La campagne présidentielle ou législative que Jean-Luc Mélenchon a menée cette année est très différente des précédentes. Il y a eu une modification profonde de ses rapports avec les partis politiques en général et avec ceux qui étaient ses alliés dans le Front de gauche en particulier. Il est important de comprendre les raisons de cette évolution, quelles en sont les implications et dans quel cadre elle s’est produite, en France.
Revenons tout d’abord sur qui est Mélenchon. Il a appelé à « dégager » le personnel politique traditionnel en réussissant à faire oublier qu’il en est lui-même un représentant assez caricatural. Membre du courant « lambertiste » (de référence trotskiste, vivant en symbiose avec des appareils social-démocrate, franc-maçon et syndical au sein de FO) il a été envoyé en 1976 dans le Parti socialiste où il a fait carrière. En 1983, il est élu conseiller municipal, puis départemental. Homme politique professionnel, il ne s’est pas enraciné dans une circonscription, devenant sénateur – les sénateurs en France ne sont pas élus par la population, mais par des grands électeurs –, puis député européen, un scrutin par liste. Il a été membre du gouvernement sous le Premier ministre Jospin (lui aussi d’origine lambertiste). Ce n’est qu’aujourd’hui qu’il entre au Parlement, mais après s’être « parachuté » dans une circonscription de Marseille, la grande ville portuaire du sud. Politicien « hors sol », il animait cependant un courant de gauche au sein du PS – la Gauche socialiste –, un courant effectivement militant – ce qui lui a permit de le quitter en 2008 et de fonder le Parti de Gauche (PG).
Quelles sont ses références politiques ? Originellement, comme j’ai dit, il vient du courant lambertiste qui n’est pas le plus démocratique de la mouvance trotskiste française. Il n’a pas rompu les ponts par rapport à ce passé, mais s’est complètement intégré au sein du Parti socialiste. En fait, l’une de ses principales références contemporaines (la principale ?) est François Mitterrand, président de la République en 1981-1995, qu’il côtoyait. Mitterrand est pour lui un maître en politique. Individu relativement isolé, il a réussi à capturer le PS, à se subordonner le PCF en s’alliant avec lui (Union de la Gauche), à conquérir la présidence de la République et à la garder pendant deux septennats (un record de longévité, mais pas de radicalité !).
Il ne s’identifie absolument pas aux révolutions du XXe siècle. C’est un peu comme si elle n’avait jamais existées. Il y a l’avant – la Commune de Paris, Jean Jaurès – et l’après – Hugo Chávez… Il manifeste très peu d’empathie (c’est un euphémisme [1]) à l’égard des révolutionnaires de ma génération.
Il appartient à une mouvance assez forte en France, de gauche sur des questions sociales (services publics, etc.), et nationaliste à la fois. J’y reviendrai.
2012-2017 : de l’ambition présidentielle à la députation
Depuis son départ du PS, en 2008, en quoi croit Mélenchon ? En lui-même. Ce n’est pas une boutade que de le dire, mais un fil conducteur. Il s’est identifié aux individus qui incarnent un changement de pouvoir (à commencer par Chávez – mais aussi Mitterrand en 1981, après 25 années de règne de la droite en France). Il m’a fallu du temps pour l’admettre tant l’idée était pour moi bizarre, tant elle m’était « étrangère », mais Jean-Luc Mélenchon a effectivement eu pour ambition de devenir président de la République à l’occasion des élections de 2012 et 2017. Si l’on ne comprend pas cela, on ne comprend rien. Les modifications d’orientation entre 2012 et 2017 relèvent avant tout d’un sens de « l’opportunité ». Il a choisi le personnage qu’il va incarner et la politique qu’il va mettre en œuvre en fonction d’une analyse tactique, et non pas d’un projet stratégique. C’est ce que note Jorge Lago, membre du Conseil citoyen de Podemos, en décrivant comment il change sa tactique en 2017, après s’être rendu compte que sa lecture de la présidentielle était erronée (Fillon devenant candidat à droite et non Sarkozy, Hamon candidat du PS et non Valls ou Hollande, Bayrou soutenant Macron…) [2].
L’insurrection citoyenne pour Mélenchon, c’est la « révolution par les urnes ». Il visait une conquête rapide de la présidence : en 2012, d’un coup, ou au moins en s’imposant comme le « troisième homme » en vue de 2017. Il ne fut que le quatrième derrière… Marine Le Pen du Front national. Il avait été le candidat du Front de Gauche, un front électoral alliant le Parti de Gauche, le PCF et divers groupes et réseaux qui ont constitué Ensemble !. Avec 11,2% des voix, il avait capté l’essentiel des votes « gauche radicale », ce qui n’était pas mal, mais ce qui était très insuffisant à ses yeux.
Les débats de l’époque restaient classiques, touchant notamment à la politique d’alliance électorale avec le PS et divisant le PG (Mélenchon) et le PCF – ce dernier ayant de nombreux élus dont la réélection dépend souvent d’un accord avec le Pari socialiste, alors que le Parti de Gauche en avait très peu (élus alors qu’ils étaient membre du PS, ironie de l’histoire)…
En réponse à ce premier échec, Mélenchon a décidé de se libérer de toute contrainte envers les partis constitués, envers ses alliés du Front de Gauche, mais même envers son propre parti, le PG [3]. Il se « bonapartise » en imposant sa candidature présidentielle sans consultations ou négociations préalables et en créant, en 2016, son propre mouvement-plateforme d’action électoral, La France insoumise (FI). Il va très loin dans cette voie. Il n’a plus pour thème le rassemblement (derrière lui), mais celui du remplacement.
Mélenchon se construit toujours en « contre », en choisissant une cible. Ce fut pendant plusieurs années le Front national. Il a engagé des duels avec Marine Le Pen, lors de la présidentielle de 2012 et en se présentant contre elle aux législatives suivantes, à Hénin-Beaumont, dans le nord. Il les a tous perdus. En 2016-2017, il change son fusil d’épaule. « Dégagez-les tous ». Aux législatives, il se présente cette fois, à Marseille, non pas dans une circonscription où le FN est puissant, mais où il a fait un excellent score au premier tour et où le député sortant (PS), Mennucci, n’a plus aucune chance de garder son poste – il sera effectivement dégagé comme la plupart des élus de ce parti.
Le programme économique ne change pas qualitativement, il prône en gros un keynésiannisme radical, sans anticapitalisme, et intègre beaucoup plus que par le passé la dimension écologique. En revanche, au fil des mois, le discours, la communication et les symboles se modifient. Mélenchon a beaucoup étudié ce qui a marché dans d’autres pays comme aux Etats-Unis l’usage par Obama des réseaux sociaux, puis la campagne de Sanders, ou l’histoire de Podemos en Espagne. Il prend bonne note de la baisse d’influence des médias classiques. Il travaille son personnage jusque dans les détails (le choix de ses vêtements…) Il recherche les coups de com’ – par exemple le doublage d’un meeting via un hologramme, un très coûteux gadget déjà utilisé à l’étranger (contrairement à ce qu’il a laissé entendre), notamment par le Premier ministre Modi en Inde. Il travaille étroitement avec des communicants. Plus que jamais, il est un professionnel de la politique.
Quand il est menacé à gauche par la candidature du « frondeur » Benoît Hamon, il accentue le profil populiste de sa campagne. Jorge Lago le souligne en l’approuvant, regrettant seulement que ce tournant soit venu tardivement, par opportunité tactique plus que par conviction stratégique :
« la campagne [de Mélenchon] est très bien travaillée. Par exemple, le clip de campagne qui montre comment sera la France en 2018, un an après son élection, est très intelligent puisqu’il y parle la langue de l’État. […]. C’est un discours de l’État qui est intégré par les Français. Quand j’habitais en France le fait que le discours de l’État soit aussi courant chez les gens est l’une des choses qui m’a le plus marqué. Pour résumer, l’idée de réduire à néant le discours de la gauche classique et la mythologie gauchiste, la disparition des drapeaux rouges et des références dans ses meetings, à mon avis ont été très bien faits mais peut-être un peu tard. »
Parler la langue de l’Etat, réduire à néant le discours de la gauche classique et la mythologie gauchiste, faire disparaître les drapeaux rouges… Mélenchon « construit » très systématiquement l’Insoumis en rupture avec les références et symboles historiques d’une identité de classe (et pas simplement de la dite « gauche classique »). Tout en prônant l’avènement d’une VIe République, il s’inscrit pleinement dans la tradition de la Ve selon laquelle la présidentielle est la rencontre d’un homme (rarement une femme) et le peuple français. Il profite du rejet des partis sur lequel Emmanuel Macron a lui aussi surfé. Dans un tel cadre, le « profil » d’une candidature, sa marque médiatique, ce qu’elle incarne, est plus important que le détail du programme. Avant d’y revenir, terminons-en avec la séquence électorale.
Une fois remis de sa déception présidentielle et fort de son score de 19,6% au premier tour, Jean-Luc Mélanchon a appelé à faire élire une majorité parlementaire France insoumise, ce qui lui aurait permis de devenir Premier ministre et d’imposer une cohabitation conflictuelle à Emmanuel Macron. Le résultat du premier tour des législatives (11%) a forcé à un peu plus de sobriété, même si Mélenchon s’est réjoui d’être personnellement en position gagnante dans sa circonscription de Marseille.
Après avoir brigué la présidence de la République, Jean-Luc Mélenchon s’est finalement contenté d’être élu député et de pouvoir constituer un groupe parlementaire FI avec 17 membres (il en faut au minimum 15 pour en constituer un). C’est mieux que ce que les sondages prévoyaient. En fait, tous les partis d’opposition ont bénéficié d’une démobilisation relative de l’électorat macronniste au second tour des législatives. Le PCF notamment a obtenu 11 élu.e.s et le FN 8 (Mélenchon n’a pas eu le plaisir d’une revanche indirecte sur Marine Le Pen qui est, comme lui, entrée pour la première fois à l’Assemblée nationale).
Le PCF a formé un groupe parlementaire indépendant de la France insoumise, avec l’apport de cinq députés ultramarins (d’outre-mer), ce qui permet d’atteindre le seuil fatidique des quinze membres.
Le nouveau groupe FI se positionne clairement à gauche. Il fait, comme le PCF, de la défense d’un code du travail protecteur son cheval de bataille. Il est trop tôt pour savoir comment Jean-Luc Mélenchon va repenser son profil, ce qu’il va faire de La France insoumise (dont la vocation, sous sa forme actuelle, n’était que temporaire, le temps d’une campagne électorale). On peut et on doit cependant revenir sur des constantes de l’orientation de Mélenchon et sur les implications du « moment populiste » de 2017.
La symbolique populiste
Jean-Luc Mélenchon peut faire preuve d’un sens aigu du moment politique. Ce fut par exemple le cas quand il a rompu avec le Parti socialiste en 2008 pour fonder le Parti de Gauche (PG), puis le Front de Gauche avec le PCF. Nous avons nous-mêmes lancé cette année-là la perspective du NPA, qui a reçu un écho très favorable, ce que Mélenchon a probablement noté à l’époque. La construction du NPA ne pouvait être que l’aboutissement d’un processus ; en revanche, la création du PG fut instantanée, à partir de la base organisationnelle déjà constituée au sein du PS.
Le « processus NPA » a été initié alors que le PG et le Front de Gauche n’existaient pas. Le NPA a été créé quand ils existaient et étaient à l’offensive. La dynamique de fondation du NPA en a été déséquilibrée.
Quand l’épuisement du Front de Gauche s’est fait sentir (simple front électoral, il s’est stérilisé), Jean-Luc Mélenchon a tenté de s’en dégager de plusieurs façons, en lançant notamment un Mouvement pour la VIe République. Je trouvais alors que c’était complètement hors champ, les préoccupations populaires étant avant tout sociales. Ce mouvement est mort-né, cependant, l’idée de la VI République a fait son chemin, la crise institutionnelle de la Ve et du régime correspondant des partis apparaissant au grand jour en 2017.
Jean-Luc Mélenchon est à l’affût du neuf ; c’est l’une de ses qualités. Il est aussi un homme de scène, ce dont il use, voire abuse. Dans un système présidentialisé comme en France, c’est un atout. Le PCF était incapable de produire une candidature à même de le concurrencer sur ce plan, ce qui lui a permis d’hégémoniser le Front de Gauche, puis de l’abandonner.
On retrouve cette question de l’incarnation individuelle d’un avenir politique – de l’identification de son projet à celui de son destin. Hypothèse : c’est le point de rencontre entre Jean-Luc Mélenchon et les acteurs ou théoriciens du populisme à gauche : Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, Pablo Iglesias et Íñigo Errejón…
Chantal Mouffe elle-même, sur le site de Verso Books, défend Mélenchon en tant que « réformiste radical contre une oligarchie montante » [4]. Elle différentie avec prudence le contexte latino-américain (des sociétés ultra oligarchisées) du contexte européen (où l’on ne peut ignorer le clivage gauche/droite) ; mais là aussi, il s’agit de mettre fin à la domination du système oligarchique, dans une refondation démocratique.
Raquelle Garrido, une porte-parole de Mélenchon, membre du cercle des intimes, prend moins de précautions dans une interview à Jacobin [5]. Les mots clés de la campagne 2017 sont humanisme, populisme, patriotisme et Constitution. La France insoumise est « un mouvement citoyen de base, notre idéologie est humaniste. De bien des façons, nous avons adoptés la stratégie populiste de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. [Le populisme] est un programme. C’est une ligne de démarcation entre ‘eux‘ [l’oligarchie] et ‘nous‘ [le peuple]. […] Notre mouvement a pour objectif de construire quelque chose au-delà des partis. Il s’est construit en fonction d’un projet – vraiment délibérément – comme quelque chose de différent du cartel de partis que nous avions en 2012. »
La situation est « mure » pour « ce que nous proposons – que nous avons besoin d’une solution pacifique » aux multiples tensions qui traversent la société française. En 2012, Mélenchon pouvait apparaître « trop radical, trop subversif ». Il « apparaît maintenant un sage ».
Pour sa part, Jean-Luc Mélenchon serait toujours « jaurésien », la référence de classe restant, mais se situant au sein de celle de la République. Cependant, la campagne électorale a bien vu l’effacement volontaire de ses symboles. Au fil des semaines, les drapeaux rouges ont disparu au profit des seuls drapeaux tricolores, l’Internationale au profit de la seule Marseillaise. Le mot « humaniste » s’est suffit à lui-même. Après la faucille et le marteau, même le poing levé cède la place à la lettre grecque Phi (φ).
« Phi » est dorénavant le sigle du mouvement, omniprésent jusque sur les bulletins de vote. Il y a un jeu de mot (Phi pour FI, comme EM – Emmanuel Macron – dans En Marche), mais bien plus. « Phi » évoque philosophie, harmonie, amour – et n’a pas de passé politique. Ce symbole n’est ni de droite ni de gauche. Question harmonie, Mélenchon la brise souvent avec ses propos calibrés d’arrogance et de mépris. « Phi » n’en est pas moins un identifiant neutre.
Le travail a été au cœur de la campagne Mélenchon (contre l’inversion des normes dans le code du travail, sur la feuille de paie ou d’impôt, etc.), mais pas les classes sociales. Les « 99% », c’est le peuple contre les oligarques. Mélenchon a réussi de façon répétée les plus gros rassemblements de la campagne électorale. Pour les dizaines de milliers de personnes qui y ont participé, l’identité de classe était rendue invisible. Cela aura des conséquences, la France étant l’un des pays d’Europe occidentale où, après avoir été centrale, cette identité a été efficacement marginalisée, fragmentée – beaucoup plus, il me semble, qu’en Belgique ou en Grande-Bretagne, par exemple. Une victoire de l’offensive idéologique néolibérale. Or, bien qu’ils soient tous deux de tradition social-démocrate de gauche, Jean-Luc Mélenchon est en ce domaine l’antithèse de Jeremy Corbyn.
Le populisme, à gauche, est-il une tactique temporaire ? Pour Juan Carlos Monederos, l’un des fondateurs de Podemos, il ne doit être utilisé que temporairement, dans ce qu’il appelle la phase « destituante » du mouvement, mais doit être dépassé dans la phase « constituante » [6]. Il critique spécifiquement les conceptions d’Íñigo Errejón :
« Les défenseurs de ‘ l’hypothèse populiste‘, et avant tout Íñigo Errejón, pensaient qu’il fallait seulement mobiliser des éléments qui pouvaient nous faire gagner et que nous ne devions pas parler de thèmes qui pouvaient nous faire perdre des voix, c’est-à-dire qu’il fallait uniquement parler de choses abstraites pour avoir l’appui le plus large possible : la patrie, la caste, la corruption. [Elle] préconise de vider les signifiants, elle finit par vider les véritables possibilités de changement. […] Quand Laclau dit que la politique et l’économie sont la même chose, il met de côté les conditions matérielles de la lutte des classes. Je pense que c’est une erreur. »
Jean-Luc Mélenchon peut très bien, du Parlement, décider de réhabiliter un discours « de classe » et ne pas le laisser au seul PCF. Cependant – et la question vaut pour Monederos – est-ce si simple de reconstruire ce que l’on a dans un premier temps efficacement déconstruit ?
Le « remplacement » et La France insoumise
Le « remplacement » est devenu un thème central du discours de Mélenchon et de ses choix politiques. On ne va pas regretter le PS (qui avait cessé depuis belle lurette d’être un « parti ouvrier ») ni souhaiter qu’il trouve une nouvelle vie. S’il ne s’agissait que de cela, vive le remplacement !
Cependant, pour Mélenchon, l’ère des partis est révolue, que vivent les mouvements ! Il ne se contente pas de prendre note du déclin desdits partis, il contribue activement à leur marginalisation. Cela entre en résonnance avec la situation française, car c’est aussi ce qu’a réussi Macron et son mouvement En Marche (devenu La République en Marche – LREM).
C’est un choix dont les conséquences peuvent être particulièrement lourdes, compte tenu de la conjoncture. Avec qui opposer à Macron un front de résistance sociale et démocratique, si l’on a pour ambition de « remplacer » tous ses possibles alliés partidaires ? Après avoir soigneusement séparé le champ électoral (l’affaire des politiques) du champ social (l’affaire des syndicats), Mélenchon semble maintenant se présenter, et présenter son groupe parlementaire, comme le correspondant parlementaire naturel des luttes que le mouvement syndical engagera.
Il faut en urgence rassembler toutes les forces de résistance, sous peine d’être rapidement défaits par l’offensive que prépare Macron sur un éventail de questions qui va des pouvoirs donnés au patronat dans chaque entreprise jusqu’à l’introduction dans la loi courante du régime d’exception qu’est l’état d’urgence.
Problème : le remplacement est une antithèse du rassemblement.
Question : que va devenir La France insoumise ? Que veut dire que l’on en a fini avec les partis (traditionnels ?) ?
Mélenchon joue avec l’idée que l’on peut contourner les partis, les marginaliser complètement, les désintégrer – mais il n’a pas encore expliqué par quoi les remplacer [7]. En effet, La France insoumise n’a pas été conçue comme une formation faite pour durer, mais comme un instrument temporaire, le temps d’une élection. Elle a été créée en février 2016. Tu ne pouvais pas y adhérer, il était impossible d’y cotiser, tu pouvais seulement effectuer des dons pour la campagne électorale. Cotisation signifie membre, avec des droits et des devoirs. S’inscrire dans la démarche de la FI se faisait sans droits ni devoirs. On n’exige rien de toi, tu n’as aucun pouvoir formel.
Il y a peut-être eu jusqu’à 500.000 de clics sur Internet pour s’inscrire à La France insoumise. C’est considérable. Les internautes ont présenté des idées sur le net. Une « synthèse », un programme, l’Avenir en commun [8], a été soumis à approbation et a reçu quelque 97% de clics positifs. Des règles restrictives ont été décrétées : les groupes d’appui à la France insoumises ne devaient pas dépasser quinze membres ni couvrir plus d’une circonscription ni se coordonner sur un territoire. Pas de congrès ou d’assemblée générale. Ce type fort inhabituelle de fonctionnement (qui n’a pas toujours été respecté localement) renforce évidemment l’autorité du sommet, sans éliminer nécessairement les négociations électorales avec diverses composantes partidaires en concurrence. Globalement, la structure horizontale était très informelle ou « cadrée », le contrôle vertical par le noyau dirigeant très serré.
Des équipes militantes se sont formées, souvent initiées par le sommet, ont assumé diverses tâches, et ont notamment brillamment assuré l’irrigation des réseaux sociaux. Il y a des analogies avec Podemos, mais ce n’est pas un copier-coller. Nous n’avons pas eu de mouvements de masse d’une même ampleur en France et il n’y avait pas place dans le processus de la FI pour une organisation fondatrice comme Anticapitalistas en Espagne.
Le noyau de direction provient du Parti de Gauche. C’est en quelque sorte une équipe familiale, avec une longue histoire commune. Ils sont pour une part maintenant député.e.s de la FI, où l’on trouve aussi des ex-LCR/NPA, passés par Ensemble !.
L’identification au chef a nourri des comportements très sectaires du fan-club qui agit en meute pour dénoncer toute critique via Internet, au point parfois de bloquer le fonctionnement des comptes de leurs cibles. Mélenchon lui-même goutte peu les écarts. J’insiste là-dessus, parce que cela s’inscrit dans une évolution très négative à la gauche de la gauche, où les débats de fonds sont très pauvres, mais où les « diabolisations » sont devenues très fréquentes. Le désaccord est considéré illégitime dès qu’il touche à une question « sensible ».
Voilà d’où l’on vient ; mais où va-t-on ? Mélenchon et ses proches doivent maintenant préciser à quel mouvement durable ils veulent donner naissance – et comment le pluralisme de la société va s’exprimer, si ce n’est notamment par la pluralité de partis ?
Il y a de très bonnes raisons au discrédit des partis. Ni Macron ni Mélenchon n’en sont responsables. Le PS, notamment, s’est détruit lui-même sous le quinquennat Hollande. Le PCF et l’extrême gauche ne doivent pas chercher de bouc émissaire à leurs propres échecs. Idem à droite. Mais que reconstruire ?
L’enracinement social de La France insoumise est très superficiel. Il serait assez ironique qu’elle se présente aujourd’hui avec la même prétention hégémonique que le PCF de l’époque stalinienne. C’est la question que soulève, en termes très mesurés, Roger Martelli, qui fut longtemps au Parti communiste et qui a soutenu avec constance Mélenchon [9] :
« La France insoumise, au fond, pourrait très bien, comme le PCF de la grande époque, expliquer qu’il n’y a aucune place, en dehors d’elle, pour une pratique qui soit à la fois réaliste et révolutionnaire. Or, dans un moment de crise et de recomposition, quand il s’agit de regrouper largement et d’inventer ensemble, une logique qui apparaîtrait peu ou prou comme un appel au ralliement ne serait pas la plus adéquate. »
Le peuple et le patriotisme
Jean-Luc Mélenchon chante la France et ce n’est pas nouveau. Il chante la France-Puissance, celle qui est présente sur tous les océans. Il veut quitter l’Otan, mais « à la gaulliste », pour qu’elle puisse mieux défendre ses intérêts et son aura dans le monde. Tout cela n’a rien à voir avec les rapports de forces réels ; mais cela a irrigué la campagne de La France insoumise. Postulant président, Mélenchon aimait parler en (futur) chef des armées, dont il faut renforcer les capacités (et préserver son armement nucléaire).
Le peuple est un peuple-nation, fondement du patriotisme. Le patriotisme dans un pays impérialiste n’est pas une valeur de gauche assurée ! Cependant, pour Mélenchon, la France n’est pas impérialiste. La FI ne combat pas l’impérialisme français, car ce combat n’a pas lieu d’être. La vision de la politique étrangère ne procède pas d’un point de vue internationaliste, mais géostratégique [10]. Ainsi, sa lecture de la situation au Moyen-Orient en reste aux rapports de puissances, d’où ses appels à collaborer avec la Russie et tant pis s’il faut composer avec Assad.
Il peut appliquer en Europe même cette logique de puissances rivales – la cible est alors l’Allemagne d’Angela Merkel (et le propos parfois limite germanophobe).
Mélenchon sacralise aussi l’unité de la République, le caractère « un et indivisible » de la France, il « peste contre la Charte des langues régionales », il dénonce Hollande quand il propose de renforcer les pouvoirs régionaux en Corse, et j’en passe – ce qui lui a notamment valut une interpellation de la part de Philippe Pierre-Charles, du GRS martiniquais [11], pour conclure [12] :
« La morale de l’histoire c’est que les progressistes des deux côtés de l’océan Atlantique ne peuvent s’exonérer d’un débat sérieux et fraternel sur les voies et moyens d’une éradication totale du colonialisme. »
Force est de constater que le positionnement de Mélenchon en ce domaine n’a provoqué que peut de réactions au sein de la gauche « radicale » française. C’est un symptôme inquiétant et, à dire vrai, assez démoralisant.
Un impact contradictoire
Il est naturel, en particulier à l’étranger, de ne voir dans le succès de La France insoumise qu’un espoir de renouveau pour la gauche radicale – et dans une large mesure, le vote pour la FI a été de gauche. L’autre face de la médaille, c’est que ce succès s’est aussi construit sur une politique de désintégration des identifications, des symboles, des repères historiques de gauche (au sens vrai du mot gauche).
Une grille de lecture traditionnelle ne permet pas de prendre en compte ce paradoxe apparent. C’est pourtant essentiel de le faire. Le risque, en effet, c’est qu’au bout du compte, le solde s’avère plus négatif que positif, les conséquences destructrices sur les consciences plus profondes que les points d’appui d’une reconstruction. Le cas de La France insoumise réclame une grille de lecture spécifique qui restitue sa portée contradictoire.
La France insoumise est évidemment un monde hétérogène. Bien des cadres militants de la gauche radicale s’y sont investis avec un argument de poids : il faut être là où les choses se passent. Malheureusement, cela s’est fait sans débat de fond (à de rares exceptions près, comme Sammy Johsua). En tout état de cause, un chapitre est maintenant clos. La longue séquence électorale 2016-2017 est terminée. Les choix qui vont dorénavant compter sont ceux qui vont être pris dans les jours et semaines à venir.
On ne peut faire l’économie d’un débat au fond sur la notion même de « populisme de gauche », de ses ambigüités et des dangers dont elles sont lourdes. Comme le notent Samy Johsua et Roger Martelli, « populaire » n’est pas « populiste » [13] :
« La tentation d’un populisme de gauche n’est certes pas une abomination, elle a de solides arguments, mais elle peut donc devenir une impasse. Elle se veut combative, mais elle risque de préparer déjà les défaites futures. On ne dispute pas la nation à l’extrême droite : on ouvre la souveraineté populaire vers tous les espaces politiques sans distinction. On ne lui dispute pas l’identité collective, nationale ou autre : on plaide pour les libres identifications, pour le libre jeu des appartenances et pour la revalorisation massive de l’égalité, seule base durable du commun. On ne dispute pas le populisme à l’extrême droite : on délégitime son emprise en lui opposant la constitution d’un pôle populaire d’émancipation. Et « populaire » n’est pas « populiste ». C’est ce pôle de la dignité populaire qui doit concentrer les efforts. »
Retour sur la situation politique
Globalement, les résultats de la présidentielle sont très inquiétants. Au soir du premier tour, les trois candidatures en tête étaient de droite ou d’extrême droite. Emmanuel Macron est un homme de droite sur tous les plans : économique, mais aussi « philosophique » (sa conception de l’individu dans la société), simplement il est d’une droite moderne sur les questions de société à la différence de François Fillon, arrivé troisième, très catholique conservateur. Quant à Marine Le Pen, arrivée deuxième, elle est la figure de proue du Front national (contestée après avoir sabordé sa fin de campagne du second tour et subi un fort vote de barrage).
La présidentielle a aussi révélé la fragilité de la « gouvernance » bourgeoise du pays, vu l’importance prise par des « accidents de parcours ». Après les primaires de la droite, François Fillon était considéré comme le gagnant assuré de la présidentielle. Il a été cependant pris dans une succession de scandales financiers assez inouïs, il faut le dire. Le fait marquant, c’est que son parti a été incapable de le remplacer et s’est mis de ce fait la corde au coup. Sans cela, Macron ne l’aurait pas emporté en 2017.
Benoît Hamon, un frondeur, a eu sa chance, étant désigné candidat par la primaire socialiste. Il a un temps dépassé Mélenchon dans les intentions de vote – mais il n’a pas su rompre avec le PS et l’appareil de ce parti moribond lui a coupé les ailes. Sans cela, il n’est pas certain que Mélenchon aurait pu prendre son envol à temps pour atteindre les 19,6%.
Le seuil de crédibilité de Mélenchon s’est gagné en peu de temps et quelques étapes : le report d’intentions de vote de déçus d’Hamon, une prestation télévisée où il a dominé quatre autres candidats, l’impression qu’il pourrait accéder au second tour de la présidentielle…
La qualité de Macron et de Mélenchon est d’avoir su saisir la chance que la paralysie des deux partis de gouvernement leur a offerte. Le résultat, c’est qu’à droite (en grand) comme à gauche (en petit), la scène institutionnelle est dominée par deux mouvements « en construction ». La composition de l’Assemblée nationale est renouvelée à 72%, du jamais vu. Nous sommes entrés dans une période, disons, très aléatoire.
Le rapport entre la présidentielle et les législatives me semble en revanche montrer les limites du changement. La majorité présidentielle a été assurée, mais sans triomphe. Lors du premier tour des législatives, les listes d’opposition ont connu la baisse habituelle des scores par rapport à leurs candidats présidentiels ; elles n’ont été requinquées au second tour que grâce à une désaffection de l’électorat macronnien, probablement désorienté par de nouvelles « affaires » éclaboussant des ministres fraichement nommés (Richard Ferrand, François Bayrou...). L’abstention à chaque scrutin a battu tous les records précédents (jusqu’à plus de 57% au second tour des législatives !).
Mélenchon a probablement payé un certain pris pour avoir refusé d’appeler clairement à faire barrage à Marine Le Pen au second tour de la présidentielle (alors qu’il voulait préserver ses votes de tous bords) et pour avoir exagéré ses ambitions à chaque étape. Macron a payé un prix pour les scandales qui ont touché des membres de son premier gouvernement. Mais au fond, il n’y a eu ni insurrection par les urnes à gauche ni plébiscite à droite. Même dans une situation de grand chambardement, la désaffection politique est restée dominante [14]. La crise démocratique s’approfondit.
Emmanuel Macron sait qu’il n’a pas été plébiscité. Il sait aussi à quel point ses adversaires sont, pour l’heure, affaiblis. Il peut donc quand même agir et va agir pour le pire. Nous nous retrouvons dans une position très défensive. Il faudra probablement du temps pour construire un front de résistance social et démocratique d’envergure (il y a déjà des résistances, mais encore très minoritaires). Cela ne se fera pas sans unité et sans un renouvellement des pratiques politiques à la gauche de la gauche et dans le mouvement social.
Pierre Rousset