A quoi sert l’état d’urgence que le président de la République, Emmanuel Macron, veut prolonger jusqu’au 1er novembre 2017 ? Il permet notamment de faciliter la vie des autorités en matière de maintien de l’ordre, à en croire un rapport de l’ONG Amnesty international publié mardi 30 mai.
Instauré le 14 novembre 2015 après les attentats de Paris dans une visée antiterroriste, ce régime d’exception permet aux préfets d’interdire des rassemblements publics et de restreindre le droit à la circulation d’individus, les privant de fait de leur droit à manifester. Dans un rapport intitulé « “Un droit, pas une menace”. Restrictions disproportionnées à la liberté de réunion pacifique sous couvert de l’état d’urgence en France », Amnesty international documente ce détournement. « Dans une France sous état d’urgence, le droit de manifester pacifiquement semble être de plus en plus perçu par les autorités comme une menace », constatent les auteurs, au terme de près d’un an d’enquête.
Depuis un an et demi, les préfets français ont eu recours aux pouvoirs d’urgence pour signer 155 arrêtés interdisant des rassemblements publics. Ils ont également adopté 639 mesures individuelles afin d’empêcher des individus de participer à des rassemblements publics, dont 574 dans le cadre du mouvement social contre la réforme du code du travail. Ces chiffres ont été obtenus par l’ONG auprès du ministère de l’intérieur.
Les auteurs du rapport, basé sur des entretiens avec 82 personnes (syndicalistes, manifestants et journalistes), ont également rencontré des représentants du ministère, de la préfecture de police de Paris, de la préfecture d’Ille-et-Vilaine, ainsi que le préfet de Loire-Atlantique. « L’Etat français a indiqué aux Nations unies et au Conseil de l’Europe que le but de l’état d’urgence, qui implique quand même des dérogations au droit international, était la prévention d’attentats, explique Marco Perolini, le chercheur basé à Londres qui a coordonné le rapport. C’est un détournement, car la gestion de l’ordre public n’a rien à voir avec la prévention du terrorisme. »
Des interdictions de séjour « disproportionnées »
En droit ordinaire, les autorités ne peuvent restreindre la liberté de circulation de certains individus qu’à l’occasion de rassemblements sportifs. En mai 2015, la commission d’enquête parlementaire sur le maintien de l’ordre, mise sur pied après la mort de Rémi Fraisse, avait proposé de créer une interdiction administrative de manifester pour les personnes signalées par les services de renseignement. Devant la polémique, l’idée avait été abandonnée. Elle est revenue par la petite porte avec l’état d’urgence, qui offre aux préfets des pouvoirs bien plus étendus.
L’article 5 de la loi relative à l’état d’urgence autorise les préfets à « interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics ». L’article 6 permet, lui, au ministre de l’intérieur d’assigner à résidence une personne s’il « existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». En réalité, les autorités ont utilisé à 639 reprises ces pouvoirs d’urgence pour empêcher des militants de participer à des rassemblements publics.
La majorité de ces mesures individuelles – 574 – ont été prises dans le cadre du mouvement du printemps 2016 contre la réforme du code du travail, les autres visant 21 militants écologistes lors de la COP21 et 44 supporters lors de l’Euro de football. En novembre et décembre 2015, 26 militants écologistes ont également été assignés à résidence par le ministère de l’intérieur et ont dû pointer dans un commissariat plusieurs fois par jour. « Des individus sans aucun lien avec des actes ou intentions terroristes et souhaitant exercer légitimement leur droit à la liberté de réunion se sont trouvés pris dans les filets des mesures d’urgence », résume le rapport.
Ces restrictions ont d’abord visé des « militants qui avaient joué un rôle prépondérant dans les mouvements sociaux opposés à la loi travail, bien qu’ils n’aient commis aucune infraction pénale ». Puis, à la suite de plusieurs décisions de tribunaux administratifs annulant ces interdictions, les préfets ont « alors commencé à imposer ces mesures aux manifestants faisant l’objet de poursuites pour des infractions qui auraient été commises dans le cadre de rassemblements publics précédents ». Le rapport signale que plusieurs de ces manifestants ont été ultérieurement acquittés.
Le rapport cite le cas d’Hugo, étudiant à l’université Rennes-II et militant d’Ensemble-Front de gauche. À Rennes, la maison du peuple, occupée pendant dix jours, avait été évacuée à la mi-mai 2016 par des policiers du RAID. Dans la foulée, Hugo avait fait l’objet, le 16 mai, d’un arrêté du préfet d’Ille-et-Vilaine l’interdisant de séjour dans le centre-ville de Rennes au motif de son rôle prépondérant dans le mouvement étudiant et de sa participation à de précédentes manifestations. Sans qu’aucun acte de violence précis lui soit imputé. La mesure ayant été suspendue par le tribunal administratif de Rennes, le 23 mai, le préfet a repris des restrictions similaires uniquement pour les jours où des manifestations contre la loi travail étaient prévues.
« La préfecture ne pouvait pas me poursuivre pénalement, car je n’avais commis aucun délit, a déclaré Hugo à Amnesty. Alors ils ont recouru à une mesure administrative, liberticide et vexatoire. À mon avis, il y avait une volonté de me punir et de me mettre des bâtons dans les roues en tant que militant politique. »
Constantin, un jeune militant parisien également cité, estime qu’avec l’état d’urgence, les autorités « se sont déchaînées » contre « les mouvements autonomes et anarchistes ». « Aujourd’hui, il y a beaucoup de pression ressentie par tous ceux qui sont actifs dans un mouvement, comme celui contre la construction de l’aéroport à Notre-Dame-des-Landes », explique-t-il.
Les interdictions de rassemblement
Plus classiquement, les préfets ont aussi interdit des manifestations, comme ils pouvaient déjà le faire avant l’état d’urgence. Depuis novembre 2015, les préfets ont signé 155 arrêtés interdisant des rassemblements publics au nom de l’état d’urgence, sans compter les dizaines de manifestations interdites en vertu du droit commun français. Pour Amnesty, plusieurs de ces mesures semblent « ne pas être conformes au droit international » et ont « parfois exacerbé les tensions au lieu de les réduire ». « L’interdiction généralisée se justifiait uniquement quelques jours après les attentats à Paris », estime Marco Perolini.
Les autorités ont justifié ces interdictions « par une insuffisance d’effectifs de police pour assurer à la fois le maintien de l’ordre et la mission prioritaire d’assurer la sécurité du public face à la menace de nouveaux attentats ». Le rapport d’Amnesty met en doute ce manque d’effectifs au vu des « tactiques et stratégies mobilisant des ressources considérables utilisées pour maintenir l’ordre lors de rassemblements publics dans des cas où elles n’étaient apparemment pas nécessaires ».
« Les autorités ont fréquemment déployé des centaines de représentants des forces de l’ordre pour contenir des manifestants pacifiques qui ne présentaient aucune menace concrète à l’ordre public », estime l’ONG. Elle cite notamment le confinement « inutile » de centaines de manifestants pacifiques contre la loi sur le travail, le 5 juillet 2016, à Paris, qui a les a empêchés « concrètement de jouir de leur droit à la liberté de réunion pacifique ». Sont aussi visées les stratégies offensives des préfets à Nantes et Rennes, « qui ont eu pour effet d’accroître les tensions entre manifestants et forces de police ».
A Rennes, les autorités ont choisi de boucler le centre-ville aux manifestants depuis la fin mars 2016, en arguant de violences commises lors d’une manifestation contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes en février 2016. Là encore, la préfecture d’Ille-et-Vilaine a allégué auprès d’Amnesty international le manque d’effectifs policiers. L’ONG remarque cependant que, pour faire respecter cette interdiction, les autorités ont « systématiquement déployé des effectifs de police considérables (…) en bouclant un grand nombre des points d’accès au centre-ville ».
A Nantes, le préfet de Loire-Atlantique a interdit 7 manifestations en 2016. Il a justifié à Amnesty ces interdictions « en raison de la présomption qu’elles étaient susceptibles de troubler l’ordre public étant donné qu’elles n’étaient pas organisées par des syndicats » et des « liens ambigus » des organisateurs avec des groupes violents. « L’état d’urgence permet aux préfets d’interdire un rassemblement à titre préventif en raison d’une menace très diffuse et peu caractérisée d’atteinte à l’ordre public », constate l’ONG.
Un maintien de l’ordre « contraire aux normes internationales »
Amnesty international pointe aussi un « recours à une force non nécessaire ou excessive » pour réprimer les mobilisations contre la loi sur le travail. Selon le ministère de l’intérieur, 336 policiers et 45 gendarmes ont été blessés en maintien de l’ordre entre le 19 mars et le 4 octobre 2016. Côté manifestants n’existe toujours aucun système de collecte exhaustive de données. Mais, dans le cadre des manifestations contre la loi travail, 102 manifestants ont déposé plainte auprès de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et de son équivalent gendarmesque, l’IGGN. S’appuyant sur le témoignage de nombreux manifestants, l’ONG estime aussi que les autorités ont « attenté de manière illégale au droit à la liberté d’expression, en ayant recours à la force ou en faisant obstruction par d’autres moyens aux journalistes et autres membres des médias qui couvraient les manifestations ».
Le rapport revient fort à propos sur quelques principes de maintien de l’ordre tirés des conventions internationales. « Une manifestation doit être présumée comme étant pacifique à moins que les autorités ne puissent démontrer concrètement qu’elle constitue une menace à l’ordre public », rappellent les auteurs.
« S’il incombe aux Etats d’assurer l’ordre public, et que le maintien de l’ordre public constitue l’une des raisons autorisées pour imposer des restrictions manifestement nécessaires au droit à la liberté de réunion pacifique, il est important que les autorités fassent preuve d’un certain degré de tolérance vis-à-vis des perturbations inévitables engendrées par les manifestations », indique l’ONG. Même en cas de violences dues à quelques manifestants, « cela ne transforme pas automatiquement un événement par ailleurs pacifique en un événement non pacifique. Par conséquent, toute intervention doit chercher à s’occuper des individus concernés plutôt qu’à disperser l’ensemble des participants ».
Il appartiendra aux nouveaux députés de décider début septembre de la prolongation pour la sixième fois de l’état d’urgence. « Nous ne nions pas la menace terroriste, mais l’état d’urgence est-il vraiment nécessaire pour y faire face ? », leur demande Marco Perolini.
Louise Fessard