Juillet 1917
« La principale crainte des bolcheviks est de voir surgir une contre-révolution menée pour l’essentiel par les officiers »
Présentation de A l’Encontre
Le quotidien Le Monde publie une série d’articles de l’historien Marc Ferro. Son itinéraire de chercheur sur les « révolutions russes » se retrouve dans son dernier ouvrage intitulé Les Russes. L’esprit d’un peuple (Ed. Tallandier, 2017). Il rappelle, en exergue, la formule de Nikita Khrouchtchev (1956) : « Les historiens sont des gens dangereux, il faut les mettre sous surveillance. » Ses premiers pas – il est pris pour un « martien », en URSS, cet historien français qui veut étudier les Révolution russes – dans le dédale des archives et des historiens officiels confirment, mais avec la saveur de l’anecdote illustrative, ce que tout « anti-stalinien » d’un âge certain savait, en ayant lu non seulement Trotsky, mais aussi Souvarine ou Ciliga. Pour valider l’exergue, Marc Ferro écrit : « Finalement, les historiens représentaient la seule instance susceptible de mettre en cause la prétention du Parti à incarner l’histoire. »
Quiconque a découvert, à l’époque, les deux volumes publiés par Aubier en 1967, intitulés respectivement La chute du tsarisme et les origines d’Octobre (607 p.) et Octobre : naissance d’une société (517 p.) – ou encore la « brève synthèse » La Révolution russe de 1917, publiée la même année, dans la collection « Questions d’histoire » chez Flammarion ainsi que L’Occident devant la révolution (Edition Complexe, 1980) – ne peut qu’être intéressé, une fois de plus, par l’exposé d’ampleur que Marc Ferro a initié dans sa série de six articles publiés dans Le Monde.
Nous reproduisons ici le quatrième de ses « essais » parus dans le quotidien daté du 21 juillet 2017. Cette publication-reproduction faite par le site A l’Encontre prend place dans un ensemble d’articles (pour l’essentiel traduits de russophones anglo-saxons) qui présentent divers points de vue sur les révolutions de février et d’octobre. Cela dans la perspective, d’une part, d’initier un débat sur la « dégénérescence » de la révolution d’octobre, et d’inscrire aussi ce processus dans le contexte des révolutions autrichienne et allemande (dès mars 1917 des grèves éclatent en Allemagne) qui s’inscrivent dans le sillon d’octobre 1917. Nous nous y attachons, sans avoir la plus petite « nostalgie de gauche » nourrie par ceux qui au nom « d’une histoire des idées » – en fait une ego-histoire des idées camouflée sous des références et citations – évitent toute une analyse historique précise et ne prennent pas en compte l’intrication entre les possibles et les choix tactiques et stratégiques des forces sociales et politiques organisées et des fractions des dominants. Ces possibles sont, évidemment, contraints par des rapports de forces d’ampleur, parfois perçus ou pressentis par les acteurs politiques eux-mêmes. Ils ne pouvaient y échapper et mettaient, à juste titre – à l’opposé d’un objectivisme paralysant qui fait le beurre d’historiens attribuant une sorte de logique intrinsèque à l’idéel –, l’accent sur l’« hypothèse la plus favorable ». Cela afin de dessiner une trajectoire à une praxis militante qui n’exclut pas, mais au contraire nécessite, un effort, sans cesse renouvelé, d’appréhension des tendances lourdes et de leur concrétisation dans les moments particuliers, spécifiques, des affrontements de classe qui se précipitent et dont le champ géographique implique une pluralité de traditions organisationnelles, politiques et culturelles.
Les lectrices et lecteurs du site A l’Encontre – toujours plus nombreux : plus de 10’000 visiteurs quotidiens – se rapporteront à divers articles précédents analysant la période antérieure à juin-juillet 1917, phase sur laquelle se concentre Marc Ferro.
Réd. A l’Encontre
Juillet 1917 : Kerenski, homme providentiel ?
Juin 1917. La révolution russe est en suspens. Elle a chassé le tsar, fait tomber un gouvernement, en a choisi un autre. Mais la coalition au pouvoir est hésitante : d’un côté un gouvernement « conciliateur » issu de la Douma (le parlement) qui cherche le compromis ; de l’autre les soviets, qui, sur le terrain, veulent aller plus loin. Mais pour l’instant les éléments extrêmes sont absents – les démocrates pour la droite, et surtout les anarchistes, bolcheviks et internationalistes pour la gauche.
Ce gouvernement provisoire ne réussit ni à négocier l’avenir de la paix, ni à faire les réformes attendues par le peuple. La violence monte : dans les campagnes les saisies de propriétés se multiplient, tandis que dans les villes, des séquestrations d’administrateurs ou de patrons sont le fait de comités d’usine prenant en main la gestion de leur entreprise. A Kronstadt, éclate une sorte d’insurrection dont on peut craindre l’extension, tandis que, dans tout le pays, la désobéissance civile enfle. Sans parler d’une montée contre-révolutionnaire émanant de l’armée, et quelque peu soutenue par l’église orthodoxe.
« Enfantillage »
C’est dans ce climat délétère qu’est organisé le premier congrès panrusse des soviets, le 3 juin, à Petrograd, qui réunit des délégués de toute la Russie. Ces délégués ont été élus par 20 millions de personnes – dont plus de 5 millions d’ouvriers, 8 millions de soldats et 4 millions de paysans. C’est ainsi que 600 soviets sont représentés en juin à Petrograd ; il y en aura 1500 au IIe congrès en octobre. Les députés socialistes mencheviks sont 248, les bolcheviks 105, les autres socialistes 160. Les conciliateurs arrivent donc largement en tête, mais c’est trompeur. Ils voient bien que, sur le terrain, le pays les suit de moins en moins, alors que le péril principal vient de la droite – l’état-major, l’église orthodoxe, la haute bourgeoisie.
Mais, c’est la gauche qui attaque, Lénine le premier, au nom des bolcheviks. Alors que le menchevik Tsereteli déclare que « la situation est tellement grave qu’aucun parti n’exprime explicitement le désir de prendre seul le pouvoir », Lénine répond : « Un tel parti existe, le nôtre est prêt à prendre tout le pouvoir entre ses mains. » Des rires couvrent les applaudissements. Quelle conception Lénine a-t-il de la démocratie, socialiste ou non, pour prétendre au pouvoir avec 105 députés sur plus de 800 ? Lénine provoque une nouvelle vague de rires en déclarant que « son parti arrêterait cinquante ou cent des plus gros millionnaires ».
Alexandre Kerenski, chef de file des socialistes-populistes (modérés), alors ministre de la guerre, stigmatise Lénine et son programme, qui lui rappelle la révolution russe de 1905 ou même les premiers massacres en France en 1792 et la terreur qui suivit. « Ces propos sont un enfantillage quand on sait que le capitalisme est international et qu’arrêter quelques-uns de ses membres ne changera rien. » En outre, « nous voulons garder intactes les conquêtes de la révolution pour que Lénine puisse encore parler ici sans avoir à craindre de fuir à nouveau à l’étranger ».
Tandis que se poursuivent les débats, une surprise attend les députés. La Pravda, organe des bolcheviks, annonce une grande manifestation contre la politique gouvernementale. Annoncée pour le 10 juin, elle aura lieu le 18. Le but affiché est de démontrer que les conciliateurs ne tiennent plus la rue. Mais en fait, la principale crainte des bolcheviks est de voir surgir une contre-révolution menée par l’armée, essentiellement les officiers. Ces derniers se sont constitués en associations pour le retour à l’ancien ordre. Ils se disent républicains, tant le tsarisme est discrédité, mais ce qu’ils désirent, en réalité, c’est l’instauration d’un régime autoritaire placé sous leur contrôle. Le général Kornilov et l’amiral Koltchak sont pressentis pour tenir le rôle de chefs.
Désertions
Dans une motion de début juin, les cadres de l’armée disent combien ils ne tolèrent plus la décomposition de leur corps qui tient, selon eux, « à la disparition complète de l’esprit militaire, à la chute de la discipline, à l’annulation de l’autorité du chef, à la méfiance envers les officiers qui ne défendaient pas la formule “la paix coûte que coûte” ». On doit aussi à l’armée quelques libelles mettant en cause les juifs. Mais surtout, sont jugées inadmissibles les mesures instaurées par la révolution en marche : l’élection des officiers et l’intervention des comités militaires.
Et puis il y a les fraternisations avec l’ennemi allemand à la veille d’une grande offensive promise aux alliés. « Nous vous envoyons des saucisses de pain blanc, du cognac, envoyez des cigarettes. » Tels ont été les premiers balbutiements d’une fraternisation entre Russes et Allemands. Sans idée derrière la tête – une simple pause dans la guerre, reprise aussitôt. Ces moments de répit sont nés spontanément à l’initiative de comités de soldats qui entendent créer un climat de confraternité, en espérant qu’il s’amplifie, afin de conduire à la fin des opérations. Aucune violence n’a lieu au front en mai 1917, sauf lorsque des officiers interdisent ces fraternisations ou tirent sur des hommes qui se congratulent. Les bolcheviks soutiennent ces rapprochements avec l’ennemi, qui cessent dès que le soviet de Petrograd les interdit pour ne pas nuire aux négociations de paix en cours – lesquelles seront sans suite.
Lorsque Kerenski choisit de devenir ministre de la guerre plutôt que premier ministre dans le gouvernement provisoire formé en avril, il croit qu’il sera plus utile au front qu’à l’arrière. Il sait que l’indiscipline y gagne du terrain, que les désertions augmentent et que la préparation d’une offensive est nécessaire. En juin, à Petrograd, au Congrès des délégués du front, il s’adresse, avant son départ au champ de bataille, aux troupes en présence, composées à la fois des officiers et de bolcheviks membres des comités de soldats. A ces derniers, qui, trois mois plus tôt se sont mutinés sur le front du sud-ouest, il fait ce reproche : « Vous saviez tirer sur vos frères quand l’autocratie vous en donnait l’ordre, mais vous refusez de tirer quand c’est l’ennemi allemand qui envahit notre terre natale… »
Ailleurs, entendant ce même discours, le bolchevik Krylenko se met à sangloter, et dit : « Je m’étais prononcé contre l’offensive, mais si le camarade Kerenski m’en donne l’ordre, je partirai le premier au combat. » Belle éloquence, mais la suite sera tout autre : l’offensive en Galicie, le 18 juin, échoue et provoque les soulèvements de juillet. Le 2 juillet, les faubourgs de Petrograd et de Kronstadt commencent à s’agiter. Et puis, pour ne pas arranger les choses, l’Ukraine a profité de la révolution pour se proclamer république autonome. Ce qui insupporte les ministres constitutionnels-démocrates russes, qui démissionnent pour protester contre l’accord passé par le gouvernement avec la Rada, la douma de Kiev.
Pendant ce temps, les manifestations de rue se multiplient, qui s’apparentent à une tentative d’insurrection. Elles sont animées par des anarchistes, tel Max Bleichman, qui trouvent face à eux des troupes fidèles au soviet et au gouvernement. Sur cette question, la direction du parti bolchevique est divisée. Une bonne partie y est hostile, tels Kamenev, Zinoviev et Lénine. D’abord surpris que leurs mots d’ordre « La paix, le pain, la terre » ou « Tout le pouvoir aux soviets » incitent le peuple à battre le pavé, ils estiment surtout qu’elles surviennent trop tôt. Déjà, les bolcheviks jugeaient prématurées les mutineries de soldats et celles des marins de Kronstadt.
Répression
C’est pourquoi la direction bolchevique refuse de saluer les cortèges qui défilent sous ses fenêtres. Ce qui provoque des réactions variables – en juin, le parti est jugé « trop à gauche », en juillet, il est « trop à droite ». Souvent, les rassemblements dégénèrent. Les scènes de violence se multiplient entre le 3 et le 7 juillet. Le 3 juillet, les troupes loyalistes font 40 morts et plus de 80 blessés sur la perspective Nevski. Un autre jour, des manifestants commencent à lyncher Tchernov, le ministre de l’agriculture à qui on reproche de ne pas avoir pris le pouvoir ; Trotski réussit à s’interposer, lui sauvant la vie.
L’échec de la tentative d’insurrection donne au gouvernement l’opportunité de lancer la chasse aux bolcheviks. Pour rallier les indécis, le ministre de la justice Perevercev rend publics des documents montrant que Lénine est un agent allemand, ajoutant que son retour au pays depuis la Suisse, dans un train « plombé », n’a pu se faire qu’avec l’aide de l’ennemi.
Une trentaine d’autres Russes se trouvaient avec Lénine dans ce train qui bénéficiait de l’exterritorialité. Il est vrai que le retour de ces militants bolcheviques ne pouvait qu’ajouter au désordre en Russie, et donc bénéficier à l’Allemagne. Toujours est-il que l’accusation d’intelligence avec l’ennemi provoque un vaste mouvement d’opprobre contre les bolcheviks : au lendemain des journées de juillet, les arrestations se multiplient, notamment celles de Zinoviev, Kamenev et Lénine. Ce dernier, paniqué, arrive néanmoins à s’enfuir en se maquillant, puis à se cacher en Finlande.
La répression est impitoyable. « J’avais été enfin libre de jouer le sauveur des soviets », commentera plus tard le général Polovcev. Le prince Gueorgui Lvov, lui, quitte la direction du gouvernement provisoire. Alexandre Kerenski le remplace, dont le prestige n’est pas entaché par des événements. Il n’a pas versé dans l’antibolchévisme sommaire des dirigeants mencheviks. Le grand vainqueur de cet épisode désordonné et sanglant, c’est bien lui, Kerenski, qui devient en juillet premier ministre du gouvernement provisoire.
Marc Ferro
Octobre 17
« Le Comité militaire déclare échu le gouvernement provisoire »
Présentation de A l’Encontre
Dans un contexte de crise nationale – au sein de laquelle seule prend son sens la célèbre formule « Pour que la révolution éclate, il ne suffit pas, habituellement, que “la base ne veuille plus” vivre comme auparavant, mais il importe encore que “le sommet ne le puisse pas” » (Œuvres, T. 21, mai-juin 1915, p. 216) – Lénine insiste sur une autre dimension, souvent qualifiée de « subjective » : « La révolution ne surgit pas de toute situation révolutionnaire, mais seulement dans le cas où, à tous les changements ci-dessus énumérés, vient s’ajouter un changement subjectif, à savoir la capacité, en ce qui concerne la classe révolutionnaire, de mener des actions révolutionnaires de masse assez vigoureuses pour briser complètement (ou partiellement) l’ancien gouvernement, qui ne “tombera” jamais, même à l’époque des crises si on ne le fait pas “choir” » (Œuvres, T. 31, avril-mai 1920 p. 80-81 et 90, La maladie infantile du communisme (le gauchisme). Lénine perçoit qu’une telle situation n’existe pas (ou de manière atténuée) dans différents pays d’Europe dans cet essai achevé le 12 mai 1920. Ces deux citations éclairent les choix proposés et mis en œuvre par le « courant Lénine » au sein du parti bolchevik entre juillet et octobre 1917, phase examinée ici par la contribution de Marc Ferro.
La perspective envisagée par Lénine, dès mars (avril) 1917, encore en Suisse, est profondément marquée par un focus, une optique européenne : « Le prolétariat russe ne peut pas, avec ses seules forces, achever victorieusement la révolution socialiste. Mais il peut donner à la révolution russe une ampleur qui créera les conditions les meilleures pour la révolution socialiste et la commencera en un certain sens. Il peut faciliter l’intervention, dans les batailles décisives de son allié principal, le plus fidèle, le plus sûr, le prolétariat socialiste européen et américain […]. Le prolétariat allemand est l’allié le plus fidèle, le plus sûr, de la révolution prolétarienne russe et mondiale » (Œuvres, T. 23, mars 1917, pp. 401-402) Cet angle stratégique et une attente (une hypothèse) étaient loin d’être partagés dans le parti, comme l’explicite Marc Ferro. Et simultanément se détachent, au travers des lignes de force qu’il met en relief, les contraintes issues de la dialectique révolution – contre-révolution qui vont s’exercer très vite et avec violence sur le « sort » de la Révolution d’octobre au cours des cinq années à venir et gravant son avenir.
A propos de l’insurrection armée, dont Marc Ferro décrit les préconditions, les débats au sein du parti bolchevik et les modalités de sa concrétisation, il n’est peut-être pas inutile de rappeler un écrit de Lénine intitulé « Propos de nos mots d’ordre », datant de mi-juillet 1917 : « Tout porte à croire que les partisans du mot d’ordre “Tout le pouvoir aux Soviets” n’approfondirent pas tous l’idée que c’était là le mot d’ordre du développement pacifique de la révolution. Et pas seulement pacifique dans le sens que personne, aucune classe, aucune force sérieuse n’aurait pu alors (du 27 février au 4 juillet) s’opposer au passage du pouvoir aux Soviets ou y faire obstacle. Ce n’est pas encore tout. Le développement pacifique était alors possible même sous cet autre rapport : la lutte des classes et des partis au sein des Soviets aurait pu, à condition que les Soviets aient pris en temps opportun la totalité du pouvoir d’Etat, revêtir les formes les plus pacifiques et les plus indolores » (Œuvres, T. 25, mi-juillet 1917, p. 199). Or, Lénine pose un constat : les Soviets de juillet ne se sont pas opposés à la répression exercée contre les bolcheviks : « Les Soviets actuels ont échoué, ont fait complètement faillite, parce que les partis socialistes-révolutionnaires et mencheviks y dominaient […]. Les Soviets sont maintenant débiles et impuissants en face de la contre-révolution victorieuse qui poursuite ses succès » (Œuvres, T. 25, p. 205). C’est à partir de constat, de la défaite infligée à Kornilov et au clan des officiers, du résultat des élections partielles qui donne une majorité des voix aux Soviets de Pétersbourg et de Moscou que le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux Soviets » est ressuscité. Alors se pose une question clé, stratégique et tactique, pour Lénine : les conditions pour une insurrection contre le gouvernement provisoire sont-elles réunies.
Elles peuvent être, à grands traits, résumées de la sorte : 1° examen de l’appui de la classe ouvrière (très concentrée géographiquement et baignant dans un océan de paysans hétérogènes et frappés par une crise pluridimensionnelle) au parti ; 2° en quoi une insurrection peut prendre appui sur l’élan suscité dans des secteurs des masses par la victoire contre la rébellion de Kornilov ; 3° la faiblesse de l’ennemi qui se traduit par ses hésitations multiples, aussi bien parmi les forces impérialistes qu’au sein de la bourgeoisie et petite bourgeoisie (à replacer dans le cadre de sa débilité propre à son existence au sein de l’autocratie tsariste). Dès lors, pour Lénine, s’impose une initiative dans ce vide d’en haut et cette poussée d’en bas, ou, plus exactement, cet appui possible d’en bas donné à une initiative du parti bolchevik.
Outre, l’œuvre de Marc Ferro déjà citée dans l’article précédent – paru en date du 20 juillet sur ce site – nous nous permettrons de donner un relief particulier, sur cette phase, à l’ouvrage d’Alexander Rabinowitch : Prelude to Revolution : The Petrograd Bolsheviks and the July 1917 Uprising (Indiana University Press 1968 ; New edition 1991)
Rédaction A l’Encontre
Octobre 1917 : la révolution, sacre de Lénine
Avec les journées d’insurrection de juillet et la manifestation qui a ensanglanté la perspective Nevski, à Petrograd (Saint-Pétersbourg), le 3 juillet –16 juillet dans notre calendrier grégorien – s’ouvre une ère de guerre civile animée par la droite, les constitutionnels-démocrates. Son commandement est exaspéré par le désordre qu’il attribue aux bolcheviks, eux-mêmes débordés par leurs contingents armés. « C’est trop d’honneur, répond Joseph Staline à ceux qui les accusent de tous les maux, nous n’étions que quatorze mille. » Mais tout se passe comme si la droite allait bientôt réclamer la suppression des soviets. En atteste l’interdiction de la Pravda, justifiée par le débarquement des Allemands à Riga en septembre 1917 et l’opération de calomnie visant Lénine, accusé d’être un agent du Kaiser.
Un putsch déjoué
Nouveau président du Conseil depuis le mois de juillet, Alexandre Kerenski sait que le soutien du peuple, soviétisé, lui est acquis, mais que celui des militants est plus réservé. Aussi essaie-t-il de renforcer sa base en faisant appel aux syndicats et aux représentants des municipalités, du commerce et des membres des quatre doumas successives depuis 1906 lors d’une Conférence d’Etat, à la mi-août, où les représentants des soviets sont mis en minorité. Parallèlement, il prend comme ministre de la guerre le général Kornilov, qui s’affirme républicain, contrairement à la droite et à l’état-major, demeurés monarchistes. Mais le général veut le commandement des forces de la capitale Petrograd, qui dépendent du président du Conseil : un vrai défi.
Fin août, le général Kornilov tente un putsch, avec l’appui armé des Britanniques du colonel Alfred Knox, conseiller militaire, les Alliés jugeant qu’il faut en finir avec ce désordre. Kerenski fait alors appel au peuple révolutionnaire, qui coupe aussitôt toutes les communications du général félon. Les bolcheviks l’appuient avec ce mot d’ordre : « Lutte contre Kornilov, pas de soutien à Kerenski. »En quelques heures, le putsch est mis en échec.
– « Pourquoi avez-vous nommé Kornilov au commandement ? », ai-je demandé à Kerenski en 1966.
– J’ai eu tort de penser que je le contrôlerais mieux s’il figurait dans le gouvernement plutôt qu’en le laissant dehors. De Gaulle a eu le même dilemme à résoudre avec le général Salan. Mais il a su le surmonter ; il était de Gaulle, je n’étais que Kerenski. «
Le Soviet de Petrograd
C’est au lendemain du putsch que le processus de bolchevisation de l’opinion et des soviets s’accélère. A Petrograd, le menchevik Nicolas Tchéidzé et le bureau du soviet sont mis en minorité. Trotski est élu président. Le mouvement gagne Moscou, Saratov, et bientôt 50 soviets de province. Pour Lénine, la leçon est claire : désormais privé de tout appui du côté des militaires – Kornilov a été arrêté – Kerenski ne pourra plus, comme on l’a fait en juillet, écraser un soulèvement populaire.
Depuis sa retraite de Finlande, Lénine ne cesse de tarabuster le comité central du parti. Le 12 septembre, dans une posture patriotique, gage d’un certain retour en popularité, il écrit que les bolcheviks peuvent et doivent prendre le pouvoir, le gouvernement étant incapable de défendre la capitale : « Attendre une majorité formelle au IIe congrès est une forme stupide de légalisme, une idiotie complète et une trahison, car la crise est mûre. » Au parti, on juge Lénine irresponsable.
Furieux qu’on ne l’écoute pas, Lénine rentre clandestinement à Petrograd, début octobre, et grâce à l’appui de Iakov Sverdlov, un des leaders bolcheviques, il retourne le comité central du parti bolchevique par 10 voix contre 2, et obtient que soit acquis le principe d’une insurrection armée. De son côté, au soviet de Petrograd, Trotski crée une organisation militaire autonome, le Comité militaire révolutionnaire de Petrograd (PVRK), dont il confie la direction à un socialiste révolutionnaire de gauche, le jeune Lazimir.
Le soulèvement se prépare
En dépit de l’hostilité acquise du comité exécutif des soviets – animé par Fiodor Dan, Irakli Tsereteli, Iouli Martov –, Kerenski est serein ; mais au gouvernement, on juge malgré tout plus prudent d’arrêter Lénine. En vain. Quand la police entre dans l’immeuble où il s’est caché et fait irruption, se trompant d’étage, dans un local où siège un club d’ouvriers, ce sont eux qui capturent les policiers. La garnison a, de son côté, rompu avec le quartier général et a rallié le Comité militaire révolutionnaire, qui, au nom du soviet, défend la révolution, tandis que l’organisation militaire bolchevique prépare l’insurrection.
Sur ce point, trois positions se sont manifestées au sein du Comité central. Kamenev est hostile à l’insurrection, en son sens inutile, puisque les bolcheviks seront majoritaires au IIe congrès des soviets, sur le point de se réunir les 25 et 26 octobre. Et puis, l’insurrection choque sa sensibilité de démocrate socialiste : bien qu’il comprenne que ce projet puisse apporter un supplément de légitimité au parti bolchevique pour acquérir la totalité du pouvoir, il souhaite que s’instaure une démocratie socialiste, composée des différentes sensibilités. Dans le journal auquel participe Maxime Gorki, Novaïa Jizn, Lev Kamenev condamne clairement le projet d’insurrection, « ruineux à la veille du congrès », texte qui, pour Lénine, équivaut à une « trahison ».
La position de Trotski est différente. Il voudrait que la puissance du parti se manifeste de telle sorte qu’elle rende une insurrection inutile ; mais on doit malgré tout être préparé à cette éventualité. Inutile d’en fixer la date, puisque, selon lui, elle aura lieu avant la réunion du congrès.
Lénine se démarque autrement. Dans l’esprit de Trotski, il faut que les soviets, guidés par les bolcheviks, prennent le pouvoir, dans celui de Lénine, il faut qu’« au nom des soviets », les bolcheviks s’en emparent.
Aussi, quand l’insurrection a lieu, c’est le Comité militaire révolutionnaire, qui, écartant le soviet de Petrograd – donc Trotski –, déclare déchu le gouvernement provisoire. Et c’est la position de Lénine qui l’emporte : lui seul rédige la déclaration, dessaisissant les soviets et Trotski de la paternité de la révolution d’Octobre. Un coup d’Etat dans le coup d’Etat.
L’action s’est engagée dès que le gouvernement a voulu assurer la relève des ponts : la Garde rouge, une milice d’ouvriers armés, en prend alors le contrôle, sans que les soldats ne réagissent. La relève se fait partout “sur ordre du soviet”. La ville est aux mains des insurgés le 24 octobre-6 novembre au soir – sauf le palais d’Hiver, siège du gouvernement provisoire – et le 25 au matin, le Comité militaire révolutionnaire publie son communiqué.
Les canons du croiseur « Aurora »
A l’insurrection ont participé 1600 gardes rouges, 706 marins de Kronstadt, 47 unités militaires, 12 comités d’usine, 5 comités de quartier, une vingtaine de comités divers, des groupes anarchistes, une minorité de syndicats. C’est donc bien une révolution, la révolution d’Octobre, qui accompagne le coup d’Etat. Et quand le IIe congrès se réunit au son du crépitement des fusils et des mitrailleuses, le 7 novembre, le croiseur Aurora pointe ses canons sur le palais d’Hiver. Un hourra accompagne ce symbole d’une victoire militaire.
Acclamé, Lénine arrive au IIe congrès, où les bolcheviks disposent d’une majorité absolue avec 390 membres sur 673. Martov dénonce un coup d’Etat militaire. Le bureau s’installe. Puis Trotski lance son invective historique : « A ceux qui protestent contre ces événements, allez où vous devez vous trouver, dans les poubelles de l’Histoire. »
Lénine, Trotski, Sverdlov, apparaissent comme les nouveaux chefs de la révolution. Les soviets les acclament follement. Le 26 octobre, pendant la dernière séance du congrès, Lénine annonce que l’heure de la révolution socialiste est venue. Il lit son décret sur la paix, proposant à tous les peuples et à leurs gouvernements d’entamer des pourparlers en vue d’une paix juste et démocratique. Il lit également son deuxième décret, qui « abolit immédiatement la grande propriété, sans indemnité », et remet la terre aux comités agraires, qui dans les faits l’ont déjà confisquée.
Un décret sur le droit des nationalités est également prévu. Il ne sera appliqué qu’en Finlande, car jugé ailleurs contre-révolutionnaire. Ce retournement s’explique : si Lénine a pu être en faveur de l’autodétermination des nations, c’était pour affaiblir l’autocratie. Or, reconnaître ce droit devient désormais contre-révolutionnaire, depuis que le pays s’affirme comme la patrie du socialisme. Il fallait céder en Finlande, déjà quasiment autonome, mais pas ailleurs. Au grand dam des nationalités – annexées, russifiées – qui, déjà déçues de la révolution de février, voient s’éloigner encore la perspective d’une reconnaissance de leur “personnalité” et, par là même, d’un possible droit à l’indépendance.
L’exception finlandaise déclenche ainsi une vague d’opposition [voir sur ce site, en date les articles de Maurice Carrez sur la « Révolution finlandaise » en date de. Les soviets de soldats russes crient « Réaction ! » quand on évoque la création de contingents militaires ukrainiens séparés ; tout comme les colons russes d’Asie centrale ou du Caucase ou les professeurs russes des universités de Kiev ou d’Helsinki. Ce concert témoigne que les révolutionnaires ne sont jamais meilleurs avocats des droits des peuples que lorsqu’on leur en confie la gérance. Et ils peuvent être confiants car cette décision reviendra à la future Assemblée constituante, où les Russes savent qu’ils détiennent la majorité.
Marc Ferro
* Article publié dans Le Monde daté du 22 juillet 2017.
https://alencontre.org/societe/histoire/revolution-russe-le-comite-militaire-declare-echu-le-gouvernement-provisoire.html