J’aimerais dire très schématiquement ce que le travail d’Ernesto Laclau a été pour moi, et dans quel dialogue – un dialogue à la fois critique et proche -, dans quel dialogue, donc, émaillé de divergences évidentes mais traversé par une estime très grande que je veux souligner encore une fois aujourd’hui, nous nous sommes tous deux trouvés, en particulièrement ces dernières années.
Les analyses de Laclau représentent pour moi une variante néokantienne de ce que l’on pourrait définir comme un « socialisme post-soviétique ». Déjà à l’époque de la Seconde Internationale, le néokantisme avait fonctionné comme une approche critique du marxisme : le marxisme n’était pas considéré comme l’ennemi, mais cette approche critique avait tenté de l’assujettir à son propos, d’une certaine manière de le neutraliser. L’attaque était portée contre le réalisme politique et l’ontologie de la lutte des classes.
La médiation épistémologique tenait à l’époque à cet usage – et cet abus – du transcendantalisme kantien. Mutatis mutandis, et si l’on se place maintenant dans un moment qui est celui du post-soviétisme, je pense que la pensée de Laclau peut en partie être saisie à partir du même mouvement. Il faut ici être clair, on ne parle pas ici de réformisme en général – un réformisme qui peut être parfois très utile, parfois encore parfaitement indigeste. Il s’agit de saisir l’effort politique et théorique de Laclau dans un contexte historique donné, de le situer donc dans sa propre dimension contemporaine.
Partons d’un premier point. Les multitudes caractérisent les sociétés contemporaines, nous dit Laclau ; mais la multitude ne présente pas de déterminations ontologiques, et encore moins – aujourd’hui – des règles pouvant présider à sa propre composition. Ce n’est que de l’extérieur qu’il sera donc possible la multitude (ce qui n’empêchera pas d’en respecter la nature). L’opération est, de manière très kantienne, celle de l’entendement qui se confronte à la « chose en soi », une chose qui ne serait pas connaissable sans l’intervention de la « forme ». L’opération est de l’ordre de la synthèse transcendantale.
Est-il possible, et souhaitable, que des subjectivités sociales hétérogènes s’organisent spontanément, ou faut-il plutôt qu’elles soient organisées ? La demande est assez classique – elle est à la base du criticisme. A cette question, Laclau répond qu’il n’existe aujourd’hui plus aucun acteur social « pour soi », classe universelle (comme on définissait de manière marxienne la classe ouvrière), mais qu’il n’y a pas davantage de sujet qui serait le produit de la spontanéité sociale, d’une self-organization qui pourrait se prétendre hégémonique.
Or le marxisme classique avait opéré une simplification de la lutte sociale de classe sous le capitalisme, et avait construit un sujet, un acteur de l’émancipation, au sein duquel les caractéristiques d’autonomie et de centralité coïncidaient. Mais à l’époque contemporaine, c’est précisément ce terrain qui s’est décomposé – et c’est pour cela que s’est imposé au contraire un terrain fait d’hétérogénéités : seule une construction politique peut désormais jouer dans cet espace de non-homogénéité sociale (que l’on entende par homogénéité quelque chose qu’il s’agirait de présupposer, ou qu’on se limite au constat de ce qui existe, dans tous les cas, cette homogénéité a disparu). Voilà ce que la pensée laclauienne de l’hégémonie se propose d’affronter. Cela ne veut pas dire que Laclau nie qu’il puisse exister des moments d’autonomie organisée, ni des subjectivités fortes, qui émergent sur la scène historique. Mais il découvre toujours entre ces figures subjectives une « tension », et dans tous les cas il pense que ces subjectivités doivent être « mises en tension » les unes avec les autres. Laclau considère cette tension comme « constitutive ». C’est l’imagination transcendantale en action. Laclau, me semble-t-il, considère le contexte politique comme une sorte de Janus biface, et pose la tension entre ces deux faces comme s’il s’agissait de l’espace et du lieu, du tissu et de la trame, que toute construction de pouvoir doit parcourir et transcender, résoudre et déterminer. C’est ainsi que naît l’hégémonie/pouvoir.
Deuxième point. Il doit être clair que l’immanence, l’autonomie et la pluralité qui sont constitutives de la multitude, non seulement sont incapables de construire du pouvoir, mais représentent des obstacles pour la formation de n’importe quelle « scène » politique. Parce que, poursuit Laclau, si la société était entièrement hétérogène, l’action politique demanderait que les singularités soient capables de lancer sur le plan d’immanence un processus d’« articulation » afin de structurer la tension sur laquelle je viens brièvement d’insister, et pour définir entre les singularités des relations politiques. Mais en sont-elles capables ?
La réponse, chez Laclau, est négative. Et cette négation renvoie à un moteur transcendantal. L’articulation est donc placée – sans alternative aucune – sur un terrain formel, à condition que l’on comprenne que par « forme », il ne s’agit pas de comprendre seulement « quelque chose de vide » mais une sorte d’« enveloppe constitutive ». De fait, Laclau insiste sur le fait que, si l’on veut qu’une articulation de la multitude soit envisageable, il faut qu’émerge une instance hégémonique par-dessus le seul plan d’immanence – une instance hégémonique susceptible de diriger le processus, et qui puisse représenter un centre d’identification de toutes les singularités. Je le cite : « Il n’y a pas d’hégémonie sans la construction d’une identité populaire à partir de la pluralité des demandes démocratiques ».
Si le contexte social est configuré par une multitude dishomogène, il s’agit d’établir une force d’articulation entre les différentes parties de cette dishomogénéité, pour garantir leur intégration. L’insistance sur l’auto-organisation ou le renvoi à des sujets préconstitués ne doivent ni éliminer ni oublier la nécessité de créer des thèmes communs et des langages homogénéisants, qui puissent circuler à travers les différentes organisations locales. Cette articulation/médiation ne peut en aucun cas répéter le vieux modèle des traditionnelles organisations « fortes » (les partis, les Eglises, les corporations…). Cette articulation/médiation doit plutôt être approchée à partir de la notion de « signifiant vide ». Mais je viens d’insister sur le fait que ce « signifiant vide » ne signifie pas ici des formes vides d’unité, dogmatiquement liées à tel ou tel signifié précis, mais bien plutôt une enveloppe constitutive. Nous ne sommes plus sur le terrain de l’esthétique ou de l’analytique, mais sur celui de l’imagination transcendantale.
Il y a en effet un moment où Laclau, dans une approche différente – on est presque dans une sorte de nouveau temps musical -, repropose le thème du signifiant « flottant » et « vide » face à l’hétérogénéité du social en des termes très puissants. Puissants et, dirais-je volontiers si ce n’était pas un forçage de sa pensée, ontologiquement productifs. Quand Laclau affronte le thème de l’articulation de différentes luttes sociales, ce moment (déjà dans Hégémonie et stratégie socialiste, en 1985) représente un modèle d’« antagonisme constitutif ». Presque un double pouvoir faible qui, en émergeant sur une frontière « radicale », à travers le conflit et la désagrégation, constitue à la fois une synthèse de vieux droits de souveraineté et de droits démocratiques d’auto-gouvernement. Sandro Mezzadra et Brett Neilson l’ont, me semble-t-il, bien souligné. Il faut admettre que, quand il s’approche de l’idée d’une dialectique de contre-pouvoirs conflictuels, Laclau interprète ici un premier tournant – plus exactement la première apparition d’un sentiment commun parmi les militants socialistes engagés malgré eux dans une crise de la gauche, à partir des années 70, et qui se refusent pourtant à la voir chuter toujours plus bas. Dans cette condition, une fois qu’on a pris acte de l’inefficacité des instruments dialectiques, il faut en effet reconstruire un « peuple », en produire l’unité – voilà ce qui doit être reconnu comme l’acte politique « par excellence ». En 1985, on se demande donc avec une très grande force, et en obtenant un très large consensus, si l’ouverture du social au politique n’est pas une « pratique d’articulatio » plutôt qu’une structure discursive, et si ce n’est pas dans cette mesure-là qu’elle organise les relations sociales.
Mais ce point de vue sera très rapidement renversé. Je cite Laclau : « Dans les sociétés industrielles avancées, on peut repérer une asymétrie fondamentale entre une prolifération croissante des différences – un surplus de sens du « social » – et les difficultés rencontrées par n’importe quel discours qui tente de fixer ces différences comme les différents moments d’une structure d’articulation stable. » Il faut alors s’éloigner de la notion même de société en tant que « totalité autodéfinie », et dans laquelle le social se fixe lui-même. Il faut bien plutôt identifier des « points nodaux » qui produisent des sens et des directions partiels, et qui permettent à telles ou telles formations du social de prendre forme. Il s’agira donc toujours davantage de refuser toute solution dialectique pensée à partir de concepts comme ceux de « médiation » ou de « détermination ». « La politique émerge comme problème des conditions transcendantales du jeu entre articulations et équivalences qui se constituent dans le social. L’identité de la force en lutte est sujette à des transformations constantes et exige un incessant processus de redéfinition. »
L’équilibre de cette articulation est cependant difficile à établir. Il est en effet exposé à deux dangers. Je voudrais appeler le premier « la dérive de la demande », ou plus exactement la dérive du caractère non conclusif de la rencontre des équivalences. Il suffit d’aller regarder, vingt ans après Hégémonie, La Raison populiste, en 2005. Ici encore le discours commence par une plongée dans le social, et se construit autour des stimuli, des conatus multitudinaires qui poussent vers le politique. Or, comme l’écrit alors Laclau, « la plus petite unité dont nous partirons correspond à la catégorie de demande sociale ». Naturellement, si cette demande pousse d’un côté en direction de l’approfondissement des logiques de formations de l’identité, elle ouvre de l’autre à l’antagonisme. Le problème devient alors : comment transformer la compétition, l’antagonisme disloqué et en prolifération continue, en un antagonisme visible et duel ? La « chaîne d’équivalences » ne finit-elle pas ici par équivaloir à une prolifération dont on ne saisit pas la conclusion ? Laclau lui-même semble en prendre conscience : « le propre de l’équivalence, c’est la destruction du sens par sa prolifération même ». Ce caractère indéfini des puissances de l’immanence risque d’empêcher la construction transcendantale du signifiant – et dans tous les cas il l’hypothèque.
La deuxième difficulté est directement liée à la consolidation définitive de l’équilibre telle qu’elle se présente dans le concept d’hégémonie.
Permettez-moi une petite parenthèse à ce propos. Le concept d’hégémonie, chez Laclau, se construit à partir de la référence à Gramsci. Mais les choses ne sont pas si simples. Peter Thomas note par exemple comment Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, dans Hegemony and Socialist Strategy, en 1985, remplacent le dispositif politique de l’hégémonie – tel qu’il était défini par la tradition léniniste – par un concept discursif – formel. Pour Thomas, nous sommes alors en réalité dans une phase de réflexion théorique qui est celle de l’euro-communisme, et qui se développe en particulier sous la forme d’un gramscisme « édulcoré » tout en signalant le passage à une politique radical-démocratique post-marxiste. Que l’on soit d’accord ou pas avec le point de vue de Peter Thomas, il faut dans tous les cas, me semble-t-il, rappeler ici que la pensée de Gramsci se construit sur la base d’une position marxiste et léniniste pour laquelle la dictature se présente non pas comme commandement totalitaire mais, précisément, comme hégémonie, c’est-à-dire comme construction organique d’un pouvoir constituant révolutionnaire. Et il est vrai que, sur ce point, la reprise que Laclau fait de Gramsci est en partie édulcorée – parce qu’elle se présente davantage comme la recherche d’un lignage supposé que comme une véritable filiation ontologique. Chez Gramsci, le concept d’hégémonie (depuis la pratique des Conseils jusqu’à la théorie du nouveau Prince) se construit sur la lutte de classe, il conserve une « solidité » matérialiste et produit un dispositif de pouvoir des travailleurs au sens communiste de la chose. Il ne peut en aucun cas être réinterprété sous les modalités théorisées par Norberto Bobbio – comme le produit superstructurel de la « société civile », si l’on prend « société civile » dans l’acception hégélienne du terme.
Par ailleurs, il est étrange de voir comment chez Laclau le concept d’hégémonie – dont, encore une fois, la puissance gramscienne a déjà été enlevée – peut être référé aux politiques du parti communiste togliattien : sur ce point, l’équilibre entre l’autonomie de base des mouvements et le Parti, en tant que signifiant parfois « flottant », sans doute, mais certainement jamais « vide » – pouvait encore s’orienter vers la gauche parce que le Parti était ancré aux politiques soviétiques. De cette manière, l’axe des abscisses hégémonie/société, et celui des ordonnées droite/gauche pouvaient être conservées en équilibre précisément à partir de l’impossibilité du « signifiant » de se transformer en Etat – parce que Yalta l’en empêchait. Je le répète : chez Togliatti, dans le communisme italien, le « national-populaire » n’a pu être interprété à gauche (avec toutes les limites d’action, opposées à la lutte des classes, qui dans tous les cas s’en suivaient) que parce que le Parti communiste ne pouvait pas accéder au pouvoir, et tant qu’il ne s’est pas transformé d’une manière telle qu’il a pu finalement y parvenir. Je crois que paradoxalement, ici, le concept d’hégémonie devient celui de « centralité » politique.
En somme : la figure et la fonction de l’hégémonie, chez Ernesto Laclau, me semblent équivoques. Au lieu d’analyser comment fonctionne le capitalisme, elles établissent plutôt comment nous aimerions que fonctionne une société politique qui ne connaît pas le capitalisme – ou bien elles le confondent avec une nécessité. Et je crois que l’on pourrait dire la même chose pour le « peuple » : brèche dans le bloc hégémonique que Laclau appelle « signifiant vide », le peuple représente l’occupation, de la part d’un groupe capable de déterminer une nouvelle universalité – mais cela n’est pas si clair que cela : il semble plutôt que, d’un côté, le peuple soit une dérive provoquée par la lutte entre différentes factions, et que, de l’autre, il finisse par représenter une nouvelle cristallisation d’identités politiques.
L’impression que j’en tire – et c’est sans doute la raison de nos désaccords, mais je veux le redire ici encore une fois, aussi de nos discussions, de nos débats, de nos échanges – est que, chez Laclau, le signifiant vide représente une abstraction structuraliste qui perd de vue un fait pourtant essentiel : que ce que l’on nomme ici « vide » est le produit d’un exode, et non pas d’une modification structurale – c’est par exemple ce que remarque assez justement Bruno Cava (un militant brésilien qui a bien étudié Laclau). « S’il y a une chose très évidente aujourd’hui, quand on considère les formes actuelles de la politique, c’est le détachement du « peuple » par rapport aux fonctions de participation auxquelles il avait été lié par le droit publique moderne. Dans la situation qui est la nôtre aujourd’hui, le « signifiant vide » se vide davantage encore – il n’a pas de prise sur la multitude, mais il est phagocyté par des pouvoirs forts qui n’ont plus rien à voir avec le peuple, la nation, et tous les autres jolis concepts du vocabulaire politique de la modernité. Quant aux mouvements, ils vivent dans la consistance immédiate d’une universalité concrète qui a pour fonction de suturer et d’articuler les signifiants – oui, mais la puissance réside dans la multitude, qui est un concept de classe. »
Autre conséquence encore. Il est pour moi très clair que la pensée d’Ernesto se situe dans une sorte d’ère post-idéologique, où la lutte des classes est censée céder sa place centrale à des identités différentes et multiples (qui peuvent l’investir selon des déclinaisons variées). Mais elle me semble qu’elle ne peut amener à rien de précis dès lors qu’on la déplace dans le contexte de coordonnées auxquelles j’ai déjà fait référence il y a un instant : un axe d’abscisse hégémonie/société, un axe d’ordonnées droite/gauche. Cette mutation, qui déontologise les sujets, pourrait très bien, dans ce systèmes de coordonnées, s’appuyer sur les singularités collaborant de manière transversale, et construire sur un plan machinique (comme le diraient Deleuze et Guattari) des « machines de guerre » sociales variées. Des « machines de guerre » qui ne seraient en aucun cas les effets de l’urgence d’en consolider les contours au sein d’une hégémonie ou d’une nation. La mutation peut par conséquent être représentée comme une illusion. Il faut à nouveau se demander si le signifiant vide, soumis à ces tensions, outre le fait qu’il soit réduit à une sorte de figure « centriste » de l’organisation du pouvoir, ne subit pas une autre dérive : il immobilise le processus politique parce que son dynamisme, déplacé vers le centre, est désormais incapable de produire de la puissance. La synthèse transcendantale, dans ce cas, est complètement dénuée de mouvement.
J’en arrive au dernier point crucial : la concrétisation historiquement déterminée de la forme transcendantale.
Le signifiant vide opère à un niveau national. Pour Laclau, me semble-t-il, il est impossible d’accepter un discours cosmopolite, ne serait-ce que comme horizon. Le pouvoir a besoin, pour pouvoir posséder une réelle consistance, et après avoir éliminé tout point fixe, de l’identité nationale. Même dans la mondialisation, alors même que le pouvoir de l’Etat-nation décline, le concept d’Etat-nation ne peut être abandonné. L’abandonner signifierait se placer sur un terrain non seulement peu réaliste mais dangereux. Sans l’unité nationale, l’expansion horizontale de la protestation sociale et la verticalité d’un rapport au système politique seraient impossibles. Et, y insiste Laclau, l’expérience de l’Amérique Latine, dans les années 1990 et 2000, le confirme amplement.
J’ai, pour ce qui me concerne, une tout autre lecture de cela. Nous sommes un certain nombre à penser que le mouvement progressiste qui a secoué l’Amérique Latine à cheval du siècle dernier et de celui-ci, a été très fortement impliqué dans ce que l’on pourrait décrire comme le dépassement « vers le dehors » d’un cadre national à l’intérieur duquel chacun des Etats du continent avait été restreint par la domination nord-américaine et ses valeurs impérialistes ; au contraire, c’est « vers l’intérieur » de l’Amérique Latine que l’horizontalité des mouvements s’est pleinement exprimée sur une large échelle, et a parfois anticipé, et parfois encore suivi, un nouvel esprit continental qui a animé certains gouvernements populaires et leur a permis de dépasser toute forme de chauvinisme – réactionnaire dans la tradition de l’Amérique Latine comme dans celle de l’Europe.
Et pourtant, le nationalisme de Laclau, il faut bien le reconnaître, ne cède pas. Il remonte en réalité au début de ses travaux – je pense à Politics and Ideology in Marxist Theory (1977) : contre Althusser, Laclau soutient en effet que la classe ouvrière a une irréductible spécificité nationale ; et il exalte l’expérience du péronisme qui - je cite – « a eu un succès indéniable dans son travail de constitution d’un langage démocratique-populaire unifié au niveau national. »
Selon Stuart Hall, c’est cette option nationaliste qui fait courir à nouveau, à la position discursive de Laclau, le risque de perdre toute référence à la pratique matérielle de la lutte des classes, et à ses conditions historiques : elles sont pour ainsi dire « neutralisées » dans leur puissance par la référence au contexte national. On ne peut pas considérer la société comme un champ discursif totalement ouvert, et à partir de cela fixer l’hégémonie politique sur un horizon national-populaire : l’opération ne peut produire qu’un assaut à Fort Apache de la part des autres forces sociales en jeu – comme, de fait, cela a été le cas en Argentine. Conséquence : le schéma d’Ernesto montre encore une fois, selon moi, qu’il ne peut tenir debout que s’il devient une figure « centriste » de gouvernement. Il ne peut pas éviter de s’offrir, comme cela s’est produit, à un positivisme de la souveraineté exercé par une autorité qui soit centralement efficace. C’est encore une transcendance formelle qui, matériellement, pose ici le pouvoir et le justifie.
On pourra cependant remarquer que peu à peu, en particulier dans les derniers travaux d’Ernesto Laclau, la transcendance du commandement cessera d’être représentée dans des termes exclusivement nationaux, et au nom d’un centralisme étatique trop encombrant. J’ai cru y percevoir, même, un certain éloignement de cette conception d’origine hobbesienne qui concevait que c’était le pouvoir qui devait former le peuple. Et pourtant, c’est alors un paradoxe qui émerge : en effet, si la transcendance du commandement et la tentation hobbesienne s’atténuent – en particulier parce qu’il y aura toujours, dans le monde contemporain, des irrégularités croissantes du pouvoir dans les relations sociales -, pourtant, cette « impossible transcendance » se matérialise à nouveau chez Laclau. Cette fois-ci, elle n’est plus cherchée mais trouvée, plus construite mais imposée par la mécanique même du transcendantalisme. En lieu et place de la synthèse de la multitude, l’approche transcendantale verra toujours davantage un signifiant « plein » se compacter à travers l’émergence d’un peuple – et fonder ainsi le politique. Est-ce qu’on a là face à un passage – du criticisme – à quelque chose qui serait bien davantage de l’ordre de l’idéalisme objectif ?
J’aimerais conclure en quelques points.
Ernesto Laclau montre de manière brillante que le peuple n’est pas une formation spontanée ou naturelle, mais qu’il est au contraire constitué par des mécanismes représentatifs qui traduisent la pluralité et l’hétérogénéité des singularités en une unité ; et si cette unité, à travers l’identification avec un leader, un groupe dominant, et dans certains cas un idéal, devient une réalité, cette conception me semble malgré tout tributaire d’une certaine idée « aristocratique » qui reprend les thèmes les plus profonds et les plus continus de l’histoire moderne de l’Etat. C’est peut-être là qu’on trouve la confirmation de ce tournant du criticisme à l’idéalisme objectif dont je parlais il y a un instant. Pour Laclau, la centralité de la fonction des intellectuels et de la communication dans l’organisation politique est significative de cette inflexion. Le concept d’ « intellectuel organique », cher à Gramsci, est ici totalement dépassé, et la fonction autonome de l’intellectuel comme force auxiliaire dans la construction de l’hégémonie – ou du leadership ? – est ici affirmée clairement. C’est pourtant, étrangement, exactement ce que Ernesto a refusé de faire toute sa vie – en tant que militant démocratique et socialiste, et il faut absolument lui reconnaître le courage et la probité totale de ce refus. Mais alors : pourquoi donc cette unité de l’« autonomie du politique » et du leadership intellectuel ?
Ce corps à corps de ma propre pensée avec celle de Laclau, je l’ai souvent « rejoué » dans les vingt dernières années. Je le dis avec franchise, comme j’avais eu l’occasion de le lui dire directement : je pense que, si sa pensée est d’une très grande force, sa conception du populisme est moins le produit d’une réflexion sur le pouvoir que d’une réflexion sur le concept de « transition », et du pouvoir dans la transition – dans le passage d’une époque à l’autre de son organisation. Le populisme de Laclau est l’invention d’une forme mobile de médiation, de la et dans la transition des régimes politiques – surtout, même si ce n’est pas seulement, des régimes politiques latino-américains. Une forme que je continue à considérer comme « faible » : non pas conceptuellement, mais pour la réalité qu’elle enregistre, et parce que ce « vide » qu’elle prend pour probème est souvent moins un « vide » à remplir qu’un gouffre dans lequel on risque de précipiter. Et cette « faiblesse » est accentuée encore par le fait que Laclau, simultanément, refuse d’ouvrir son travail à une enquête ontologique, et par conséquent de donner du sens à l’émergence de la nouveauté, d’une part ; mais par ailleurs qu’il admet que la governance d’une transition doit nécessairement être constituante, de l’autre. Du coup, cette dimension constituante « incertaine » finit par répéter paradoxalement les modèles de la modernité. En particulier, elle refuse toute tension émancipatrice. En réalité, dans la mesure où Laclau accepte de se placer lui-même dans cette autre tension qui est celle qui existe entre spontanéité et organisation, mais qu’en même temps il efface les dimensions matérielles de la lutte des classes, il finit, me semble-t-il, par reprendre par exemple quelques uns des aspects réellement problématiques du droit publique européen.
Je prends un exemple. Quand Carl Schmitt se saisit du thème des mouvements sociaux, il en définit la figure précisément à travers la reconnaissance de ce que ces mouvements sociaux constituent la trame de la composition populaire de l’Etat – une reconnaissance du haut vers le bas, qui politise la société dans le but de la construction d’une identité nationale. Je pense aussi à la manière dont Schmitt définit le lieu de la représentation politique comme « présence d’une absence ». Une absence toujours à remplir, si l’on veut que l’Etat existe ; une présence toujours à vider, si l’on veut que l’Etat soit au-dessus des parties, super partes. Jusqu’à quel point le « signifiant vide » n’est-il pas la répétition du modèle schmittien de la représentation ?
J’ai bien conscience que ces questions sont probablement des interférences impropres – très certainement, pour Ernesto, il y avait là simplement des instruments qu’il s’agissait de récupérer dans l’archive du droit public européen. Parce que l’importance – plus encore : parce que la grandeur – de la pensée d’Ernesto – ne consiste pas tant en une capacité à résoudre la question du signifiant vide, ou encore (je formule le même problème vu de droite, si vous voulez), à refuser de le remplir en s’appuyant sur la lutte des classes et sur le conflit social. Elle consiste plutôt à avoir vécu de l’intérieur le problème. Ce signifiant flottant qu’il apercevait devant lui – ce « truc », ce « machin » – n’était pas le vieux modèle d’Etat que nous connaissions sous la forme de l’Etat moderne, mais quelque chose de nouveau. Il y a une tension constituante qui s’étend, qui agit, qui s’exprime sur le terrain de la crise de l’Etat démocratique moderne. Il ne s’agit pas de découvrir cet Etat que nous avons subi jusqu’à présent, mais d’en construire un autre. Inventer un nouveau signifiant vide pour une transition radicalement démocratique. Ici, le criticisme s’exalte réellement, je crois, dans son sens originaire – pas tant comme une ligne de construction transcendantale de l’Etat que comme investissement problématique de sa crise.
Je crois que c’est sur cet ensemble de points (que nous pourrions résumer, je crois, comme « ce que notre débat doit à Ernesto » – et il lui doit beaucoup-, et « ce que la pensée d’Ernesto nous pose comme difficulté » – et je pense avoir tenté d’expliquer les points de cristallisation de ce désaccord) -, je crois, donc, que c’est sur cet ensemble de points qu’il s’agit aussi de raisonner quand on assiste aujourd’hui à certains usages étonnants, pour ne pas dire impropres, d’une pensée comme la sienne. Quand per exemple on tente d’imposer une sorte de « chapeau » aux mouvements réels, qu’on les coiffe en quelque sorte, et que l’on refuse de voir que ce chapeau pose en lui-même problème – non pas sa mesure mais le chapeau en tant que tel ; ou bien encore quand, pour purifier la vitalité toujours un peu « sale » des mouvements, on reprend l’image du vieux Parti communiste italien comme modèle d’écoute et de direction de la parole du peuple – comme cela arrive toujours plus souvent, un peu partout, dans la gauche européenne et latino-américaine. Bien entendu, cela ne suffit pas à dissiper, ou à offusquer, l’extraordinaire vitalité de ce que son travail nous donne à penser : des questions encore ouvertes, des questions parfois à relancer, ou à reformuler, mais toujours cette exigence de se mesurer aux problèmes, qui était la sienne, et dont il faut lui être infiniment reconnaissants.
Toni Negri