bord de la faillite. Or il apparaît de plus en plus clairement que ses difficultés financières ont des origines tout à fait extérieures à son activité industrielle. Tout commence en 1978 : Rhône Poulenc, grande entreprise française de la chimie et multinationale de premier plan, décide de se recentrer sur l’industrie pharmaceutique : fusion avec le groupe allemand Hoesht, création d’une nouvelle société, Aventis, séparation d’avec son activité de chimie qui devient une entité autonome : Rhodia.
Ce mouvement de recentrage des multinationales du secteur chimique est général en Europe. Bayer devient une firme pharmaceutique et abandonne sa chimie, tout comme CIBA. Total se concentre sur la pétrochimie et se sépare de la chimie de spécialité devenue Arkéma . Ainsi, la chimie Européene de base et de spécialités est de plus en plus atomisée sous forme de groupes indépendants, nombreux, tous plus ou moins en crise, réceptacles de toutes les activités que les grandes multinationales ne veulent plus. Alors que tous les grands secteurs capitalistes se concentrent en entités de plus en plus gigantesques, dans la chimie c’est la dispersion et la dislocation qui domine.
Les grands trusts chimiques polyvalents des années 90 se sont réorientés ces dernières années vers la production pharmaceutique ou le pétrole parce que c’est là que se trouvent les meilleures sources de profits. La production de médicaments bénéficie à la fois de prix protégés par des brevets et d’un marché captif financé par les caisses d’assurance maladie. Dans ces conditions, la formation du prix des marchandises est très peu reliée aux coûts de production, très peu régulée par la concurrence, et les brevets pris sur les médicaments figent pour longtemps les situations de monopole. Le seul élément régulateur reste du côté des politiques publiques, mais de ce côté là il n’y a pour l’instant rien à craindre pour les multinationales. En ce qui concerne la pétrochimie, là aussi les profits escomptés sont sans commune mesure avec les normes du secteur concurrentiel ordinaire. Total bénéficie du partage de la rente pétrolière.
Pour résumer, toute une partie des capitaux industriels se réorientent vers des secteurs monopolistes particuliers : non pas des monopôles construits par la seule concentration des capitaux, comme par exemple l’industrie automobile ou l’électronique, mais des monopoles garantis politiquement par l’Etat qui dans un cas protège les brevets et les prix démesurés des médicaments, dans l’autre assure les conditions géopolitiques de captation de la rente pétrolière.
Les entreprises de chimie de base et de spécialité, dont Rhodia, ont été abandonnées par ces groupes non pas parce qu’elles ne sont pas rentables mais parce qu’elles font partie du secteur concurrentiel, ne laissant espérer de ce fait “ que ” le taux de profit moyen que s’octroient en général les autres multinationales.
Voilà pour la logique d’ensemble du secteur. Mais les patrons ne s’auto limitent pas dés qu’ils peuvent augmenter les gains. Pour propulser Aventis encore plus haut dans les sommets boursiers, Rhodia a été conçue, d’un point de vue financier comme la poubelle de Rhône Poulenc : La nouvelle entité a hérité des dettes (2,8 milliards d’Euros), des sites pollués, d’entreprises obsolètes. Cette somme, qui aurait dû s’inscrire au passif dans la comptabilité, a été dissimulée par l’équipe dirigeante d’alors. En effet, cette équipe avec Tirouflet comme PDG et Breton au CA (qui dirigeait le comité d’audit des comptes de Rhodia) a été mise en place par Aventis comme équipe de mercenaires ayant pour tâche d’accompagner le naufrage sans faire de vagues. Ils furent très bien payés pour cette besogne à risques : Tirouflet empocha 2 millions d’Euros d’indemnités quand il fut débarqué par l’assemblée générale des actionnaires a quoi s’ajouta 3 millions sous forme de retraite. Breton empocha 3 millions de bénéfice sur ses placements en actions dans son entreprise (eh oui, il y a des techniques pour gagner beaucoup avec des actions qui baissent).
Avant d’être congédié, Tirouflet le PDG, engagea l’entreprise dans une série d’opérations hasardeuses qui sont aujourd’hui examinées par la justice : achat de Chirex (fabrication de médicaments) prétendument entreprise innovante, pour 10 fois la valeur habituellement admise par les financiers, en pleine période de fièvre boursière des “ nouvelles technologies ” ; achat d’Alwright & Wilson (phosphates) à travers un montage financier illégal et opaque. Il est difficile d’apprécier si ces achats dissimulent des malversations ou une simple fuite en avant du genre “ financier ruiné qui joue aux Courses ses derniers millions ”.
Toujours est il que les spéculateurs qui misèrent sur les actions en Bourse de Rhodia furent ruinés : le cours passa de 20 Euros à 1,5 Euros avec un plus bas à 0,85 ! Lasteyrie perdit 35 Millions d’Euros, Stern 78 ! D’où leur colère et le spectacle actuel qui nous est offert : Les initiés liés à Aventis et les aventuriers de la finance non initiés s’étripent en public révélant à tous les dessous de l’affaire.
L’endettement réel fut découvert fin 2003 pour un montant de 3,2 Millions d’Euros. Un plan de restructuration brutal fut entrepris. Evidemment, ce sont les travailleurs qui sont les victimes : 2000 suppressions d’emploi dans le groupe, fermeture des sites et abandon de productions, délocalisations, blocage des salaires..
Mais un nouvel épisode commence alors du côté du capital. Les banquiers, qui avaient fourni des crédits au groupe Rhodia exigèrent un remboursement anticipé ainsi que d’importantes pénalités pour manquement aux garanties comptables ! Pour s’acquitter de cette nouvelle exigence, le groupe vendit une partie de ses entreprise parmi les plus rentables et leva de nouveaux emprunts. Mais alors que les crédits précédents, étaient à des taux de 4 à 5%, les émissions obligataires se firent en trois vagues de 11.5 % (700 M d’E), 9,5% (300 M d’E) et 7,5% (500 M d’E). Nous retrouvons là le schéma familier du surendettement tel qu’il a été décrit par exmple pour la dette du tiers monde.
Aucun placement en actions ne rapporte ni 11% ni 7% de dividendes. Grace à ces crédits, les créanciers arrivent à prélever plus d’argent de Rhodia, entreprise en quasi faillite que les actionnaires n’en gagnaient dans la période de “ prospérité ” du début. C’est du pillage. Lors de la dernière émission d’obligations à 7,5% début 2005, il y eut dix fois plus de demande que d’offre et l’affaire (500 M E) fut bouclée en une seule journée. Le Monde (supplément “ Argent ”) notait qu’il s’agissait là d’une très bonne affaire. Comment qualifier, alors, des émissions obligataires à 11,5% de l’année précédente ? Rappelons que les crédits immobiliers ou à la consommation auxquels nous avons accès à l’heure actuelle coûtent entre 3 et 4% par an d’intérêt.
Pourtant les créanciers ne risquent rien (risque selon leurs propres critères) car l’encours de la dette est inférieur à la valeur cumulée des entreprises de Rhodia. Si ça tourne mal, il leur suffit de vendre le groupe par morceaux. C’est ce qui fut fait sans problème pour eux début 2004 : des entreprises équivalent à 15% de la valeur totale de Rhodia furent mise en vente, et rien n’empêche qu’une lente désagrégation du groupe (vente par morceaux) ne se prolonge au cours des prochaines années sans porter préjudice aux banquiers.
Beaucoup d’administrateurs de Rhodia sont, comme dans la plupart des entreprises industrielles, aussi administrateurs d’organismes financiers. Emetteurs et souscripteurs d’obligations surpayées sont gérés par les mêmes dirigeants , du moins en ce qui concerne Rhodia d’une part, AXA et la Société Générale de l’autre. Des organismes financiers ont pris le contrôle de Rhodia, et utilisent le groupe comme pompe à fric.
Le lecteur qui sera tenté de dire qu’il n’y a là rien de nouveau, que les capitalistes se bouffent entre eux et que ce sont les travailleurs qui paient la note. Pourtant nous sommes loin d’un fonctionnement du capital que partisans et adversaires du capitalisme s’accordent à décrire selon des règles strictement économiques : selon cette vision, les entreprises les plus performantes captent le marchés et les capitaux, la concurrence régule les prix, les entreprises les moins rentables font faillite, les monopoles se constituent par concentration du capital ...
Nous venons de découvrir une situation
– Où des profits gigantesques se font sur des secteurs non concurrentiels comme dans la pharmacie et le pétrole, grâce au soutien politique et logistique de l’Etat.
– Où des restructurations servent de couverture à des opérations de pillage avec falsification de comptes et trafics d’influences.
– Où les opérations financières entre banque et industrie, comme des crédit à plus de 11%, peuvent être téléguidées par les banquiers.
– Où le conseil d’administration d’une entreprise comme Rhodia peut être constitué de mercenaires d’une autre entreprise, prêts à faire couler la boite qu’ils dirigent pour le profit de leur vrai patron.
– Où les mécanismes de la dette permettent de prélever plus d’argent sur une entreprise en faillite que sur une entreprise prospère.
Nous sommes loin d’un capitalisme fonctionnant comme une mécanique, certes aberrante, destructrice, mais qui aurait une rationalité économique se suffisant à elle même (“ la concurrence libre et non faussée ” ). Le cas Rhodia n’est ni une exception, ni une bavure du système : Il n’y aurait pas de multinationale Bouygues sans les marchés publics conquis par un maçon ambitieux à coup de corruption et de pourcentage donné aux élus sur les contrats signés. Il n’y aurait pas de Vivendi sans la privatisation de l’eau et la corruption d’élus qui l’a accompagnée (Carignon ex maire de Grenoble l’a payé d’un séjour en prison).
Les phénomènes extra économiques sont, dans les analyses classiques du capitalisme, circonscrits à la marge : Marx décrit l’accumulation primitive du début de l’ère capitaliste (c’est à dire l’expropriation brutale et extra économique, quasiment guerrière, des petits producteurs) comme la transition vers un nouveau système. Ernest Mandel parle des crises qui évoluent selon la logique propre de l’accumulation du capital et de la baisse du taux de profit. Selon son analyse, seule la sortie des crises de longue durée (fin de l’onde longue récessive) ne peut pas se faire par des logiques économiques.
Pourtant, même si on considère que les phénomènes extra économiques - guerres, interventions étatiques directes, mafias, expropriations massives et faillites provoquée - ne sont pas dominants en période “ calme ”, si on admet qu’ils ne dominent que dans les périodes limitées de transitions structurelles du capitalisme, à sa naissance et dans la sortie des crises de longue durée une ou deux fois par siècle, ils jouent tout de même un rôle non négligeable dans le mouvement quotidien du Capital.
ENCART
Un capitalisme sans concurrence ?
Après le capitalisme concurrentiel du 19e siècle, le capitalisme des monopoles du 20e siècle, assistons nous à la naissance du capitalisme des brevets pour le 21e siècle ? Beaucoup de nouveaux produits (médicaments, OGM, logiciels, circuits intégrés ...) ont, dés lors qu’ils ont été conçus, un coût de production proche de zéro. Leur valeur est presque entièrement générée par le recherche en amont de la production. Le prix de vente, garanti par des brevets est tout à fait arbitraire et il n’est pas régulé par l’offre et la demande. Des influences politiques de toutes sortes doivent donc nécessairement arbitrer le partage de la richesse entre capitalistes pour remplacer le marché défaillant. En ce sens, comprendre dans le capitalisme actuel comment fonctionnent les phénomènes mafieux, les trafics d’influence, les interventions politiques en sous main peut nous guider pour la compréhension d’un capitalisme émergeant, le capitalisme des brevets, dans lequel le marché ne régulerait plus le prix des marchandises.
Le cas Sanofi - Aventis
Aventis s’est constituée, nous l’avons vu, comme une des plus grandes multinationales du médicament, par la fusion de Rhône Poulenc et Hoesht. L’affaire fut juteuse puisque l’action en Bourse connut un bond spectaculaire. Pourtant Aventis fut rachetée l’an dernier par Sanofi, autre entreprise du médicament, bien plus petite qu’elle. Aujourd’hui, la nouvelle entité s’appelle Sanofi - Aventis. Comment une entreprise considérée il y peu comme un grosse PME peut elle se payer un multinationale de premier plan ? Pour réaliser cette opération Sanofi a mis sur la table 55 milllions d’Euros ! Cette capacité financière a été acquise grâce à la vente de certains médicaments, dont les prix sont garantis par des brevets, et dont le marché est rendu solvable par les remboursements des organismes d’assurance maladie. Nous sommes en présence de profits qui vont très au delà des profits habituels des grands trust monopolistes. La somme de 55 Millions est à mettre en rapport avec le déficit annuel estimé de la sécurité sociale estimé à 10 ou 15 millions d’Euros, organisme qui a largement contribué à la réalisation de ces fabuleux bénéfices.