Face à la crise qui traverse le Parti Démocratique (PD) et à sa possible scission [qui s’est concrétisée], les médias bourgeois multiplient les analyses et les formules emphatiques (« un parti mal né et trop tardif », « un amalgame malheureux », « un parti jamais né », « le suicide parfait », etc.). Mais aucun de ces médias ne va aux sources de cette crise qui met en cause les deux parties concernées, les partisans de Renzi [1] autant que les alliés de Bersani [2]. Le PD est en crise, notamment à cause de l’affrontement autour des instances du parti, avec le refus de l’ex-groupe dirigeant d’être relégué au rang de minorité. Mais la crise provient du fait que l’ancien groupe dirigeant a directement géré les politiques d’austérité. C’est le même processus qui a amené le Parti socialiste français au bord du gouffre et à son délitement.
Les origines profondes de la crise du PD
Le PD est issu il y a dix ans [en octobre 2007] de la fusion de composantes significatives de l’ancienne DC [Démocratie chrétienne] et du PCI [Parti communiste italien] qui était devenu le PDS (Parti démocratique de la gauche), en 1991, puis DS (Démocrates de gauche) en 1998. Cela s’est donc passé suite à l’abandon de l’ancienne appellation [communiste] et de la scission d’une partie du PCI qui a fondé Rifondazione comunista [Refondation communiste] en 1991.
L’objectif fondamental du PD était l’édification d’un nouvel instrument politique apte à représenter et à gérer au mieux les choix politiques de la classe dominante. Le substrat populaire de ses deux piliers essentiels [secteurs issus de la DC et du PCI] aurait dû lui assurer l’hégémonie politique, dans le jeu de l’alternance avec les forces affirmées de droite. Le résultat de l’opération a toutefois été contradictoire : si, d’un côté, les élections ne l’ont pas toujours favorisé, ne confirmant pas sa vocation majoritaire, de l’autre côté, le patronat l’a toujours considéré comme un instrument politique essentiel dont il avait besoin pour gérer ses propres intérêts.
C’est ainsi qu’après la chute du gouvernement de Silvio Berlusconi, en 2011– réclamée à grands cris par la Confindustria [la principale organisation patronale italienne] pour faire face à la crise économique et financière – le PD a assumé un rôle bien précis : le soutien et la gestion des politiques du gouvernement de Mario Monti [ex-commissaire européen, consultant de Goldman Sachs, puis Président du conseil de novembre 2011 à décembre 2012], puis celui d’Enrico Letta [avril 2013 à février 2014] et ensuite de Matteo Renzi [de février 2014 à décembre 2016]. Ce dernier a porté jusqu’au bout les coups de l’assaut néoconservateur contre les salariés, œuvre poursuivie par le gouvernement-photocopie de Paolo Gentiloni, entré en fonction le 12 décembre 2016. Les politiques anti-populaires d’austérité ont ainsi été pleinement déployées à travers :
• la réforme des retraites ;
• la destruction du Statut des travailleurs [la Loi sur le travail] ;
la généralisation de la précarité [la facilitation des licenciements y compris pour les contrats de durée dite indéterminée, la diffusion des contrats de courte durée ainsi que
• la légalisation d’un statut bidon d’indépendant] ;
• la contre-réforme scolaire nommée la Buona Scuola [Bonne école : politique restrictive des bourses d’études, privatisations, affaiblissement de la formation professionnelle, fragilisation de l’intégration du handicap, durcissement du recrutement des enseignants à former], aggravée par les récents décrets du gouvernement Gentiloni,
• la boucherie sociale avec les coupes globales et massives dans les dépenses publiques ;
• la présence militaire à travers le monde [l’armée italienne est présente en Afghanistan, Bosnie-Herzégovine, Cachemire, Centrafrique, Chypre, Cisjordanie, Émirats arabes unis, Géorgie, Irak, Kosovo, Liban, Libye, Mali, Malte, Niger, Sahara occidental, Sinaï (Égypte), Somalie],
• et les politiques anti-immigrants.
Il faut souligner le fait que toute l’entreprise –autrement dit tout le parti, autant les députés que les sénateurs du PD, au-delà de leur appartenance à un courant, ont apporté leurs voix aux lois et règlements infâmes qui sont à l’origine de la profonde détérioration des conditions de vie et de travail des salarié·e·s et du mal-être social qui frappe tout le pays. Matteo Renzi n’a représenté qu’une accélération personnelle et autoritaire de cette tendance, notamment en marginalisant les anciens dirigeants, tout en représentant la continuité directe de leurs propres politiques.
Avec le temps et avec les gouvernements qu’il a soutenus ou menés, le PD et ses gouvernements sont apparus, aux yeux de larges couches de la population, comme ce qu’ils sont : à savoir des ennemis responsables de la détérioration des conditions matérielles de vie. La tentative de Renzi d’imposer une solution politico-institutionnelle du problème, avec le référendum constitutionnel de décembre – dans le but de consolider la vague néo-conservatrice et son propre pouvoir – a échoué. Il a essuyé un échec cinglant, infligé par le refus massif de l’électorat. Ce refus s’est exprimé dans les urnes le 4 décembre [3], soulignons-le, avec une forte participation des jeunes et des secteurs « socialement faibles » et paupérisés du pays. Dès lors, la crise de direction politique – du pays et au sein du PD – était inévitable, malgré l’absence d’une force alternative du mouvement ouvrier et des gauches ; ce qui a permis à la bourgeoisie de nommer un nouveau gouvernement – celui de Paolo Gentiloni – conforme aux précédents.
Les choix de Bersani et de ses alliés
Les opposants à l’intérieur du PD sont confrontés à un secrétaire général qui, bien qu’affaibli par la défaite du 4 décembre, est en train de les faire disparaître de la scène politique. Ils sont donc contraints de sortir à découvert, prêts même à prendre la décision extrême de la scission, option par rapport à laquelle une personne comme D’Alema [4] a disposé ses pions depuis quelque temps déjà. Cela explique pourquoi les opposants ont si soudainement découvert que le PD est coupé de sa base populaire historique, que le Jobs Act [5] et la Bonne école sont des horreurs, que la couleur rouge des drapeaux est belle et qu’il est plaisant de chanter l’hymne révolutionnaire Bandiera Rossa.
Bersani et consorts espèrent avoir encore quelques cartes à jouer, dans la mesure où le référendum a mis en lumière la mobilisation de secteurs sociaux traditionnels et de référence à travers l’ANPI et l’ARCI [6], auxquelles Massimo D’Alema accorde une attention toute particulière depuis quelque temps. L’espoir est que ces associations puissent servir de soutien à un projet politique [de nouveau parti de la gauche que D’Alema et Bersani s’apprêtent à fonder], en attendant de saisir quelle sera l’ampleur de la mobilisation au sein même de la CGIL [la Confédération générale italienne du travail, le principal syndicat italien, fortement lié au PD].
Il est clair que nous ne pouvons que nous féliciter de la crise du PD et du dangereux projet antidémocratique et autoritaire de Renzi. Mais il est tout aussi clair que ceux qui ont voté sans états d’âme les lois conservatrices de Renzi sont les mêmes qui déclarent s’en distancer aujourd’hui. En réalité – ce qui a été mis en lumière dans un tableau synoptique publié par le quotidien de Turin La Stampa – les divergences sur les contenus politiques de fond entre Renzi et la minorité sont dérisoires [7]. Sans parler des valeurs dites fondamentales, dont on ne voit pas la moindre trace des deux côtés.
Le fait que le principal contradicteur de Renzi soit D’Alema – l’homme du bombardement de Belgrade [en 1999], l’artisan des plus importantes privatisations réalisées en Italie, le défenseur (il y a dix ans, avec le gouvernement de Prodi) des engagements militaires à l’étranger (notamment en Afghanistan) pour défendre les « intérêts vitaux » du pays, le partisan des conciliabules institutionnels avec Berlusconi [8] – n’arrange évidemment rien à l’affaire.
Quel sera l’espace disponible pour la nouvelle formation, à supposer qu’elle prenne vraiment forme dans les prochaines semaines [9] ? Les premiers sondages et les évaluations journalistiques indiquent des pronostics électoraux autour de 5 à 7% (certains vont jusqu’à 10%), non point comme force politique autonome, mais dans le cadre d’une alliance avec le PD.
Les dirigeants de la minorité critiquent la Bonne école, mais en même temps ils ont déjà apporté leur soutien au gouvernement Gentiloni qui, avec de récentes mesures législatives, a aggravé les contenus réactionnaires de la réforme en question. En outre, ils font face à une contradiction insoluble : s’ils votaient pour faire tomber le gouvernement Gentiloni, ils feraient le jeu de Renzi qui veut arriver rapidement à des élections anticipées, espérant prendre ainsi sa revanche.
Quant à la survie du gouvernement en place, la bourgeoisie a des préoccupations clairement résumées par le quotidien La Repubblica : « Comme ce fut le cas avec le gouvernement de Romano Prodi en 2008, le gouvernement Gentiloni va subir tous les tourments et les ressentiments de cette gauche pulvérisée et néo-proportionnelle. Un gouvernement qui doit durer jusqu’en 2018 et qui, dépourvu du parapluie protecteur de Mario Draghi [il s’agit du rachat d’actifs de l’Etat italien par la Banque centrale européenne], doit gérer la loi de stabilité [c’est une sorte de loi de frein à l’endettement version italienne], alors qu’il a déjà engagé des dépenses extraordinaires pour 20 milliards d’euros et qu’il doit affronter une crise bancaire toujours plus grave. Ce gouvernement à responsabilité limitée aura-t-il les épaules assez solides pour porter tout cela ? Il est difficile de l’imaginer » [10].
En ce qui concerne la Confindustria, l’éditorialiste du quotidien économique Il Sole 24 Ore (21 février), après avoir flagellé les partisans de Renzi comme ses opposants, les accusant de ne pas être suffisamment alignés sur les exigences patronales, affirme : « Nous affirmons d’emblée que l’intérêt du pays (sic), est de poursuivre sans atermoiements, avec décision, sur le chemin des réformes engagées par Matteo Renzi qui, malgré les erreurs et les contradictions, a eu de bons résultats ». Et d’ajouter solennellement que « face au message populiste – incapable de gérer les grands problèmes tout autant que d’administrer les grandes villes – la réponse ne peut être que davantage de gouvernement, rapidement, sans perdre de temps » [11].
Résister à l’attraction fatale
Ce qui nous intéresse et nous préoccupe le plus dans la crise du PD, ainsi que dans les projets de sa minorité, sont les effets politiques qui en résulteront, et qu’on peut en partie déjà observer, parmi les forces qui se positionnent à sa gauche. Y compris les « appels de la forêt » qui sont perçus à peine une feuille frémit-elle dans le vieux monde du Parti communiste italien.
Un de ces effets a pu être perçu aussitôt : Sinistra italiana, avant même de venir au monde lors de son récent congrès de fondation du 17 ai 19 février, a connu un grand nombre de défections – en particulier parmi ses parlementaires – qui ont rejoint les rangs de l’hypothétique nouveau parti politique de D’Alema et Bersani.
Si tout cela n’a rien d’étonnant, la consistance politique et morale de ces représentants de la « gauche » nous laisse tout de même pantois. L’ex-maire de Milan [12] est partie prenante de ce processus ; tandis que le quotidien Il Manifesto se fend de conseils précieux pour cette nouvelle formation et s’enthousiasme pour le « tournant à gauche » de la social-démocratie allemande – suite à la candidature de Martin Schulz, ex-président du Parlement européen – en vue des élections de septembre 2017.
La direction politique de la nouvelle venue, Sinistra italiana (SI) – dont le secrétaire général est Nicola Fratoianni, député de Bari, ancien de la coalition SEL (Sinistra Ecologia Libertà) dissoute en 2016 et proche de Nichi Vendola – ne pouvait que confirmer, pour conclure son congrès, les raisons de son indépendance, de son autonomie… tout en exprimant sa disponibilité par rapport au nouveau parti des scissionnistes s’il prend forme. Nous verrons assez tôt ce que signifie cette disponibilité, à plus forte raison si les échéances électorales sont anticipées.
Rifondazione prépare son congrès avec un débat interne intense, dont l’une des caractéristiques est l’affirmation de son autonomie et de l’alternative qu’il représente par rapport au PD, toutes tendances confondues. Si les écrits ont leur importance, plus importants encore seront les choix concrets de Rifondazione en vue des prochaines échéances politiques et sociales. Sur ce plan, nous relevons une contradiction majeure entre l’autocritique concernant les choix d’il y a dix ans par rapport au gouvernement Prodi (mieux vaut tard que jamais) [13], et le soutien apporté aux choix de Tsipras [14] et de son second gouvernement (septembre 2015, remanié en novembre 2016) qui met en pratique le troisième mémorandum de la Troïka [15].
La crise de la direction Renzi et plus globalement du PD, ainsi que la victoire du référendum [du 4 décembre dernier contre la centralisation des pouvoirs exécutif et législatif] doivent être mis à profit pour relancer avec de force la construction d’une réelle gauche alternative. Nous entendons par là une force qui sache conjuguer la bataille contre les politiques néo-libérales avec un solide projet anticapitaliste, force rendue encore plus nécessaire et actuelle étant donné la crise de l’Union européenne et du système économique en place.
Cette gauche doit affirmer son caractère foncièrement alternatif par rapport à tous les courants issus du PD et de son entourage. Elle doit également privilégier l’action sur des contenus clairs par rapport aux formes. Et, surtout, elle doit apporter sa contribution directe à tout ce qui peut aider les classes laborieuses à relever la tête, à engager de nouvelles mobilisations, à entamer des luttes pour changer en profondeur les rapports de force, à construire des résistances et des mobilisations sur les lieux de travail, dans les fabriques, les écoles, les aires métropolitaines et dans les quartiers populaires, contre le patronat et le gouvernement, en faisant obstacle aux politiques de compromission des appareils bureaucratiques conservateurs.
Ces crises et ces compromissions, qui traversent toutes les forces politiques, doivent être une incitation pour la recomposition d’une politique d’indépendance de classe. C’est là la voie la plus sûre pour obtenir, y compris par rapport aux élections qui auront lieu d’ici un an, une résurgence des forces d’une vraie gauche.
Franco Turigliatto
Article mis en ligne le 21 février 2017
Post-scriptum : Naissance des « Démocrates progressistes »
Samedi 25 février a été présenté, à Rome, le mouvement politique né de la scission du PD de Renzi. Il se nomme « Article 1 – Mouvement des démocrates et des progressistes » [dit couramment Démocrates et progressistes, DP]. Pourquoi article 1 ? Le premier paragraphe de la Constitution italienne énonce ceci : « L’Italie est une République démocratique fondée sur le travail ».
Les parrains qui ont tenu le nouveau-né sur les fonts baptismaux sont : Roberto Speranza [ancien chef du groupe parlementaire du PD de 2013 à 2015], défait lors des élections pour le secrétariat général du PD ; Enrico Rossi, Président de la région Toscane depuis 2010, et Arturo Scotto, pilote de la folle patrouille parlementaire des députés de l’ancienne Sinistra Ecologia e Libertà [SEL]. Cette dernière, bien qu’ayant refusé de participer à la fondation du nouveau parti de Nicchi Vendola et Nicola Fratoianni, Sinistra Italiana [SI, Gauche italienne [16], reste très attentive aux aléas de la scission du PD.
Pier Luigi Bersani et Massimo D’Alema, tous deux leaders historiques du Parti communiste italien, étaient absents [mais sont partie prenante], pour ne pas faire de l’ombre à la génération des quadragénaires du nouveau parti. Bersani a été à plusieurs reprises ministre : dans le premier gouvernement Prodi [1996 à 1998], dans le gouvernement D’Alema [octobre 1998 à décembre 1999, puis de décembre 1999 à avril 2000], dans le second gouvernement Prodi [2006 à 2008] également. Enfin, il a été secrétaire général du PD de 2009 à 2013. D’Alema a été en charge du secrétariat de la Fédération des jeunesses communistes dans les années 1970, puis Président du Conseil des ministres, ministre des Affaires étrangères dans le second gouvernement Prodi (2006 à 2008) et Vice-président de l’Internationale socialiste [1996 à 1999, 2003 à 2008].
Vasco Errani a adhéré au nouveau parti. C’est un grand commis de l’administration, ex-Président de la région Émilie-Romagne et, actuellement, Commissaire pour la reconstruction des zones de l’Italie centrale dévastées par le tremblement de terre de l’an dernier. Il y a également eu le ralliement de Guglielmo Epifani, ex-secrétaire central de la confédération syndicale CGIL et, pour un bref laps de temps, secrétaire général du PD.
L’objectif de la nouvelle formation est de construire un « centre-gauche de lutte et de gouvernement ». Roberto Speranza affirme en effet [en présentant le mouvement à la presse] : « ces dernières années nous avons vécu une fracture entre le peuple et ses représentants. Le moment est venu de recoudre, de reconstruire le centre-gauche. Le besoin d’une nouvelle radicalité se fait sentir, y compris le courage d’être une force gouvernementale ». Parallèlement à ces déclarations, le nouveau parti appuie le gouvernement Gentiloni.
La consistance parlementaire tourne autour de quelque 40 députés à la Chambre (sur 650) et 13 sénateurs (sur 315). Mais un grand nombre d’élus sont encore en train de faire des calculs s’il vaut mieux rester dans le PD ou rejoindre la nouvelle formation. Il est évidemment trop tôt pour évaluer sa force électorale. Un premier sondage indique qu’environ 8% des voix reviendraient à toutes les forces politiques à gauche du PD en cas d’élections, y compris donc Sinistra italiana et Rifondazione comunista. (Postcriptum envoyé à la rédaction de A l’Encontre, le 27 février 2017)
Franco Turigliatto