C’est l’une des dispositions de la loi sur l’état d’urgence qui n’avait pas encore été évaluée par le Conseil constitutionnel. Mardi 30 mai, ce dernier a examiné en audience ce qui a été assimilé à des « interdictions de manifester ». Précisément, l’article 5-3 du texte de 1955 qui donne pouvoir au préfet « d’interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics ». Une décision est attendue le 9 juin.
Emmanuel Macron et la volonté de prolonger l’état d’urgence
• L’interdiction de séjour a été massivement usitée depuis la mise en place de l’état d’urgence après les attentats qui ont frappé la France en novembre 2015. Mais d’après un rapport d’Amnesty International paru mercredi 31 mai – manifester, « Un droit, pas une menace » –, l’Etat y a eu recours non pas pour prévenir des attaques terroristes mais « pour servir des objectifs plus larges, notamment pour maintenir l’ordre public ». Au total, les préfets ont adopté 683 mesures individuelles d’interdiction de séjour.
Dans l’écrasante majorité des cas (639), il s’agissait « explicitement d’empêcher des personnes à participer à des manifestations », souligne l’ONG (qui a arrêté de compiler des données début mai). De fait, 90 % de ces arrêtés ont été pris lors de la mobilisation contre la loi travail, une période qui fut souvent émaillée d’affrontements entre les forces de l’ordre et les manifestants. Ils ont principalement ciblé des militants de la gauche radicale.
• Des interdictions ont également été prises, fin 2015, au moment de la conférence de Paris sur le climat (COP21) – des militants avaient en outre été assignés à résidence – ou lors des opérations de démantèlement de la « jungle » de Calais, fin 2016. La mesure est devenue pratique courante : dix interdictions de paraître ont encore été prises à l’occasion de la manifestation du 1er mai à Paris. La durée pendant laquelle la mesure s’applique peut varier de quelques heures à plusieurs semaines, et son périmètre est plus ou moins vaste.
En dehors de l’état d’urgence, les interdictions de manifester ne peuvent être prononcées que par un juge judiciaire dans le cadre d’une peine complémentaire. En matière de police administrative, ce qui s’en rapproche le plus est l’interdiction de stade, décidée par un préfet à l’encontre d’une personne, même si elle n’a jamais été condamnée par la justice, pour prévenir des troubles à l’ordre public.
Atteinte aux libertés
En 2015, la commission d’enquête parlementaire mise en place après la mort de Rémi Fraisse – en octobre 2014, le jeune militant écologiste était décédé lors d’une manifestation d’opposants à la construction d’un barrage à Sivens (Tarn) – avait proposé de créer, sur le même modèle, une interdiction administrative de manifester pour les individus « condamnés ou connus en tant que casseurs violents ».
• La proposition n’avait pas été suivie d’effet mais elle pourrait réapparaître à la faveur du projet de loi antiterroriste en gestation, annoncé par le gouvernement le 24 mai et qui ambitionne de transposer des outils de l’état d’urgence dans le droit commun. D’ici là, le Conseil constitutionnel se sera prononcé sur la constitutionnalité de l’interdiction de séjour en période d’état d’urgence.
• A l’origine du recours, un jeune homme âgé de 20 ans qui a été interdit de manifester le 28 juin 2016 à Paris. Ses avocats, Mes Raphaël Kempf et Aïnoha Pascual, rapportent les conditions dans lesquelles il a été visé par la mesure : « Il a fait l’objet d’un contrôle d’identité le 23 juin 2016, jour de manifestation contre la loi travail, à la station de métro Oberkampf. Il ne manifestait pas, mais allait retrouver sa grand-mère place de la Nation. Un couteau à beurre a été trouvé dans son sac parce qu’il avait fait un pique-nique la veille. Après quasiment vingt-quatre heures de garde à vue pour port d’arme sans motif légitime, il a eu un rappel à la loi. Sur cette base, il a été interdit de manifestation. »
Mes Kempf et Pascual voient dans ces mesures préventives une atteinte aux libertés garanties par la Constitution, notamment celles d’aller et venir et de manifester, doublée d’un « détournement » de l’état d’urgence. Dans ses observations transmises au Conseil constitutionnel, le gouvernement de Manuel Valls ne prétendait pas avoir œuvré à la lutte antiterroriste mais il se défendait de porter atteinte au droit de manifester. Il considérait n’avoir visé que « la participation à une manifestation irrégulière ou le fait de se rendre sur les lieux d’une manifestation régulière afin de s’y livrer volontairement à des atteintes illégales ».
Dans son rapport, Amnesty International souligne toutefois que « les représentants du ministère de l’intérieur et de la Préfecture de police de Paris interrogés ont été dans l’incapacité de fournir une évaluation de l’efficacité de ces mesures en termes de maintien de l’ordre ».
• Formulée de façon floue dans la loi sur l’état d’urgence, l’interdiction de séjour a fait l’objet d’une « interprétation très large » par le ministère de l’intérieur, observe par ailleurs Amnesty International. « Les préfets peuvent viser des intentions et pas des comportements établis », dénonce Me Kempf. De fait, le juge administratif a suspendu plusieurs interdictions car les préfets n’apportaient aucun élément matérialisant la participation des personnes à des violences ou des dégradations. Ils se contentaient de produire des « notes blanches » des services de renseignement établissant leur participation à des manifestations ayant dégénéré et leur appartenance à la mouvance antifasciste.
Après avoir été retoqué plusieurs fois, le gouvernement a réduit la voilure et ne vise plus que des personnes faisant l’objet de poursuites judiciaires ou ayant été interpellées sans pour autant être mises en examen. C’est en fait de manière beaucoup plus marginale que des interdictions de séjour ont également été prises à l’encontre de personnes considérées comme « radicalisées ».
Personnes « radicalisées »
Pendant l’Euro 2016 de football, un homme était, par exemple, interdit de séjour à Lens (Pas-de-Calais) les jours de matchs et d’ouverture de la fan-zone. Le tribunal administratif a toutefois suspendu la mesure, considérant que l’individu visé ne présentait pas de menace, ainsi qu’en avait convenu le renseignement territorial lui-même. L’homme avait fait l’objet d’un signalement malveillant, lié à un conflit familial, qui lui prêtait une intention de quitter la France pour s’installer dans un pays musulman avec ses deux filles.
• Dans un autre cas, un homme avait été interdit de séjour à Angers lors du passage de l’étape du Tour de France dans la ville. Le juge administratif a cette fois considéré que la mesure était fondée au vu des éléments fournis par les services de renseignement. Ceux-ci reprochaient à cette personne une « …pratique particulièrement radicale de l’islam », des contacts en 2012 avec un membre du groupe islamiste Forsane Alizza et le fait de ne pas avoir condamné les attentats de Paris et Bruxelles.
En matière de grands événements, sportifs ou autres, des textes récents (loi antiterroriste du 3 juin 2016, loi de sécurité publique de février 2017) ont organisé le « criblage » par la police de l’ensemble des intervenants (agents de sécurité et d’entretien, bénévoles, journalistes…) dans un objectif de prévention du terrorisme mais aussi « des atteintes à la sécurité et à l’ordre public et à la sûreté de l’Etat ». Tous peuvent faire l’objet d’une enquête administrative préalable à leur accréditation. (Article publié dans )
Julia Pascual