Regards. Vous faites une critique acerbe du consensus politique au centre, des grandes coalitions droite / social-démocratie. Pouvez-vous préciser le cœur de cette critique ?
Chantal Mouffe. La conséquence de ce consensus au centre a été de créer un terrain favorable pour l’apparition d’un populisme de droite. C’est de plus en plus clair en France, et tout à fait évident en Autriche – le premier pays qui ait suscité ma réflexion sur ce point. L’Autriche a en effet connu, beaucoup plus que les autres pays européens, l’expérience de la social-démocratie de marché et des grandes coalitions. Je voulais montrer combien l’argument selon lequel le consensus au centre était le signe d’une démocratie plus mûre était erroné. J’avançais déjà la thèse selon laquelle ce consensus au centre était un danger pour la démocratie, et créait les conditions du développement d’un populisme de droite. Dix ans après, force est de constater que les populismes de droite se sont bel et bien multipliés et renforcés en Europe. C’est en ce sens qu’il me semble urgent et nécessaire de promouvoir un populisme de gauche.
En quel sens proposez-vous non pas un abandon de la frontière gauche / droite, mais la construction d’un populisme de gauche ?
Lorsque j’ai fait paraître L’illusion du consensus, tout en étant déjà très critique à l’égard de ce consensus au centre – c’est-à-dire à l’égard de l’effacement de toute frontière entre la droite et la gauche – je croyais encore qu’il fallait impérativement rétablir cette frontière politique entre la droite et la gauche. Rétablir cette frontière signifiait, à mon sens, que les partis sociaux-démocrates retrouvent une identité de gauche. Je dois dire que la manière dont les partis sociaux-démocrates ont réagi, ou plutôt n’ont pas réagi à la crise financière de 2008, m’a fait perdre toute illusion. Il y avait une chance historique de se hisser, au minimum, à la hauteur de Roosevelt et du New Deal. Mais les sociaux-démocrates ont démontré leur incapacité à résister à une ligne de centre-droit (en sauvant les banques, en mettant en œuvre des politiques d’austérité, etc.). Parler de populisme de gauche signifie prendre acte de la crise historique de la social-démocratie, qui ne permet plus, à mes yeux, de rétablir cette frontière entre la gauche et la droite.
« La construction d’une identité politique transversale articulée dans un projet émancipateur, c’est ce que j’appelle peuple. »
Que signifierait alors un populisme de gauche ?
À travers mes contacts avec Podemos, j’en suis venue à penser que l’on ne pouvait plus se contenter de s’adresser à des gens qui se considéraient comme appartenant traditionnellement à la gauche. Aujourd’hui, la base de la population qui peut être gagnée à un projet de transformation radicale peut être plus large, du fait des politiques d’austérité et de la précarisation de la classe moyenne espagnole. Les demandes démocratiques de cette dernière doivent pouvoir, en effet, être désormais inclues dans ce projet de transformation émancipateur. Ce qui suppose un travail de construction d’une nouvelle identité politique en tant que peuple ou, pour reprendre l’expression de Gramsci, d’une volonté collective.
En quel sens parlez-vous de peuple et de populisme ?
Lorsqu’il y a trente ans, avec Ernesto Laclau, nous faisions dans Hégémonie et stratégie socialiste le constat d’une crise de l’hégémonie social-démocrate, nous pensions encore pouvoir radicaliser la social-démocratie et la démocratie en général, en incluant des demandes démocratiques qui n’étaient pas uniquement pensables en termes de classes. Nous pensions aux revendications féministes, écologistes, des minorités sexuelles ou racialisées, pour prendre ces exemples. Trente après, avec le démantèlement de l’État providence, et la montée en puissance des identités nationales, religieuses ou ethniques, cette possibilité – radicaliser la social-démocratie – s’est dissipée. Nous nous trouvons dans une situation où, avec l’hégémonie néolibérale, nous sommes contraints de défendre ce que nous pensions pouvoir radicaliser. Dans le même temps, nous pouvons également tenter de rallier des gens qui n’étaient pas, auparavant, affectés par les politiques d’austérité. Aujourd’hui, nous sommes tous affectés, dans nos vies, dans nos corps, par les conséquences d’un capitalisme financiarisé. C’est sur ce terrain que nous pouvons espérer construire un projet transversal. Cette construction d’une identité politique transversale articulée dans un projet émancipateur, c’est ce que j’appelle peuple.
« La différence entre un populisme de droite et un populisme de gauche tient à ce que le premier tend à restreindre la démocratie, tandis que le second travaille à l’étendre et la radicaliser. »
C’est un projet transversal, qui s’opposerait au populisme de droite ?
Le populisme de droite a compris et profité du fait que le déplacement de la social-démocratie vers la droite a laissé de côté toute une série de demandes démocratiques de la classe ouvrière traditionnelle, qui ne se sent plus représentée politiquement par les partis traditionnels. Le vote des classes populaires, comme on peut le voir en France ou en Autriche, ne signifie pas seulement la reconstitution d’un vote de classe qui s’est retourné contre la gauche. On peut le regretter, mais c’est un vote transversal qui signifie aussi un ralliement des classes populaires à des valeurs morales, nationales, religieuses, articulées dans un projet de droite. Et auquel, me semble-t-il, il faut opposer des demandes démocratiques transversales articulées, cette fois, dans un projet de gauche, plutôt que de blâmer le vote populaire en condamnant, de manière morale, son adhésion à des valeurs xénophobes ou autoritaires. C’est en ce sens que je considère que nous sommes aujourd’hui, en Europe, dans un moment populiste.
Mais quelle serait, dès lors, la différence entre un populisme de droite et un populisme de gauche ?
La différence entre un populisme de droite et un populisme de gauche tient à ce que le premier tend à restreindre la démocratie, tandis que le second travaille à l’étendre et la radicaliser. Pour reprendre la définition de Laclau, le populisme, la création d’un peuple à avoir avec l’instauration d’une frontière entre “nous” et “eux”, entre le peuple et l’establishment. Bien entendu, ce “nous” peut être construit de manières fort différentes, puisque le peuple n’est pas donné, mais relève d’une construction politique en rapport avec un “eux”. Toute la question est de savoir quel genre de rapports s’établit entre ce “nous” et ce “eux”. Il peut prendre la forme d’un rapport avec un ennemi, un ennemi qu’il s’agit de détruire et d’éradiquer. Il peut aussi prendre la forme d’un rapport à un adversaire, mais un adversaire avec lequel la lutte, l’antagonisme est négocié dans le cadre d’institutions démocratiques qu’il s’agit de transformer pour étendre, radicaliser le cadre pluraliste de la démocratie. C’est en ce sens qu’un populisme de gauche n’est pas en opposition avec la démocratie et les institutions, mais relève de ce que j’appelle un réformisme radical. S’engager dans les institutions comme l’a tenté Syriza, comme le voudrait Podemos, exige de les transformer dans le sens d’une radicalisation et du pluralisme.
« Il est tout sauf évident que les luttes soient spontanément convergentes. Articuler ces luttes dans leur pluralité relève d’une travail politique. »
Qu’entendez-vous par pluralisme ?
Un peuple ne constitue pas une entité homogène. Il est au contraire tissé de relations entre des demandes hétérogènes, et souvent divergentes entre elles. Pour prendre un exemple révélateur : je vis depuis longtemps en Grande-Bretagne et j’étais, dans les années 70 et 80, engagée dans le mouvement féministe. Je me souviens d’un mouvement féministe qui luttait, à l’intérieur des syndicats de l’imprimerie, pour l’égalité salariale des ouvrières. Les typographes, qui représentaient alors une sorte d’aristocratie ouvrière, mais qui étaient en grande partie, sinon exclusivement, des hommes, se sont battus contre cette revendication et pour maintenir le différentiel de salaire, et donc également une hiérarchie entre hommes et femmes. Articuler des demandes divergentes relève d’un travail et d’une construction politique qui n’est jamais donnée d’avance, et autrement plus difficile, me semble-t-il, que ne le laisse penser l’idée d’une convergence des luttes. Il est tout sauf évident que les luttes soient spontanément convergentes. Articuler ces luttes dans leur pluralité relève d’une travail politique, de la construction d’une “chaîne d’équivalences” comme nous l’écrivions avec Ernesto Laclau, c’est-à-dire aussi de la constitution de nouvelles formes de subjectivités. Par exemple, faire en sorte qu’il devienne impensable et intolérable, pour une féministe, de faire triompher une revendication au détriment de la classe ouvrière ou des immigrés.
La construction de ce que vous appelez un peuple ne s’apparente pas à l’illusion d’un peuple assemblé et rassemblé de manière unanime et consensuelle, à la manière des 99% d’Occupy Wall Street ?
Dans mes contacts avec Occupy New York, j’ai eu l’occasion d’écrire un texte dans leur revue théorique intitulée Tidal, où je me prononçais déjà contre cette idée que tous nos problèmes proviendraient d’une minorité de super-riches, qu’il suffirait d’éliminer pour que le peuple se trouve réconcilié avec lui-même … Je pourrais, pour faire preuve d’un peu d’humour, citer Mao Tsé-Toung, qui rappelait qu’il y avait des contradictions au sein même du peuple. Que le peuple soit hétérogène, constitué de différences, et de tensions productives entre ces différences doit justement nous conduire à admettre des divergences et un cadre de négociation des conflits le plus pluraliste possible. C’est l’apport du libéralisme politique à la démocratie : la démocratie, ce n’est pas seulement la loi de la majorité, mais également le respect des minorités.
« Il est important que la gauche ne se limite pas à une idérationalistee rationaliste de la politique. »
On ne saurait éradiquer la place du conflit dans une société…
Je pars en effet du principe que ce qui ce qui définit le politique, c’est une dimension de conflictualité irréductible, et inhérente à toute société. Sans quoi, au fond, il suffirait d’administrer et d’arbitrer rationnellement les conflits, et la politique se confondrait avec ce qu’on appelle la “gouvernance”. La présence d’un antagonisme signifie, au contraire, un conflit qui ne saurait avoir de solution rationnelle, c’est-à-dire un conflit si indécidable sur la base d’une décision rationnelle qu’il exige de prendre parti. Prendre parti – et c’est cela pour moi la politique – introduit donc un élément fondamental, le rôle des passions et des affects. J’insiste sur le fait que la construction d’un “nous” politique se fait à travers la cristallisation d’affects, ce que toute la conception de la démocratie basée sur la théorie de la délibération et de la rationalité communicationnelle échoue à éliminer. C’est en ce sens que Carl Schmitt m’intéresse, lorsqu’il fait remarquer que les libéraux prétendent parler de politique en employant un vocabulaire emprunté à l’économie ou la morale. Au fond, les libéraux prétendent faire une philosophie politique sans politique.
Comment réduire l’antagonisme sans chercher à l’éradiquer ?
On doit faire droit à l’antagonisme. En affirmant que cet antagonisme peut se manifester sous la forme d’un conflit dont les protagonistes se reconnaissent bien comme des adversaires, mais ne se considèrent pas pour autant comme des ennemis. C’est-à-dire qu’ils se reconnaissent comme des protagonistes d’un conflit qui ne sauraient se mettre d’accord sur la base d’options rationnelles et réconciliables, mais font pour autant droit à la pluralité des points de vue dans le cadre d’institutions démocratiques qui permettent d’apprivoiser leur antagonisme. Il s’agit donc non pas d’éliminer l’antagonisme, mais de le sublimer. Je voudrais insister sur ce point car il a en effet prêté à bien des malentendus. La présence d’un antagonisme ne saurait être éradiquée ; elle est comparable, si vous voulez, à un lion qu’un dompteur aurait apprivoisé, et dont la force ne saurait être éliminée mais seulement sublimée. C’est le défi même de toute démocratie.
En fait, vous êtes freudienne ?
Le fait que le sujet soit divisé, qu’il soit la proie d’affects ambivalents, qu’il n’y ait pas d’identités collectives qui ne soient le produit d’identifications, ce sont, pour moi, des acquis définitifs de la psychanalyse. C’est aussi en ce sens que je m’intéresse, à la manière de Gramsci, à la place de l’art et de la culture dans la construction des identités politiques, puisque les identifications affectives résultent toujours de notre inscription dans un monde de pratiques culturelles et discursives, des livres qu’on lit, des films qu’on voit, etc. On ne vient pas au monde, et au monde politique, sans être travaillé par toute la culture et le langage. Cette place des affects et des identifications affectives, encore une fois, est essentielle. La gauche, nous dit-on, devrait uniquement utiliser des arguments rationnels, et se garder de s’adresser aux affects, au risque de s’engager dans une forme de populisme et de fascisme. Seulement, on ne combat pas des affects avec des idées, mais avec des affects plus forts que ceux qu’on veut déplacer, et pour que les idées aient de la force, il faut qu’elles se traduisent en affects. Je ne suis évidemment pas contre la rationalité (sans quoi je n’écrirais pas de livres théoriques), mais il est important que la gauche ne se limite pas à une idée rationaliste de la politique. C’est ce que Podemos a magnifiquement compris. Et ce que n’ont pas saisi tous ceux, encore une fois, qui ne comprennent pas l’adhésion que suscite Marine Le Pen en France, ou le FPÖ en Autriche.