Au risque de « faire simple », il nous semble qu’à propos les limites de la démocratie libérale, « de sa confiscation », « du sentiment de dépossession », il serait utile de rappeler la célèbre formule du Premier ministre italien, Alcide De Gasperi (1881-1954). En tant que président du Conseil de 1945 à 1953, ce membre de la coterie des pères fondateurs de l’Europe et homme politique d’une grande habileté affirmait : « Il y a en Italie un quatrième parti, en plus des Démocrates chrétiens, des Communistes, et des Socialistes, un parti qui est capable de paralyser et de rendre futile tout effort, en organisant le sabotage du prêt national, la fuite du capital, l’inflation, et la diffusion de campagnes scandaleuses. L’expérience m’a appris que l’Italie ne peut être gouvernée aujourd’hui à moins que nous n’amenions au gouvernement, sous une forme ou autre, les représentants de ce quatrième parti, qui dispose de la richesse de la nation et du pouvoir économique. »
Une conclusion peut en être tirée : une limite décisive de la démocratie dite libérale – sans sous-estimer l’ensemble des droits divers existants, le plus souvent résultat de la conquête des salarié·e·s et de secteurs sociaux divers, droits à défendre (Code du travail, par exemple) et d’autres à conquérir – réside dans l’emprise d’une propriété privée de plus en plus concentrée, donc stratégique en termes de formatage de la vie sociale et politique, et pas seulement économique (une division sectorielle par ailleurs inadéquate à une analyse efficace de la société). Ce pouvoir socio-économique et politique détermine les investissements et la production comme la distribution des biens et des services. Voilà une pièce centrale du processus de dépossession d’une majorité populaire, donc des salarié·e·s.
En outre, depuis le tournant des années 1980, le « retrait de l’Etat » a ouvert un champ gigantesque en faveur du capital privé dans le très vaste domaine des infrastructures (des communications à l’eau, en passant par la logistique et les transports, où encore la santé et l’éducation), à l’échelle urbaine, nationale et transnationale. Que la Fondation Bill et Belinda Gates (Microsoft) dispose de fonds « philanthropiques » à la hauteur de ceux de l’OMS (Organisation mondiale de la santé) possède des implications énormes sur des choix de politique de santé publique à l’échelle internationale. Nous ne mentionnerons pas les avantages fiscaux aux Etats-Unis pour les « propriétaires » de cette Fondation, autrement dit ce que l’Etat leur rembourse ! La place dans le domaine culturel, pour prendre un seul exemple, de la Fondation de Bernard Arnault – du secteur du luxe : LVMH – constitue un autre exemple emblématique de l’influence « d’acteurs présentés comme irremplaçables pour la vie culturelle ». De qui ?
Au-delà du pouvoir économique, les classes dominantes et leurs diverses fractions disposent d’institutions internationales allant de l’OMS au FMI, en passant par la BRI (Banque des règlements internationaux) ou encore des structures hybrides comme l’Institute of International Finance (IFI), dont les liens, par exemple, avec l’Eurogroupe sont avérés. A quoi s’ajoutent des systèmes d’arbitrage privés qu’illustre un accord comme le CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement). Le contrôle des médias de masse forge une autre composante d’influence et de contrôle (TV, presse, agences d’information, secteur dit du numérique) qui est le correspondant, en termes de capitaux à mobiliser pour franchir le seuil d’entrée des investissements nécessaires, au processus plus général de concentration et centralisation du capital, donc de pouvoirs (au pluriel).
Pour terminer cette énumération incomplète, il faudrait mentionner les sympathies homologiques construites entre la haute administration et le capital privé, avec le passage devenu commun d’un secteur à l’autre, sans même insister sur une « éducation-formation » de la haute administration conforme aux diverses formes de management des firmes. Il ne s’agit pas d’un complot. Ces données sont simplement le « reflet » – présenté ici à gros traits – du caractère fondamentalement capitaliste de la démocratie libérale. Faire l’impasse sur ces thèmes – dans un contexte d’inégalités sociales croissantes qui renvoie au développement de la transnationalisation du capital et des choix politiques et sociaux (sans mentionner les options militaires) qui en découlent et en sont le produit – donne à une analyse de « l’euthanasie » de la démocratie, développée dans cette contribution, un aspect quelque peu phénoménologique, qui tend à réduire l’interrogation à la question posée au seul statut de la citoyenneté et de la configuration des institutions, à quoi s’ajoute une mention chétive des mouvements sociaux, des affrontements de classes, comme terrain aussi d’une démocratie.
Charles-André Udry
Rédaction A l’Encontre