Partie I : de février à la « crise d’avril »
Spontanéité et improvisation caractérisent les journées de février 1917. Certes, au début de 1917, la crise politique que connaît le régime tsariste est profonde. Néanmoins, ni l’opposition modérée, ni l’opposition révolutionnaire, ni les « masses » de Petrograd, dont le rôle sera capital durant les événements de février ne semblent prêtes à une révolution, qui, en quelques jours, emporte une dynastie tricentenaire.
Du 20 février à la « nuit où tout bascule » : du 26 au 27 février
Les premiers incidents graves de l’année 1917 éclatent le 20 février, après que les autorités de Petrograd eurent annoncé la mise en place d’un système de rationnement, la ville ne disposant de réserves de farine que pour quelques jours. Le même jour, la plus grande entreprise de Petrograd, l’usine d’armement Poutilov, en rupture d’approvisionnement, annonce le licenciement de milliers d’ouvriers. « Du pain, du travail ! » – ces exigences économiques sont le déclencheur d’un mouvement revendicatif spontané qui, au départ, n’a rien de révolutionnaire.
Le 23 février, la Journée internationale des femmes – une date importante dans le calendrier socialiste – offre aux masses un prétexte pour manifester. Plusieurs cortèges de femmes défilent dans le centre-ville : étudiantes, employées, ouvrières du textile des faubourgs ouvriers de Vyborg. Au fil des heures, les rangs des manifestants grossissent, les slogans prennent une tonalité plus politique. Le lendemain, le mouvement de protestation s’étend : près de cent cinquante mille ouvriers grévistes convergent vers le centre-ville. Débordés, n’ayant reçu aucune consigne précise, les cosaques [troupes, composées pour l’essentiel de cavaliers, qui au cours du XIXe réprimèrent tous les mouvements d’opposition au tsarisme] ne parviennent plus à disperser la foule des manifestants. Des centaines d’attroupements se forment, des meetings s’improvisent.
Le 25 février, la grève est générale. Les manifestations s’amplifient encore, les mots d’ordre sont de plus en plus radicaux : « A bas le tsar ! », « A bas la guerre ! » Face à ce mouvement spontané venu de la rue, les rares dirigeants révolutionnaires présents à Petrograd restent prudents, estimant, comme le bolchevik Alexandre Chliapnikov, qu’il s’agit là plus d’une émeute de la faim que d’une révolution en marche. Dans la soirée du 25, le général Khabalov, commandant du district militaire de Petrograd, reçoit un télégramme de Nicolas II, envoyé du quartier général de Mogilev [ville de Biélorussie]. Le tsar ordonne de « faire cesser par la force, avant demain, les désordres à Petrograd ». Le refus de toute négociation, de tout compromis va faire basculer ce qui n’est aux yeux de tous qu’une agitation sporadique, comme la ville en a connu régulièrement depuis 1905, en une révolution.
Le 26 février, vers midi, la police et la troupe ouvrent le feu, place Znamenskaïa, sur une colonne de manifestants. Plus de cent cinquante personnes sont tuées. Echaudée par ce massacre, la foule reflue vers les faubourgs. Le gouverneur proclame l’état de siège et ordonne le renvoi de la Douma. La cause semble être entendue.
Dans la nuit du 26 au 27 février se produit l’événement qui, en quelques heures, fait basculer la situation : la mutinerie de deux régiments d’élite (Volynski et Preobrajenski), traumatisés d’avoir tiré sur leurs « frères ouvriers ». En quelques heures, la mutinerie fait tache d’huile. Au matin du 27 février, soldats et ouvriers fraternisent, prennent l’arsenal, où ils s’emparent de dizaines de milliers de fusils, aussitôt distribués à la foule, occupent les points stratégiques de la capitale, saccagent les prisons.
Face à cette révolution populaire, spontanée, non maîtrisée, les « politiques » tentent d’organiser, de canaliser le mouvement. Aucun des grands leaders révolutionnaires n’étant présent à Petrograd (Lénine et Martov sont à Zurich, Trotski est à New York, Tchernov à Paris, Tseretelli, Dan et Staline en exil en Sibérie), c’est à des dirigeants de second plan qu’échoit la lourde responsabilité de diriger la révolution. Comme en 1905, la création d’un soviet – assemblée élue du « peuple travailleur et combattant » – pour fédérer ouvriers et soldats s’impose pour assurer le salut d’une révolution qui se cherche.
C’est ainsi que, dans l’après-midi du 27 février, une cinquantaine de militants de tendances révolutionnaires différentes – bolcheviks, mencheviks, socialistes-révolutionnaires, travaillistes (socialistes-révolutionnaires de tendance modérée) – mettent sur pied un Comité exécutif provisoire des députés ouvriers. Ce comité appelle les ouvriers et les soldats de la garnison à élire leurs représentants. Ainsi naît le soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd, bruyante assemblée de six cents députés environ, dirigée par un comité exécutif composé de révolutionnaires « professionnels » qui se sont cooptés.
Soviets et Douma : « double pouvoir »
Parallèlement à la constitution de ce soviet, se met en place un autre organe, plus traditionnel, de pouvoir. Un groupe de députés de la Douma forme, le 27 février également, un Comité provisoire pour le rétablissement de l’ordre et des rapports avec les institutions et les autorités. Pour ce comité, la priorité des priorités est le retour à l’ordre, et d’abord, le retour des soldats mutinés dans leurs baraquements.
Entre ce comité provisoire inquiet devant l’extension des « désordres » et un soviet troublé par la menace d’une contre-révolution s’engagent de longues négociations qui aboutissent, le 2 mars 1917, à un compromis. Le soviet reconnaît, en attendant la convocation d’une Assemblée constituante, la légitimité d’un gouvernement provisoire à majorité libérale, composé, pour l’essentiel, de représentants du Parti constitutionnel-démocrate. Cette reconnaissance reste subordonnée à l’application, par le gouvernement provisoire, d’un vaste programme de réformes démocratiques, fondé sur l’octroi des libertés fondamentales, le suffrage universel, l’abolition de toute forme de discrimination, la suppression de la police, la reconnaissance des droits du soldat-citoyen et une amnistie immédiate de tous les prisonniers politiques.
Le compromis du 2 mars 1917 marque la naissance d’un double pouvoir, la coexistence, émaillée de conflits durant toute l’année 1917, de deux conceptions différentes de la légitimité et de l’avenir de la société russe. D’un côté, le pouvoir d’un gouvernement provisoire, soucieux de faire de la Russie un grand pays libéral et capitaliste et d’ancrer la vie politique russe dans la tradition européenne du parlementarisme ; de l’autre, le pouvoir des soviets, qui se veut non seulement une représentation plus directe, plus « révolutionnaire », des « masses », mais tente aussi d’instaurer une autre façon de faire de la politique.
Dans le compromis entre le Comité provisoire et le soviet, l’incertitude sur ce que serait l’attitude de Nicolas II et des militaires a joué un rôle majeur. A la surprise générale, l’état-major a fait pression sur Nicolas II pour que celui-ci abdique « afin de sauver l’indépendance du pays et assurer la sauvegarde de la dynastie ». Le 2 mars, Nicolas II renonce au trône en faveur de son frère, le grand-duc Michel. Devant la protestation populaire, celui-ci abdique à son tour (3 mars 1917). Les manifestations de liesse auxquelles donne lieu la nouvelle de la fin de la dynastie des Romanov témoignent de la désaffection du pays vis-à-vis du tsarisme. De ce point de vue, les défaites militaires des années 1915 et 1916 avaient porté un coup fatal au mythe du « tsar-petit-père », sérieusement ébranlé depuis le « dimanche rouge » de 1905.
Le premier gouvernement provisoire : mars-avril 1917
Formé le 2 mars, le premier gouvernement provisoire est présidé par le prince Georges Lvov, entouré d’une majorité de représentants éminents du parti constitutionnel-démocrate (Pavel Milioukov (historien, 1859-1943) aux Affaires étrangères ; Nikolaï Nekrassov aux Transports ; AndreïChingarev à l’Agriculture). A la gauche de l’échiquier politique gouvernemental, Alexandre Kerenski (1881-1970), ministre de la Justice, est censé « faire le pont » entre le gouvernement et le soviet. En quelques semaines, ce gouvernement prend un train de mesures spectaculaires : libertés fondamentales, suffrage universel, amnistie générale, abolition de la peine de mort, suppression de toutes les discriminations de caste, de race ou de religion, reconnaissance du droit de la Finlande et de la Pologne à l’autodétermination. Malgré ces mesures réellement révolutionnaires, qui marquent une rupture radicale avec la culture politique de l’autocratie tsariste, le gouvernement doit faire face à une vague de revendications et d’actions difficilement contrôlables émanant des couches les plus diverses d’une société en révolution.
Les ouvriers demandent – et obtiennent, le plus souvent – la journée de huit heures, ainsi que des augmentations de salaire, vite absorbées néanmoins par une inflation galopante. Ils mettent sur pied des comités d’usine et des unités de « gardes rouges ». Les comités d’usine ont pour objectif de contrôler l’embauche et les licenciements, d’empêcher les patrons de procéder à des lock-out, sous prétexte de rupture d’approvisionnement, mais aussi de maintenir une certaine discipline du travail, de lutter contre l’absentéisme. Ces mesures constituent l’ébauche d’un contrôle ouvrier sur la marche des entreprises. Quant aux unités de gardes rouges, ce sont des milices ouvrières armées prêtes à défendre l’usine en tant qu’outil de travail des prolétaires, mais aussi à « défendre la révolution » contre ses « ennemis ».
« Le pouvoir soldat » et le « partage noir »
Le gouvernement provisoire doit aussi faire face à l’agitation croissante qui gagne les armées. Dès le 1er mars 1917, le soviet de Petrograd a promulgué un texte fondamental, le Décret numéro 1, véritable charte des droits du soldat. Ce texte abolit les règles de discipline militaire les plus vexatoires de l’ancien régime et permet aux soldats-citoyens de s’organiser en comités de soldats. Loin de se borner aux prérogatives, limitées, que leur donne le Décret n0 1, les comités de soldats outrepassent rapidement leurs droits, en viennent à récuser tel ou tel officier, prétendent en élire de nouveaux. Les unités sont progressivement gagnées par un « pouvoir soldat » qui déstabilise l’armée. Les désertions se multiplient. De mars à octobre 1917, plus de deux millions de paysans-soldats, fatigués de combattre, désertent. Leur retour au village alimente, à son tour, les troubles dans les campagnes.
Dans les villages, cependant, les désordres restent, durant le printemps de 1917, limités, surtout en comparaison avec ce qui s’était passé en 1905. La chute du tsarisme est l’occasion, pour les assemblées paysannes, de rédiger pétitions et motions exposant les doléances et les souhaits du peuple des campagnes. La question de la terre est au centre de tous les espoirs et de toutes les revendications. Les paysans exigent la saisie et la redistribution des terres de la Couronne et des grands propriétaires fonciers. Dans ces « cahiers de la révolution russe » (Marc Ferro) s’exprime avec force l’idéal paysan ancestral du « partage noir », en fonction des « bouches à nourrir » [lors de la scission du mouvement Terre et Liberté, en 1879, le mouvement qui met la question paysanne au centre d’un processus révolutionnaire à venir prend pour nom « Partage noir »]. Puisque la terre est un « don de Dieu », elle ne doit appartenir à personne. Chaque famille paysanne doit en avoir l’usufruit « à mesure de ce qu’elle peut mettre en valeur elle-même, sans l’aide de salariés ». Selon cette logique, « il ne sera laissé au grand propriétaire qu’un domaine qu’il peut cultiver lui-même, avec sa famille ».
Pour donner vie à ce vieil idéal égalitaire, les paysans s’organisent, mettent en place des comités agraires, tant au niveau du village que du canton. Jusqu’au début de l’été de 1917, ces comités font encore confiance au gouvernement provisoire et au soviet de Petrograd pour résoudre rapidement le problème agraire. « La terre par la Constituante », telle est, sur cette question capitale, la politique du gouvernement : seule l’Assemblée constituante, élue au suffrage universel sera habilitée à légiférer sur la question agraire. Toute saisie illégale de terres sera sanctionnée. Entre une paysannerie de plus en plus impatiente et un gouvernement soucieux d’éviter l’anarchie et de prévenir les jacqueries, la méfiance, peu à peu, s’installe.
La question de la guerre
Pour le gouvernement provisoire, la question la plus urgente reste celle de la guerre. Les libéraux au pouvoir considèrent que seule une victoire de la Russie aux côtés des Alliés réussirait à amarrer solidement le nouveau régime aux démocraties occidentales et à assurer la cohésion d’une société en révolution. Aussi, dès le 4 mars 1917, Pavel Milioukov adresse-t-il une note aux Alliés dans laquelle il dit la détermination du nouveau gouvernement russe de poursuivre la guerre jusqu’à la victoire et l’annexion de Constantinople.
Sur la question cruciale des buts de guerre, le soviet de Petrograd adopte une position différente de celle du gouvernement. Dans son Appel aux peuples du monde entier (14 mars 1917), le soviet de Petrograd se prononce pour une « paix sans annexions ni contributions ». Il prône le « défensisme révolutionnaire », qui s’efforce de concilier la « lutte des peuples contre les ambitions annexionnistes de leurs gouvernements » et le « maintien d’une politique défensiste préservant la combativité de l’armée ».
Seul de tous les dirigeants politiques, Lénine, contre l’opinion même de la majorité des bolcheviks, prédit la faillite du défensisme révolutionnaire et prône une rupture immédiate entre le soviet et le gouvernement provisoire. Décidé à tout prix à rentrer en Russie et aidé par le gouvernement allemand qui compte sur la force de déstabilisation du discours léniniste auprès d’une « opinion publique » russe qui doute de l’opportunité de poursuivre la guerre, Lénine quitte Zurich le 28 mars 1917, traverse, dans un wagon bénéficiant du statut d’exterritorialité, l’Allemagne, gagne la Suède et arrive, le 3 avril, à Petrograd. Il y présente (4 avril 1917) ses fameuses Thèses d’avril, vaste programme contre la poursuite de la guerre, contre le gouvernement provisoire, contre la république parlementaire. Lénine prône la nationalisation des terres, le contrôle ouvrier et le passage de « tout le pouvoir aux soviets ». Ces thèses radicales suscitent incompréhension et opposition au sein même du parti bolchevique, qui reste très divisé, tiraillé entre une base (marins de Kronstadt, gardes rouges des quartiers ouvriers de Petrograd) impatiente, voire prompte à l’aventure, et des dirigeants (Zinoviev, Kamenev) hostiles à tout aventurisme.
« La crise d’avril » et « tout le pouvoir aux soviets »
Quelques jours après le retour de Lénine en Russie, les positions divergentes du soviet de Petrograd, dominé par les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, et du gouvernement provisoire, à majorité constitutionnelle-démocrate, débouchent sur une crise politique (« crise d’avril »). Le 18 avril 1917, Pavel Milioukov adresse une note aux Alliés réaffirmant que la Russie combattra « jusqu’à la victoire finale ». La position du soviet, pour une « paix sans annexions ni contributions », n’est même pas mentionnée. La rue se mobilise, exigeant la démission de Milioukov. D’imposantes manifestations où, pour la première fois, figurent des mots d’ordre bolcheviques (« Tout le pouvoir aux soviets ! ») contraignent Milioukov et Alexandre Goutchkov, le ministre de la Guerre, à démissionner.
Face à cette situation de crise, le soviet de Petrograd annonce son ralliement à un gouvernement de coalition, qui rassemblerait libéraux (constitutionnels-démocrates) et socialistes modérés (socialistes-révolutionnaires et mencheviks).
Cette participation n’est pas exempte d’arrière-pensées : les libéraux espèrent tenir les socialistes modérés par leur participation aux responsabilités gouvernementales et à la conduite de la guerre, tout en utilisant leur influence conciliatrice sur les masses ; les socialistes espèrent obtenir des réformes et la cessation de la guerre, tout en déjouant les projets contre-révolutionnaires.
L’entrée de six ministres socialistes, dirigeants du soviet de Petrograd (dont Tseretelli et Tchernov) dans le second gouvernement provisoire, laborieusement constitué le 5 mai 1917, modifie profondément la donne politique et remet en question le principe même du double pouvoir. Les lignes de clivage ne passent plus désormais entre le soviet et le gouvernement. Devenus les gestionnaires de l’Etat bourgeois, les socialistes modérés laissent l’initiative de la contestation aux bolcheviks à un moment où les tensions sociales s’exacerbent.
Partie II : De mai à juillet 1917
Le second gouvernement provisoire
La question de la paix ou de la guerre reste au centre des préoccupations du gouvernement de coalition. Principal théoricien du défensisme révolutionnaire, le menchevik Irakli Tseretelli [né en 1981 en Gorgie, et décédé aux Etats-Unis en 1959 ; membre du POSDR – Parti ouvrier social-démocrate russe,tendance menchevik dès 1903 – député à la IIe Douma en 1907 vite dissoute par Nicolas ; il s’opposera aux bolcheviks et s’appuiera pour cela sur sa base en Géorgie] élabore un plan de paix en deux volets : 1° intervention auprès des gouvernements des pays belligérants pour les rallier à la formule d’une paix sans annexions ; 2° organisation, à Stockholm, d’une conférence de tous les partis socialistes européens pour les convaincre d’imposer un plan de paix générale à leurs gouvernements respectifs. Cet ambitieux et utopique projet avorte dès le mois de juin 1917.
• Après avoir échoué sur le front de la paix, le gouvernement de coalition n’a guère plus de succès sur celui de la guerre. Malgré l’éloquence légendaire du nouveau ministre de la Guerre, Alexandre Kerenski, qui effectue une mémorable tournée sur le front dans l’espoir de remonter le moral des troupes, la grande offensive russe du 18 juin 1917, attendue avec impatience par les Alliés depuis le début de l’année, s’enlise, après d’éphémères succès initiaux, au bout d’une semaine, faute de matériel et de munitions. Le 2 juillet, les Empires centraux lancent une contre-offensive victorieuse, qui fait reculer le front russe de cent à deux cents kilomètres.
• A l’arrière, les tensions sociales se font plus vives. Dans les villes, les patrons refusent aux comités ouvriers, de plus en plus décidés, le contrôle ouvrier qu’ils exigent, et répondent aux grèves par des lock-out. Dans les campagnes, les comités agraires durcissent leur attitude, saisissent matériel agricole et cheptel des propriétaires fonciers, s’approprient les terres inexploitées, réévaluent d’autorité les baux à la baisse. Parallèlement à ces actions concertées se multiplient les actes individuels de « violation de la légalité ». Pour éviter l’anarchie, le gouvernement est contraint d’envoyer des troupes pour rétablir l’ordre. Pour accélérer le règlement de la question de la terre, il convoque la première session du Comité agraire national.
• Dans le même temps, les mouvements des populations allogènes se développent. Les musulmans tiennent leur premier congrès « panmusulman » à Kazan (1er mai 1917) ; les Ukrainiens se dotent d’un « secrétariat général », forment des régiments nationaux et évoluent vers le séparatisme. Dans cette effervescence, ce foisonnement de pouvoirs autoproclamés ou démocratiquement élus, les bolcheviks, en marge de tous les partis de gouvernement, attisent toutes les formes de contestation de l’ordre établi. Toujours minoritaires dans les syndicats et les soviets, largement dominés par les socialistes modérés, les bolcheviks acquièrent, pour la première fois, à la fin de mai 1917, la majorité à la conférence des comités d’usine de Petrograd, où ils défendent l’idée du contrôle ouvrier.
La manifestation du 18 juin 1917, organisée par le soviet de Petrograd pour soutenir sa politique, révèle la montée en puissance des bolcheviks dans la capitale. Emaillée de violents incidents entre socialistes modérés et bolcheviks, elle consomme la scission des révolutionnaires russes.
Répression, lors des journées de juillet (3-7 juillet 1917)
• Le problème de la poursuite de la guerre constitue, comme en avril, le catalyseur des journées des 3 et 4 juillet. Le 3 juillet, plusieurs régiments de la garnison, gagnés par la propagande bolchevique et craignant d’être envoyés sur le front, décident de passer à l’action et de « donner tout le pouvoir au soviet ». Tandis que les leaders socialistes modérés du soviet de Petrograd tentent de calmer les ardeurs de la foule qui entoure le palais de Tauride, les dirigeants bolcheviques sont eux aussi débordés, divisés (Kamenev et Zinoviev prônent la modération, Lénine est hésitant, Staline et Chliapnikov sont tentés de forcer le destin).
Durant toute la journée du 4 juillet, les manifestants, que personne n’encadre, demandent en vain au soviet de prendre le pouvoir. Dans la soirée, le gouvernement provisoire fait appel à des troupes sûres pour disperser, par la force, les manifestants. Accusé d’avoir fomenté un coup d’Etat, le parti bolchevique est interdit, ses dirigeants sont arrêtés. Lénine, qualifié d’« agent du Kaiser », parvient à s’enfuir en Finlande. Cette fuite accrédite sa culpabilité. Le parti bolchevique semble décapité.
• A l’issue de cet épisode, le prince Lvov charge Kerenski de remanier le gouvernement. Après une longue crise ministérielle (6-23 juillet), Kerenski (qui garde le portefeuille de la Guerre) forme un gouvernement de salut révolutionnaire, où constitutionnels-démocrates, revenus en force, et socialistes modérés cohabitent tant bien que mal.
La crise de l’été de 1917
Durant l’été de 1917, le « pays réel » sombre peu à peu dans l’anarchie : l’économie, à bout de souffle après trois années de guerre, est quasi arrêtée ; les conséquences de cette faillite économique – chômage, inflation, problèmes de ravitaillement – pèsent sur un climat social de plus en plus tendu dans les villes. Dans les campagnes, les jacqueries se multiplient. Quant à l’armée, elle se délite rapidement, sous l’effet de mutineries et de désertions.
• Face à cette situation, la tentation est grande, dans les milieux du patronat et dans l’état-major, de trouver un homme fort qui remettrait de l’ordre dans le pays. Depuis les journées de juillet, le climat politique a considérablement évolué. Désormais, les groupes de pression conservateurs – la Société pour la renaissance économique de la Russie, l’Union des grands propriétaires, l’Union des officiers de l’armée et de la flotte – occupent le premier rang dans les allées du pouvoir. Un pouvoir divisé, où de profondes rivalités mettent aux prises civils et militaires aspirant à la dictature, alors même que les piliers sur lesquels repose l’Etat – la justice, l’armée, l’administration – sont ébranlés sous les coups d’une révolution multiforme en marche.
Résolu à être le Bonaparte de la révolution russe et à éradiquer le « jacobinisme bolchevique », Alexandre Kerenski prend une série de mesures autoritaires : restauration de la peine de mort sur le front, limitation des droits des comités de soldats, envoi de troupes pour réprimer les révoltes agraires. Face à Kerenski, compromis aux yeux des conservateurs par ses liens avec le soviet de Petrograd et par son passé de révolutionnaire, même modéré, le haut commandement, les milieux patronaux et les Alliés, de plus en plus inquiets de voir la Russie sombrer dans l’anarchie, misent sur le général Lavr Kornilov, commandant en chef des armées.
• La rivalité entre Kerenski et Kornilov, tous deux prétendants au rôle de restaurateur de l’ordre, éclate en plein jour lors de la conférence d’Etat consultative qui réunit à Moscou, du 12 au 20 août 1917, représentants du patronat, des syndicats, des groupes professionnels, des officiers, des Eglises et des partis politiques (bolcheviks exceptés). Lors de cette conférence qui prétend restaurer l’autorité de l’Etat et des groupes constitués face aux soviets et autres innombrables comités (d’usine, de quartier, de femmes, de salut public, etc.) surgis de la base au cours des événements révolutionnaires, Kornilov prend l’avantage sur Kerenski en présentant un programme radical : dissolution de tous les comités révolutionnaires, fin de toute intervention de l’Etat dans les domaines économique et social, militarisation des chemins de fer et des usines d’armement, rétablissement de la peine de mort à l’arrière…
• Appuyé par le corps des officiers et par les conservateurs, Kornilov exige, le 26 août, un remaniement ministériel. Tandis que les ministres constitutionnels-démocrates démissionnent, Kerenski démet le généralissime Kornilov de ses fonctions. Mais celui-ci, qui avait déjà fixé au 27 août la date de son putsch, fait avancer ses troupes sur Petrograd. Dans l’épreuve de force qui s’engage, les bolcheviks manifestent leur « solidarité révolutionnaire » envers le gouvernement. Dénonçant le putsch, mettant à profit leur expérience de la clandestinité, ils contribuent, grâce à leurs relais parmi les cheminots et les comités de soldats, à enrayer l’avancée du généralissime. Ses dirigeants libérés, le parti bolchevique fait une rentrée spectaculaire sur la scène politique. Le soulèvement armé dans Petrograd, sur lequel comptait Kornilov, n’a pas lieu. En quarante-huit heures, le putsch est annihilé et le général Kornilov est arrêté.
• Sur le plan politique, l’échec du putsch renverse radicalement la situation. Les constitutionnels-démocrates (« les Cadets », le KD), qui ont ouvertement soutenu Kornilov, sont discrédités. Les bolcheviks apparaissent comme ceux qui ont sauvé la révolution. Quant à Kerenski, en apparence vainqueur de l’affrontement entre civils et militaires, il est en réalité déstabilisé. Il ne peut plus, en effet, compter ni sur le haut commandement, ni sur les relais traditionnels d’un pouvoir d’Etat en déliquescence.
• Tandis que militaires et civils s’affrontent pour le contrôle du sommet de l’Etat, le pays s’enfonce dans le chaos. L’armée se décompose. Alors que les Allemands accentuent leur pression (Riga tombe le 21 août), mutineries et désertions s’étendent. Des centaines d’officiers, soupçonnés d’être des contre-révolutionnaires, sont arrêtés par leurs soldats. En septembre, le nombre de déserteurs atteint plusieurs milliers, voire dizaines de milliers par jour. Les rumeurs de partage des terres accélèrent la débandade des paysans-soldats.
• A l’approche des semailles d’automne, les troubles dans les campagnes, attisés par le retour au village de déserteurs armés, deviennent de plus en plus violents. Les comités agraires, dominés par les notables et l’intelligentsia rurale, sont débordés par une base de plus en plus impatiente de procéder au « partage noir ». A partir de la fin août, les paysans partent à l’assaut de milliers de domaines seigneuriaux, systématiquement mis à sac et brûlés, pour en chasser « une fois pour toutes » le propriétaire foncier honni. En priorité dirigée contre les grands propriétaires, massacrés quand ils se trouvent sur les lieux, la violence paysanne se déchaîne aussi contre les koulaks (paysans aisés) qui avaient quitté la commune paysanne à la faveur des réformes de Stolypine [1862-1911, ministre de Nicolas II de 1906 à 1911] pour s’installer sur un lot remembré, en pleine et entière propriété. Les koulaks doivent rétrocéder au pot commun les terres que l’assemblée paysanne juge en surplus par rapport à la norme égalitaire, calculée en fonction des bouches à nourrir. L’immense jacquerie paysanne qui embrase à l’automne 1917 l’Ukraine et les provinces de Tambov, Voronej, Saratov, Toula, Orel, Riazan, provinces où la « faim de terre » est la plus forte, apparaît comme l’aboutissement d’un grand cycle de révoltes commencé au début du siècle.
Cette révolution paysanne, qui suit, dans sa temporalité comme dans son déroulement, sa propre voie, autonome, plus proche du populisme que du bolchévisme, déstabilise profondément un pouvoir politique déjà affaibli, qui n’a plus d’armée ni de police pour assurer la protection des biens et des personnes.
• Dans les villes, le climat social se durcit. L’économie sombre, les prix flambent, le chômage touche près d’un ouvrier sur deux. Pour le monde du travail, le salut ne peut venir que du contrôle ouvrier, de la nationalisation des entreprises, du passage du pouvoir aux soviets. L’indéniable radicalisation des masses populaires, urbaines et rurales signifie-t-elle leur bolchevisation ? Pas nécessairement. Tous les mécontents n’adhèrent pas au parti bolchevique, qui, bien qu’en forte croissance, ne compte guère plus de 150’000 membres en octobre 1917 (24’000 en février). Néanmoins, dans le vide institutionnel de l’automne de 1917, où toute autorité étatique a disparu, ayant cédé la place à une multitude de comités et de soviets, il suffit qu’un noyau bien organisé agisse avec détermination pour exercer aussitôt une autorité disproportionnée à sa force réelle.
Nicolas Werth