De sa fondation en 1949 jusqu’au début des années 1980, la République populaire de Chine (RPC) a la guerre pour environnement. Disons plutôt les guerres. En effet, si dans un premier temps, elle se situe politiquement au sein du « camp socialiste », avec l’URSS, face au « camp impérialiste » dirigé par les Etats-Unis ; dans un second temps, Moscou et Pékin s’opposent frontalement, au point où chacun cherche jouer Washington contre l’autre.
La politique internationale de la RPC a donc pour toile de fond cet état de guerre permanent. Elle reflète aussi l’évolution politique et sociale du régime maoïste, liée à la cristallisation et à la montée en force de la bureaucratie. Cependant, durant toute cette période, la direction chinoise n’a pas pour objectif de s’intégrer à l’ordre capitaliste mondial de manière à faire du pays une grande puissance capable de rivaliser sur leur propre terrain avec les impérialismes traditionnels. Cette question ne se posera que dans les années 1990, corrélativement à la formation en Chine même d’une nouvelle bourgeoisie.
La politique internationale du régime inclut les rapports avec des Etats, mais aussi avec des partis (notamment maoïstes) et des mouvements de libération. Elle se déploie simultanément à plusieurs échelles : mondiale et régionales, avec une importance particulière accordée à l’espace asiatique – l’Asie du Sud (l’Inde…), du Sud-Est (Vietnam, Indonésie…) ou du Nord-Est (Corée, Japon…). En règle générale, Pékin aura toujours plus d’un fer au feu.
La géopolitique de la diplomatie chinoise répond à plusieurs impératifs, comme la rivalité sino-étatsunienne, la rivalité sino-soviétique et la rivalité sino-indienne. Elle change suivant les périodes, mais ces changements de cadre ne sont pas nécessairement synchronisés en tous domaines. Elle intervient dès 1949 en ce qui concerne l’affrontement mondial avec les Etats-Unis, mais, en Asie du Sud, la coopération avec l’Indien Nehru dure plus longtemps et, avec Soekarno, en Asie du Sud-est insulaire jusqu’au le coup d’Etat indonésien de 1965. Pour tenter d’en rendre compte, la présentation qui suit est thématique quitte à ce que la chronologie et les « périodes » se chevauchent.
I. 1945 et ses lendemains
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’Asie orientale – de la Birmanie à la Corée – est sous occupation japonaise. La reddition de Tokyo, en 1945, crée une situation de vide étatique, administratif, simultanément dans tous les pays de cette région. Une situation exceptionnelle !
Les puissances alliées ont prévu une sortie contrôlée de la Seconde Guerre mondiale en se répartissant à l’avance les zones d’influence ou d’occupation, sanctionnées avec les accords de Yalta (février 1945) et de Potsdam (juillet-août 1945). Ces conférences réunissent l’Union soviétique, les Etats-Unis et le Royaume uni. Le périmètre des anciennes colonies d’Asie n’est pas toujours été respecté. Ainsi, le Vietnam devait être occupée au nord du 16e parallèle par l’armée chinoise du Guomindang (ce qui fut fait) et au sud par les Britanniques (ce que Paris réussit à éviter).
La place des partis communistes est plus importante au sein du mouvement de libération nationale en Asie orientale que dans toute autre partie du tiers monde. Il y a certes de notables exceptions, comme en Indonésie où le PKI est minoritaire, et des situations complexes (comme la place des organisations armées de groupes ethniques en Birmanie). La résistance antijaponaise a généralement été divisée entre des courants aux ancrages sociaux et aux orientations politiques antagoniques – la Chine en offrant un exemple criant (le face-à-face PCC/Guomindang).
La décolonisation avortée
Il est impossible de restituer ici la complexité politique de l’immédiat après-guerre. Il y a partout un temps d’hésitation, concernant la portée effective des accords de Yalta ou la politique des gouvernements métropolitains. Certains mouvements de libération (à direction communiste ou pas) ont saisi la brèche ouverte par la défaite japonaise pour proclamer sans attendre l’indépendance (Vietnam, Indonésie, Corée) ou se sont préparés à la guerre civile (Chine) ; d’autres ont suspendu la lutte et ont commencé à désarmer avant d’être contraints par la répression à reprendre le combat (Philippines, Malaisie).
Témoin des incertitudes du moment, chaque métropole impérialiste a réagi en 1945 selon ses propres ambitions et ses propres contraintes. Question déterminante : voulait-elle et pouvait-elle reprendre le contrôle de son ou de ses anciennes colonies ?
Les Etats-Unis ne le voulaient pas. Ils ne reviennent administrer les Philippines que le temps d’octroyer l’indépendance. Ce choix politique avait été longuement préparé avec les élites locales afin d’arrimer durablement l’archipel au navire amiral US, en entrant de façon précoce et ordonnée dans l’ère néocoloniale. Ils sont les mieux à même d’agir ainsi.
Washington doit cependant aider le nouveau régime philippin à combattre l’insurrection des Huks, en 1946-1954. Formée durant la guerre, l’Hukbo ng bayan Laban sa Hapon (Armée populaire antijaponaise) – connue sous l’acronyme Hukbalahap ou, pour faire court Huks – était dirigée par le Parti communiste (PKP). Elle avait commencé à désarmer en 1945, mais ses unités étant massacrées, elle a repris le combat ; elle n’était cependant solidement implantée que dans une partie de l’île de Luzon, ce qui lui fut fatal.
Le Portugal le pouvait. Ce sont principalement les alliés néerlandais et australiens qui battent les Japonais au Timor oriental, avec un soutien discret des forces portugaises (Lisbonne étant officiellement neutre dans le conflit mondial). En 1945, le territoire est « rendu » à la dictature Salazar. Ce n’est pas la défaite nippone qui ouvre une brèche permettant de déclarer l’indépendance, mais – à l’initiative du Fretilin en 1975 – le renversement du régime portugais lors de la « révolution des œillets ».
Cette brèche est immédiatement refermée par l’invasion indonésienne. Le quart de la population trouve la mort sous le régime d’occupation. Le pays fait sécession en 1999 et son indépendance n’est formellement reconnue qu’en 2002.
Les Pays-Bas ne le pouvaient pas. Ils tentent de reconquérir l’Indonésie après la déclaration d’indépendance de 1945, mais ils doivent renoncer à cette ambition après quatre années de conflit armé (la « Revolusi »).
Plus la guerre coloniale se poursuit et plus l’influence du PKI, déjà importante, risque de se renforcer. En 1949, corrélativement à la victoire de la révolution chinoise, l’indépendance indonésienne est reconnue par La Haye.
La France a longtemps cru le pouvoir. Au Vietnam aussi l’indépendance est proclamée dès 1945 – mais de Gaule envoie un corps expéditionnaire rétablir l’Empire ; il s’en suit 30 années de guerres dévastatrices…
Le jusqu’au-boutisme de l’impérialisme français se manifeste quand vient l’heure de la défaite. La victoire vietnamienne de Diên Biên Phu, en 1954, sonne le glas de la reconquête coloniale ; mais plutôt que de reconnaître l’indépendance des pays indochinois, Paris passe la main aux Etats-Unis.
Le Royaume-Uni a, pour sa part, bénéficié des accords entre grandes puissances prévoyant le maintien de l’Asie du Sud-Est dans la sphère d’influence des anciennes métropoles. Il sait négocier à sa convenance l’indépendance.
Dans la péninsule malaise, l’Armée antijaponaise prononce en décembre 1945 sa dissolution et remet le pouvoir aux Britanniques, le PCM, qui la dirigeait, se préparant à poursuivre son combat sous d’autres formes. Bien qu’il ait acquis des soutiens notables parmi les classes populaires malaises, il a pour enracinement initial la communauté chinoise. Il n’est pas évident qu’il est, en 1945, en situation de postuler au pouvoir ; mais il semble bien avoir espéré que la Grande-Bretagne sous gouvernement Travailliste le laisserait opérer légalement. Il n’en est rien.
Londres est libre de refondre les institutions et l’ordre social, puis, en 1948, de décréter l’état d’urgence (elle dure jusqu’en 1960) pour briser le mouvement communiste. L’indépendance de la Malaisie est proclamée en 1957, dans le cadre du Commonwealth, puis en 1963, avec l’adjonction de Bornéo du Nord (renommé Sabah) et Sarawak, ainsi (très temporairement) de Singapour.
Il faut deux ans à Londres pour créer en Birmanie des conditions acceptables par la métropole d’une indépendance, proclamée en 1948. Le Parti communiste (PCB) et des minorités se soulèvent contre le nouveau régime, sans réussir à le renverser ; mais le pouvoir birman n’est pas non plus capable d’assurer son contrôle sur les régions montagnardes.
La Thaïlande n’ayant jamais été sous domination coloniale directe, la question de sa décolonisation ne se pose pas en 1945. Le régime militaire a collaboré avec les forces d’occupation nippones. La capitulation de Tokyo et l’activité des mouvements de résistance antijaponais permettent l’ouverture d’une fenêtre démocratique autour de la figure progressiste de Pridi Banomyong. Washington s’assure qu’elle est rapidement refermée, avec le retour au pouvoir, dès 1947-1948, du maréchal Phibun. Le royaume participe sous drapeau onusien à la guerre de Corée. En 1957, Phibun est lui-même victime d’un coup d’Etat soutenu par les Etats-Unis, qui inaugure la dictature militaire du maréchal Sarit Thanarat. Le royaume devient, à partir de 1961, une pièce maîtresse de l’intervention US dans l’Indochine voisine.
Ce n’est qu’en 1973 qu’un mouvement de masse initié par une révolte étudiante renverse le régime militaire et que le contexte national redevient favorable au Parti communiste de Thaïlande (PCT), durement réprimé et marginalisé.
Aux yeux des puissances occidentales, les partis communistes deviennent très rapidement l’ennemi prioritaire à combattre. Le processus de décolonisation s’enferre dans la guerre.
Guerre froide en Europe, guerres brûlantes en Asie
Le terme de « guerre froide » ne convient qu’à l’Europe, là où la situation géopolitique se fige dans une division Est-Ouest. Il n’a aucun sens en Asie. La réponse de Washington à la victoire de la révolution chinoise est un ensemble de guerres brûlantes, dont la densité va dépasser celle des années 39-45. Le Nord de la Corée a été « aplati » au point que les pilotes US n’avaient plus de cibles définies à détruire. Le territoire indochinois a reçu un tonnage de bombes deux fois plus important que ce qui fut déversé pendant toute la Seconde Guerre mondiale. Le coup d’Etat de 1965 en Indonésie est l’un des plus sanglants de l’histoire (si ce n’est le plus sanglant).
L’affrontement global se joue pour une large part dans trois pays, à trois « moments » clefs de l’intervention US : la Corée (guerre de 1950-1953), le Vietnam et l’Indochine (escalade de la fin des années 50 au début des années 70), l’Indonésie (écrasement des forces progressistes en 1965-1966).
La Corée. La question coréenne est traitée en détail dans le premier chapitre de la partie 6 [1]. Après la capitulation japonaise, le pays est rapidement occupé, d’un commun accord, par l’armée soviétique au nord du 38e parallèle et, au sud, par les forces étatsuniennes. Une situation de guerre civile apparaît au sud entre un mouvement de résistance, solidement implanté, animé par le Parti communiste, et l’administration soutenue par Washington et intégrant bon nombre d’anciens collaborateurs.
La guerre de Corée (1950-1953) transforme un conflit politique et social coréen en un affrontement international. La guérilla du sud et l’intervention des troupes régulières du nord balaient le régime de Séoul. Washington organise une contre-offensive, menée, au nom de l’ONU, qui conduit le corps expéditionnaire jusqu’aux abords de la frontière chinoise. Pékin intervient à son tour sous le commandement de Peng Dehuai. Le front finit par se stabiliser à nouveau autour du 38e parallèle.
En 1950, le régime maoïste avait pour priorité absolue la reconstruction, pas la guerre aux frontières. C’est contraint qu’il est intervenu. Plus de deux millions de soldats chinois ont combattu en Corée, 180.000 d’entre eux y ont trouvé la mort. Le conflit a coûté la vie à 800.000 militaires coréens (les deux côtés compris) et à peut-être deux millions de civils, ainsi qu’à 57.000 membres des forces onusiennes. Une grande partie du pays est dévasté, notamment du fait des bombardements.
Le Vietnam. Au Vietnam, après avoir obtenu le départ des armées chinoises du Guomindang qui occupaient le nord du pays, le gouvernement Hô Chi Minh est confronté au corps expéditionnaire français. Ce dernier peut dans un premier temps reconquérir des territoires grâce à sa puissance de feu. En s’appuyant sur une mobilisation populaire multiforme (la fameuse « guerre du peuple ») le Vietminh équilibre progressivement le rapport des forces et bénéficie, à partir de 1950, de l’aide d’une frontière amie au Nord : la Chine de Mao.
En 1953, l’état-major français planifie la bataille de Diên Biên Phu qui doit lui assurer une victoire déterminante – ce fut effectivement une victoire décisive, mais vietnamienne. Elle sonne le glas de l’empire colonial français au-delà même des frontières indochinoises. L’indépendance, proclamée en 1945, est à nouveau à portée de main. Le mouvement de libération fait cependant les frais d’accords entre grandes puissances, à l’occasion des négociations de Genève de 1954. Moscou et Pékin font pression pour imposer une division « temporaire » du pays, au niveau du 17e parallèle. La réunification devait avoir lieu à l’occasion d’élections, que le gouvernement Hô Chi Minh aurait emportées – et qui ne se sont donc jamais tenues. C’était prévisible : les Etats-Unis, les nouveaux « parrains » du régime sud-vietnamien, avaient pris soin de ne pas s’engager en refusant de signer ces accords.
Le Parti communiste vietnamien tire une leçon de cette expérience amère : quand, près de vingt ans de guerre plus tard, de nouveaux pourparlers s’engagent avec les Etats-Unis, il ne convie à la table de négociation ni Moscou ni Pékin.
Au tournant des années 60, les accords de Genève n’ayant pas été respectés et le régime saïgonnais pourchassant communistes et progressistes, la lutte armée de libération reprend, avec succès. Face à ces développements, les Etats-Unis ont doublement réagi :
D’une part, en engageant en Indochine une escalade sans précédent, menant la politique de contre insurrection, sur tous les plans : militaires (bombardiers B52, technologies innovantes…), sécuritaires (programme d’assassinats du plan Phoenix…), écologique (usage massif des défoliants…), démographique (regroupements de la population au sud dans les « hameaux stratégiques…), socio-économiques (réforme agraire capitaliste opposée à la réforme agraire égalitaire du FNL…), étatique (politique de « vietnamisation » de la guerre via le régime saïgonnais…), etc. La guerre d’Indochine comme « guerre totale » n’a probablement pas d’équivalent contemporain.
D’autre part, en soutenant en Indonésie le coup d’Etat du général Suharto.
L’Indonésie. Sur un registre différent d’au Vietnam, Djakarta défie l’ordre mondial étatsunien. Soekarno accueillant en 1955 la conférence de Bandung (voir plus loin). Au début des années 60, les tensions sont de plus en plus vives entre l’armée et le bloc politique noué entre Soekarno et le Parti communiste indonésien (PKI). Des officiers de gauche tentent un putsch, probablement à titre préventif, mais ne reçoivent pas l’appui de Soekarno (le PKI restant pour sa part sur une position très prudente). Avec l’aide de la CIA, le général Suharto saisit l’occasion pour prendre le pouvoir. Les forces armées, les paramilitaires et les milices anticommunistes mènent une véritable campagne de liquidation et d’incarcération arbitraire contre toute personne suspectée de sympathies de gauche (et incidemment contre la communauté chinoise). Elle se poursuit pendant plus d’un an et fait plus d’un demi-million, voire plus d’un million de morts selon les chiffres les plus souvent cités, un nombre équivalent de personnes étant placées en détention. Le PKI était considéré comme le plus grand parti communiste du monde capitaliste ; il est détruit. Le règne dictatorial de Suharto se maintient 33 ans, sans partage.
Les Etats-Unis ont ainsi « sécurisé » l’Asie du Sud-Est insulaire. Ils constituent un arc de points d’appui et de bases militaires qui va de la péninsule coréenne (le Sud) à la péninsule sud-est asiatique (Thaïlande, Vietnam Sud) en passant par le Japon (Okinawa), Taïwan, et les Philippines – sans oublier la très puissante VIIe Flotte. Ils contrôlent ainsi l’accès aux océans Pacifique et Indien tout en créant un vaste espace où ils peuvent déployer librement leurs forces armées et assurer leur maintenance.
La République populaire ne peut opposer une force aéronavale au formidable dispositif US. Elle répond sur trois plans :
• Dans le pays même, l’approfondissement du cours révolutionnaire, le renforcement de la répression et le maintien d’une armée de terre nourrie par la mobilisation populaire. L’envoi par l’impérialisme d’un corps expéditionnaire pour « reconquérir » la Chine continentale apparaît ainsi une entreprise beaucoup trop risquée pour être tentée.
• Le soutien à la Corée du Nord et à la révolution vietnamienne qui « verrouillent » ses frontières continentales au sud et au nord-est. Un appui aux partis communistes d’Asie du Sud-est (et au-delà à des mouvements de libération nationale).
• Une offensive politique et diplomatique tous azimuts pour éviter de se retrouver isolée sur le plan international. La Chine rouge ne doit pas faire peur, mais être perçue comme une alliée possible pour résister à la volonté hégémonique des Etats-Unis – le soutien aux révolutions « voisines » n’est donc pas inconditionnel, comme les Vietnamiens en ont fait l’expérience en 1954 : la direction chinoise montre à cette occasion qu’elle n’est pas « jusqu’au-boutiste », qu’elle peut négocier et imposer, de concert avec Moscou, des compromis internationaux.
Pékin réussit un tour de force en 1955. Les rapports entre la RPC et l’URSS sont alors étroits, au sein du « camp socialiste ». Pourtant, Pékin participe activement (et sans Moscou) à la conférence de Bandung qui célèbre la « troisième voie », prélude au mouvement des non-alignés, où elle apparaît avant tout comme un grand pays asiatique, plus encore que communiste.
II. Le temps de Bandung
Du côté de Pékin, la conférence de Bandung (avril 1955) est précédée d’une offensive de charme intense [2]. Les visites en Chine de chefs d’Etat, personnalités politiques, journalistes, partis plus ou moins frères se multiplient. Mao lui-même est à la peine. Le conflit frontalier avec la Corée du Nord est réglé, au prix parfois de concessions. Des traités bilatéraux sont proposés pour régler la question de la double nationalité là où résident d’importantes communautés chinoises en Asie du Sud-Est. Des gestes sont faits en direction du Royaume-Uni, de la France, du Japon pour qu’ils affirment leur autonomie vis-à-vis des USA.
L’Inde joue alors un rôle moteur pour affirmer la présence asiatique dans le monde. Jawaharlal Nehru, Premier ministre, dirigeant du Parti du Congrès, est une figure de référence sur la scène internationale, perçu comme le représentant du mouvement national indien (Gandhi a été assassiné en 1948). Dès mars-avril 1947, il organise une « conférence des relations asiatiques » à laquelle participent une trentaine de délégations, dont 25 de pays indépendants.
Nehru a noué d’étroites relations avec Nasser en Egypte et avec Soekarno en Indonésie – ce dernier s’appuie sur l’Inde et l’Australie pour faire reconnaître l’indépendance de l’archipel. A cette fin, il organise en janvier 1949 une conférence Asie-Moyen-Orient à laquelle participent l’Ethiopie et l’Egypte, mais aussi l’Australie.
Pour son grand projet asiatique, Nehru veut réunir les mondes chinois et indiens. Il souhaite même que ce soit Pékin qui entre au Conseil de sécurité de l’ONU plutôt que Delhi. Dans un premier temps, la direction maoïste l’assure que la RPC ne soulèvera aucune revendication frontalière dans l’Himalaya (en fait, les problèmes commencent dès 1957).
L’ordre américain peine à s’imposer. Sommées en 1950 de choisir entre les deux Vietnam (Saigon ou Hanoï), l’Inde, la Birmanie et l’Indonésie refusent. La création de l’Organisation du traité de l’Asie du Sud-est (OTASE), en septembre 1954, ne fait pas recette. Elle est composée de puissances coloniales (Royaume-Uni, France), des deux pays asiatiques « sous contrôle » (Philippines, Thaïlande) et du Pakistan qui veut s’armer face à l’Inde.
Nehru est réticent sur l’opportunité d’organiser la conférence de Bandung, mais il s’y joint. Sous l’égide de Soekarno, elle accueille aussi Gamal Abdel Nasser (Egypte), Hocine Aït Ahmed (Algérie), Kwame Nkrumah (Ghana), Zhu Enlai (Chine). Le Japon est là. Au total, 29 pays sont représentés – il y avait moins d’Etats du Sud lors de la fondation, à San Francisco, de l’ONU qui a, par ailleurs, bloqué les admissions à la nouvelle organisation internationale. L’un des rôles de la conférence de Bandung est d’avoir fait sauter ce verrou.
Bandung fut un événement de portée mondiale. Le Mouvement des Non-Alignés est né à sa suite, créant un espace propre au pays du « tiers monde ». Les divergences entre les gouvernements participants sont cependant fondamentales (notamment sur la question de la « menace communiste ») et les « petits » Etats craignent la domination des géants que sont l’Inde, la Chine et l’Indonésie. Les impérialismes manœuvrent pour étouffer toute dynamique révolutionnaire. Les relations économiques afro-asiatiques restent très limitées. Le souffle de Bandung ne résiste pas à la crise de Suez, en 1956.
Pour sa part, c’est à la crise tibétaine auquel le rapprochement sino-indien ne résiste pas. Cette question est traitée dans un chapitre ultérieur (partie VI). La frontière himalayenne héritée de l’ère coloniale est rejetée par Pékin. A la suite d’une courte guerre, en 1962, où la suprématie militaire chinoise s’affirme, deux territoires restent contestés : l’Aksai Chin, revendiqué par l’Inde et l’Arunachal Pradesh, revendiqué par la Chine.
Après la géopolitique fluide de la coopération, les rapports sino-indiens se figent dans l’antagonisme. Delhi s’adosse à Moscou pour éviter la dépendance US et se garder de Pékin. Le RPC apporte son soutien à la dictature militaire pakistanaise pour faire pièce à l’Inde.
En Asie orientale, le Japon et l’Indonésie de Suharto s’intègrent à l’alliance régionale anticommuniste impulsée par les Etats-Unis. La géopolitique de guerre impose dorénavant sa loi.
Hors Asie, Pékin reste en priorité tourné vers l’Afrique. La Chine soutient le FLN dès 1958 ; elle est le premier Etat non arabe à reconnaître le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Son aide militaire est limitée, mais elle organise des manifestations massives de solidarité. Des équipes médicales sont envoyées en 1963 en Algérie ; d’autres partiront en Afrique au cours des années 70. Des experts chinois introduisent les plantations de thé en Guinée sous Sékou Touré et au Mali. En 1963-1964, Zhu Enlai vient sur le continent prôner l’afro-asiatisme (offrant une alternative tout à la fois aux impérialismes occidentaux et à Moscou).
L’autre Chine, celle du Guomindang, tisse des liens en Amérique latine. Les combats de libération menée en Chine et au Vietnam ont permis d’élargir la pensée politico-militaire marxiste en incorporant des expériences variées et riches de « guerre du peuple », de « guerre révolutionnaire prolongée ». L’Asie orientale fut corrélativement un véritable laboratoire de la contre-insurrection moderne – déjà mise en œuvre par le colonel Lansdale, agent réputé de la CIA, pour réduire le soulèvement des Huks philippins (en 1962, il prépare l’opération Mongoose (mangouste) visant à renverser le régime castriste).
Un centre de formation à la contre-insurrection est établi à Formose (Taïwan) dans les années 1950. Destiné à l’armée du Guomindang, il accueille aussi des officiers latino-américains. Des instructeurs chinois se rendent, à partir de 1974, au Guatemala (de même les Français ont transmis sur le continent américain leur expertise en matière de torture acquise durant la guerre d’Algérie).
III. Pékin et les « partis frères »
Dans les années 60-70, la majorité des mouvements communistes d’Asie du Sud-Est (hors Indochine) sont maoïstes. Ils ont tous des programmes en 10 points, que ce soit celui du front ou du parti lui-même. Ils se réfèrent tous à la stratégie de lutte armée et d’encerclement des villes par les campagnes. Ils ne sont pas pour autant des clones. Ils diffèrent par leur histoire, leur insertion sociale, leur système d’organisation, leur degré de dépendance par rapport à Pékin.
Ils sont représentés dans la capitale chinoise. La plupart d’entre eux peuvent émettre sur les ondes radio, dans leurs langues, à partir de studios établis à Kunming, dans le sud de la Chine. Ils reçoivent une aide multiforme, bien que mesurée. Le nouveau Parti communiste philippin (PCP) semble à la marge de la famille. Il n’a été fondé que tardivement (1968), n’a pas de frontière terrestre, n’est pas spécifiquement implanté dans la communauté chinoise et commence par faire preuve d’un amateurisme décourageant (deux cargaisons d’armements fournies par la Chine n’arrivent jamais à bon port).
Les liens de ces partis avec l’URSS sont ténus, même dans les années 1950. Les partis vietnamien et chinois dressent en quelque sorte un écran protecteur vis-à-vis du centre stalinien, ayant tous deux pris leur distance par rapport aux « ordres de Moscou ». Durant les années 20 et 30, l’envoyé du Comintern fut Nguyen Ai Quoc (Ho Chi Minh) qui milita notamment dans le Nord-est thaïlandais et forma des cadres de la région à Hong Kong. Dans les années 50, la capitale de référence de ces partis est Pékin.
La situation en Asie orientale diffère donc de celle qui prévalait en Europe. La question du respect ou non des accords de Yalta et de Potsdam ne se pose pas dans les mêmes termes. Le partage des zones d’influence entre puissances est certes un facteur à prendre en compte (la position de Moscou a des implications négatives sur les rapports de forces) et peut conforter des illusions quant au respect par les métropoles des règles démocratiques dans leurs colonies ; mais d’autres considérations entrent en jeu : la situation réelle dans le pays, pour les colonies britanniques des interrogations sur les équilibres politiques à Londres (gouvernement travailliste), etc.
La politique internationale chinoise et ses évolutions ont évidemment des implications majeures et communes sur ces partis, mais médiées par leurs identités distinctes. Comparons les cas thaïlandais et philippins.
Le Parti communiste thaïlandais. Dans les années 1970, il bénéficie de bases frontalières, au Laos principalement et au Cambodge. Il reçoit une aide matérielle du PC vietnamien, mais ce dernier n’est pas censé « interférer » politiquement, la ligne de référence restant exclusivement maoïste. Il y a un fossé de génération considérable entre les dirigeants historiques de ce parti et les nombreux jeunes qui ont cherché refuge auprès du PCT après le coup d’Etat sanglant de 1976. Les premiers sont généralement issus de la communauté chinoise et – vivant à la périphérie du royaume ou en exile – ils n’ont pas connu la transformation du pays (y compris l’intégration des Chinois à la société thaïe). Les seconds sont issus de la radicalisation étudiante, du combat pour la démocratie, des activités syndicales et de masse… Ces jeunes ont beaucoup de respect pour les « anciens » qui ont dédié leur vie au combat révolutionnaire, mais le dialogue intergénérationnel ne va pour le moins pas de soi.
En Thaïlande même, le PCT est devenu ce que l’on peut appeler un « parti de jungle ». Ses membres vivent dans des camps établis sous la protection de la forêt et se rendent, surtout de nuit, dans les villages avoisinants. Des zones « rouges », « roses » et « blanches » se côtoient. Le parti est surtout implanté à la périphérie : le nord (alliance avec des tribus montagnardes) ; le nord-est (Isan) de population pauvre et délaissée, largement lao ; le sud, région de dissidences où sont aussi basés le Parti communiste malaisien et des mouvements musulmans.
La guerre d’Indochine a plongé la Thaïlande dans une crise morale profonde. Elle accueille les bombardiers qui dévastent les pays voisins. Elle sert de base arrière et récréative aux soldats américains – la prostitution (préexistante) explose littéralement. Les tensions sociales s’aiguisent avec l’industrialisation, le développement des bidonvilles et l’occupation par les paysans des dernières terres libres aux marges du royaume. L’influence du PCT grandit, il a la possibilité objective de développer à nouveau un travail de masse bien au-delà de ses zones d’influence habituelles.
Tout ce potentiel est réduit à néant quand explose le conflit sino-indochinois. La direction historique du PCT, vivant pour une bonne part en Chine, ne peut ou ne veut rompre avec Pékin – le parti se retrouve du côté des Khmers rouges, des USA et de l’Etat thaïlandais (!) contre les Vietnamiens. Ses camps au Laos sont en conséquence fermés ; il perd l’essentiel de ses bases arrière et de ses approvisionnements en armes. Les désaccords en son sein grandissent et l’hémorragie militante commence. Des groupes de jeunes tentent de reconstruire des organisations « hors jungle », mais ils n’ont pas d’enracinement social, pas d’emploi, pas de revenus ; il leur faut en priorité trouver un travail… Au cours des années 80, les dernières unités de guérilla du PCT négocient leur retour discret à la vie civile.
Malgré de très vives tensions, la crise du PCT ne débouche pas en Thaïlande sur des purges physiques, des liquidations ; cela mérite d’être souligné. Néanmoins, pour une longue période, la gauche politique n’est plus un facteur visible de la vie politique thaïlandaise.
Le Parti communiste des Philippines. Fondé dans la cadre de la radicalisation internationale de la jeunesse des années 1960, le PCP est homogène sur le plan générationnel. Son analyse de la société philippine (semi-féodale, semi-coloniale) et son projet stratégique sont très rigides, nourris par une version appauvrie du maoïsme chinois (nous sommes à l’époque de la « révolution culturelle ») : primauté permanente de la lutte armée, encerclement des villes par les campagnes et (après quelques tâtonnements coûteux) constitution simultanée de fronts de guérilla dans les grandes iles de l’archipel, aux frontières montagneuses de plusieurs provinces.
Le PCP est le seul parti d’extrême gauche qui réussit à survivre à l’imposition en 1972 du régime de loi martiale, puis à se développer. Les autres courants disparaissent, passent un compromis avec la dictature ou restent longtemps trop minoritaires pour peser sur la situation. De ce fait, l’essentiel de la génération qui combat le régime Marcos intègre les rangs du parti maoïste ou rejoint les « fronts » qu’il dirige. Le PCP s’est très tôt associé les Chrétiens pour la libération nationale. Il est à même de bénéficier de la remontée des luttes étudiantes ou ouvrières, démocratiques et sociales et gagne une implantation nationale (bien que marginale en territoire musulman au sud de l’archipel).
La crise éclate au cours des années 80, alors que le mouvement maoïste philippin est à son apogée. Il est le théâtre d’une purge massive, paranoïaque : la direction est convaincue que le parti est profondément infiltré par des agents de l’armée ; la torture aidant, un très grand nombre d’innocents avouent des crimes qu’ils n’ont pas commis et sont exécutés. Par ailleurs, suivant les régions et les secteurs d’intervention, la pratique politique du PCP se diversifie, mais les références idéologiques restent figées – et son organe exécutif, à une très faible majorité, exclut que le régime Marcos puisse tomber à l’occasion des élections de février 1986. Cela ne rentrait pas dans le schéma stratégique du parti, mais cela s’est pourtant produit.
Le pluralisme de la gauche philippine s’affirme, y compris au sein du PCP. La tenue d’un congrès (il n’y en a pas eu depuis la fondation du parti) est finalement rejetée par le noyau de direction. De 1993 à 1996, plusieurs régions du parti scissionnent, ainsi que des commissions nationales. Le PCP assassine des dizaines de cadres dissidents. Une rupture de générations apparaît entre celle qui est entrée en lutte sous la dictature et celle qui lui succède. Cependant, l’expérience de la résistance au régime Marcos a été si profonde que la gauche politique reste aux Philippines plus active et plus composite que dans la plupart des autres pays d’Asie du Sud-Est.
Le PCP a cherché de l’aide en Chine, en Corée du Nord, en Libye…, mais il n’a jamais été aussi directement dépendant de Pékin que le PCT. La comparaison de leurs trajectoires montre à quel point l’histoire propre à chacun de ces partis doit être prise en compte et combien les labels (« prochinois »…) peuvent masquer la diversité réellement existante entre eux. L’influence chinoise n’en a pas moins été très profonde et a contribué à la crise du parti aux Philippines.
La direction du PCP s’est refusée à étudier les leçons de la révolution vietnamienne (le PCV n’ayant pas rompu avec Moscou) ou des expériences latino-américaines. La richesse de l’histoire du PCC, en Chine, n’est pas prise en compte. Le désaccord et le débat politiques ne sont pas perçus comme légitimes, reflet d’une pratique complexe, mais comme l’expression d’une « lutte entre deux lignes », au risque d’identifier rapidement cette dernière à une lutte de classes.
Pour le parti, l’existence de la Chine rouge est une condition à la fois nécessaire et suffisante pour assurer la survie d’un éventuel gouvernement révolutionnaire aux Philippines – et voilà que Pékin normalise ses rapports avec Washington et avec Manille. Comment comprendre le conflit sino-indochinois et ses alliances contre nature entre la RPC et les Etats-Unis, entre le droitier Deng Xiaoping et les ultragauches Khmers rouges ? La vision géopolitique très univoque du PCP ne lui permet pas d’intégrer à sa pensée les bouleversements à l’œuvre dans l’arène mondiale. D’un côté, de nombreux membres et cadres du parti aspirent à débattre pour comprendre, de l’autre, une partie décisive de la direction sur replie sur le dogme : le remettre en question, c’est ouvrir une boîte de pandore.
IV. Le conflit sino-soviétique
Le changement de période est brutal. Au début des années 70, l’impérialisme américain n’est pas certain de pouvoir endiguer la révolution sur le continent, dans la péninsule. En Thaïlande et en Malaisie notamment, l’influence des Partis communistes grandit. Quelques années plus tard, il réalise que Ferdinand Marcos, par népotisme clanique, n’assure pas la « modernisation » espérée de l’Etat philippin. L’avenir est en balance, jusqu’au jour où les soubresauts du conflit sino-soviétique frappent de plein fouet la région.
Les tensions politiques entre les directions maoïste en Chine et stalinienne en URSS remontent aux années 1920, c’est-à-dire aux origines. Si Mao Zedong « existait » avant, le maoïsme comme courant politique distinct est en effet né en réaction à l’écrasement de la Seconde Révolution chinoise et à la responsabilité de Moscou dans ce désastre [3]. Les tensions n’ont cessé de se renouveler à chaque étape de la lutte révolutionnaire, jusque et y compris la conquête du pouvoir en 1949, à laquelle Staline ne croyait pas [4].
La guerre de Corée n’a rien arrangé, l’URSS contrant les forces onusiennes par armée chinoise interposée, mais elle ne fournit pas à cette dernière la couverture aérienne qui lui aurait permis d’être protégée des bombardements US, même si des pilotes soviétiques sont engagés sur place (comme ce fut le cas en Espagne et en Chine dans les années 1930).
L’alliance entre Pékin et Moscou au début des années 50 est cependant une réalité, sanctionnée par un pacte de coopération et un ensemble d’accords économiques et politiques dans le cadre desquels l’URSS apporte une aide à la RPC. Cette aide s’accompagne d’un modèle de développement (priorité à l’industrie lourde…) que la direction maoïste finit par mettre en question.
Les intérêts communs face à la menace impérialiste, l’aide et la coopération vont de pair avec le cynisme d’Etat et la défiance. Les tensions s’expriment au sein du « camp socialiste ».
D’emblée, à Bandung notamment, le PCC et la RPC affirment leur autonomie et leur volonté de parler au nom de l’Asie et du tiers monde. Pour Pékin, l’URSS est européenne ; la direction stalinienne s’inquiète pour sa part des ambitions maoïstes en Sibérie – et la direction maoïste de manœuvres soviétiques envers le Xinjiang (le pays ouïghour, de population musulmane). Le devenir de la Mongolie extérieure est une pomme de discorde.
Le processus de rupture commence sur la question de l’armement atomique. Dans un premier temps, la Chine engage des recherches en ce domaine avec l’assistance de l’URSS. Cependant, à partir de 1958, Nikita Khrouchtchev condamne le radicalisme maoïste (c’est l’époque du Grand Bond en avant), prône la coexistence pacifique, ouvre des négociations avec les Etats-Unis sur le contrôle international de l’arme nucléaire et refuse d’en doter la RPC. Ce qui n’empêche pas Pékin de faire exploser sa première bombe en 1964.
Les accords de coopération URSS-RPC sont suspendus en 1960, près de 1400 techniciens soviétiques quittent brutalement le pays ; un coup dur pour l’économie. La rupture est consommée en 1963, quand Moscou soutient Delhi lors de la guerre sino-indienne. La détérioration des relations débouche finalement en 1969 sur une confrontation militaire à la frontière sibérienne du fleuve Oussouri.
Le PC chinois joue à son tour la normalisation avec Washington, faisant de l’URSS son « ennemi principal ». En 1971, la RPC devient membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU (un poste qui était occupé par Formose/Taïwan). En 1972, Richard Nixon, président des Etats-Unis, se rend à Pékin – alors que l’escalade militaire US bas son plein en Indochine et que les pourparlers de paix entre belligérants se tiennent à Paris. Un coup de poignard dans le dos.
Il ne faut cependant pas sous-estimer l’importance de l’aide soviétique et chinoise à Hanoï durant une grande partie des années de guerre. Elle est à la fois considérable et politiquement mesurée à l’aune des intérêts d’Etat de Moscou et Pékin.
Le soutien s’impose tout d’abord parce que les directions soviétique et chinoise savent qu’elles sont directement visées par l’intervention US en Indochine. Il doit se maintenir, car le prestige international du combat mené au Vietnam est immense. En temps de rivalité, ni Moscou ni Pékin ne peuvent abandonner Hanoi. L’aide peut enfin être utilisée au moment voulu comme un moyen de pression (ce qui est notamment le cas en 1954).
L’aide (y compris soviétique, qui transite par la Chine) continue à être acheminée durant la période chaotique de la Révolution culturelle grâce à l’armée qui reste alors le seul corps d’Etat cohérent capable de coordonner son action sur l’ensemble du territoire chinois.
En 1954, la Chine se serait volontiers contentée d’un gel à la coréenne de la situation au Vietnam, le Nord servant d’Etat tampon tenant les Etats-Unis à bonne distance. Dans les années 60, Pékin prône au contraire la lutte sans compromis, alors que Moscou et Washington se rapprochent. En 1962, Hanoi reçoit gratuitement 90 000 fusils et pistolets. En réponse au bombardements US sur le Nord, des batteries chinoises terre-air sont installées et des unités du génie viennent notamment réparer routes et voies ferrées. Malgré sa volonté de poursuivre une politique de détente, Moscou est obligée d’augmenter elle aussi massivement son aide – elle se garde cependant de doter Hanoi de ses armements les plus performants, capable d’interdire à l’aviation US le survol du territoire, pour ne pas « provoquer » outre mesure Washington.
Bien que soumis à des pressions contradictoires qui se reflètent au sein du bureau politique, le PCV est alors en mesure de jouer sur la rivalité sino-soviétique pour s’assurer un appui militaire et économique indispensable face à l’escalade US. Ce jeu d’équilibre devient impossible quand Pékin bascule du côté de Washington. Les Vietnamiens comprennent qu’il faut sans plus tarder obtenir la signature des accords négociés à Paris avec Washington. Ils lancent un appel solennel au mouvement antiguerre des Etats-Unis et à toutes les composantes de la solidarité internationale pour qu’ils se mobilisent et imposent cette signature. C’est chose faite en 1973. En 1975, le régime saïgonnais s’effondre après une offensive militaire éclaire de l’armée populaire.
Une victoire historique, suivie d’une crise majeure. L’Indochine est devenue l’otage d’un conflit de puissances inédit (« interbureaucratique ») et de la volonté de revanche de Washington. Une alliance idéologiquement paradoxale se constitue entre la Chine de Deng Xiaoping (Mao est mort en 1976), les Etats-Unis et le Cambodge des Khmers rouges, tous unis contre le Vietnam qui ne peut plus compter que sur Moscou. Une crise aux multiples facettes se solde en 1978-1979 par l’intervention vietnamienne au Cambodge et l’attaque chinoise du Vietnam par la Chine. Un désastre qui casse la dynamique révolutionnaire ouverte par la victoire de 1975.
Malgré cela, l’impérialisme étatsunien sort très affaibli de sa défaite indochinoise. Un puissant mouvement antiguerre s’est développé. Le coût économique de l’escalade militaire a été exorbitant. Il traverse lui aussi une crise politique majeure. Pendant toute une période, il ne peut jouer efficacement son rôle de gendarme mondial de l’ordre capitaliste.
Pierre Rousset