Don Quijote, gravure de Jose Guadalupe Posada (1852 -1913)
À partir des années 1820, les gouvernements des pays latino-américains, issus des guerres d’indépendance, se sont lancés dans une vague d’emprunts. Les banquiers européens cherchaient avec enthousiasme des occasions d’endetter ces nouveaux États car cela leur était extrêmement profitable [2]. Dans un premier temps, ces emprunts ont servi aux efforts de guerre pour garantir et renforcer l’indépendance. Dans les années 1820, les emprunts externes prenaient la forme de titres de la dette émis par les États par l’intermédiaire de banquiers ou de courtiers à Londres. Ensuite, à partir des années 1830, attirés par les hauts rendements, les banquiers français sont devenus très actifs et sont entrés en compétition avec la place financière de Londres. Au cours des décennies suivantes, d’autres places financières ont rejoint la compétition : Francfort, Berlin, Anvers, Amsterdam, Milan, Vienne… La manière utilisée par les banquiers pour prêter aux États limitait les risques auxquels ils s’exposaient puisqu’en cas de suspension du paiement de la dette, ce sont les détenteurs de titres qui étaient directement affectés. Il en aurait été autrement si les banquiers avaient prêté directement aux États [3]. Néanmoins, quand ces banquiers acquéraient eux-mêmes une partie des titres qu’ils vendaient ou que d’autres banquiers vendaient, il leur arrivait d’être mis en difficulté en cas de non-paiement. Par ailleurs, l’existence d’un marché des titres au porteur permettait aux banquiers de se livrer à de multiples manipulations leur procurant un rendement élevé.
Le recours à l’endettement extérieur s’est révélé contre-productif pour les pays concernés notamment parce que ces emprunts avaient été contractés à des conditions très favorables pour les créanciers. Les cessations de paiement ont été nombreuses et ont donné lieu à des représailles de la part des pays créanciers qui ont utilisé à plusieurs reprises l’intervention armée pour obtenir le remboursement. Les restructurations de dettes ont servi à chaque fois les intérêts des créanciers et des grandes puissances qui les appuyaient et ont fait rentrer les pays débiteurs dans un cercle vicieux d’endettement, de dépendance et de « développement du sous-développement », pour reprendre une expression de l’économiste André Gunder Frank [4].
Pancho Villa - gravure de Leopoldo Méndez, 1934
L’arme de l’endettement a été utilisée comme moyen de pression et de subordination des pays endettés. Comme le relevait Rosa Luxemburg en 1913, les emprunts « constituent le moyen le plus sûr pour les vieux pays capitalistes de tenir les jeunes pays en tutelle, de contrôler leurs finances et d’exercer une pression sur leur politique étrangère, douanière et commerciale » [5].
Heureusement, le Mexique, à deux reprises, est sorti de manière victorieuse de la confrontation avec ses créanciers (1867 sous la présidence de Benito Juarez, et plus tard, dans la foulée de la révolution mexicaine dirigée par Emiliano Zapata et Pancho Villa qui ont décrété la suspension du paiement de la dette en 1914). Le Brésil a également affronté avec succès ses créanciers entre 1933 et 1943, de même que l’Équateur en 2007-2009, sans oublier Cuba à l’égard du Club de Paris à partir de 1985. Alors que se prépare une nouvelle crise de la dette de l’Amérique latine, il est fondamental de tirer des enseignements des deux derniers siècles. Sans cela, on se condamne à revivre les drames du passé.
La dette extérieure comme arme de domination et de subordination
L’utilisation de la dette extérieure comme arme de domination a joué un rôle fondamental dans la politique impérialiste des principales puissances capitalistes au cours du XIXe siècle et cela se poursuit au XXIe siècle sous des formes qui ont évolué. La Grèce, dès sa naissance dans les années 1820-1830, a été soumise entièrement aux diktats des puissances créancières (en particulier la Grande-Bretagne et la France) [6]. Haïti, qui s’était libérée de la France au cours de la Révolution française et avait proclamé l’indépendance en 1804, a été de nouveau asservie à celle-ci en 1825 par la dette [7]. La Tunisie endettée a été envahie par la France en 1881 et transformée en protectorat-colonie [8]. Le même sort a été imposé à l’Égypte en 1882 par la Grande -Bretagne [9]. L’Empire ottoman, à partir de 1881, a été soumis directement aux créanciers (Grande-Bretagne, France, Allemagne, Italie…) [10], ce qui a accéléré son éclatement. La Chine a été forcée par les créanciers d’octroyer des concessions territoriales et d’ouvrir entièrement son marché au XIXe siècle. La Russie tsariste fortement endettée aurait pu constituer aussi une proie des puissances créancières si la révolution bolchévique n’avait pas abouti en 1917-1918 à la répudiation unilatérale des dettes.
Des différentes puissances périphériques [11] qui pouvaient potentiellement accéder aux rôles de puissances capitalistes impérialistes dans la deuxième moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire l’Empire ottoman, l’Égypte, l’Empire russe, la Chine et le Japon, seul ce dernier a réussi la mutation [12]. En effet, le Japon n’a pratiquement pas eu recours à l’endettement extérieur pour réaliser un important développement économique et se transformer en une puissance capitaliste impérialiste dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Le Japon a connu un important développement capitaliste autonome à la suite des réformes de la période Meiji (initiée en 1868). Il a importé les techniques de production occidentales les plus avancées à l’époque, tout en empêchant la pénétration financière étrangère sur son territoire, en refusant de recourir aux emprunts extérieurs et en supprimant sur place les entraves à la circulation des capitaux autochtones. À la fin du XIXe siècle, le Japon passa d’une autarcie séculaire à une expansion impérialiste vigoureuse. Bien sûr, l’absence d’endettement extérieur n’est pas le seul facteur qui a permis au Japon de faire le saut vers un développement capitaliste vigoureux et de mener une politique internationale agressive, le hissant au rang des grandes puissances impérialistes. D’autres facteurs qu’il serait trop long d’énumérer ici ont également opéré mais il est évident que l’absence d’endettement extérieur a joué un rôle fondamental [13].
À contrario, alors que la Chine jusqu’aux années 1830 poursuit un développement très important et constitue une puissance économique de premier plan [14], le recours à l’endettement extérieur a permis aux puissances européennes et aux États-Unis de progressivement la marginaliser et la soumettre. Là aussi, d’autres facteurs sont intervenus, telles que les guerres livrées par la Grande-Bretagne et la France pour imposer le libre commerce et l’exportation forcée en Chine de l’opium, mais le recours à la dette extérieure et ses conséquences néfastes ont joué un rôle très important. En effet, pour rembourser des emprunts étrangers, la Chine a dû sacrifier des concessions territoriales et portuaires aux puissances étrangères. Rosa Luxemburg mentionne, parmi les méthodes employées par les puissances capitalistes occidentales pour dominer la Chine, le « système de la dette publique, d’emprunts européens, de contrôle européen des finances avec comme conséquences l’occupation des forteresses chinoises, l’ouverture forcée de ports libres et de concession de chemin de fer obtenues sous la pression des capitalistes européens » [15]. Joseph Stiglitz, près d’un siècle après Rosa Luxemburg, revient également là-dessus dans son ouvrage La Grande désillusion.
L’Amérique centrale des colonies aux indépendances
L’Amérique Latine des colonies aux indépendances
Les crises de la dette extérieure de l’Amérique latine du XIXe au XXIe siècle
Depuis leur indépendance dans les années 1820, les pays d’Amérique latine ont connu quatre crises de la dette.
La première s’est déclarée en 1826, produite par la première grande crise capitaliste internationale qui a démarré à Londres en décembre 1825. Cette crise de la dette s’est prolongée jusqu’aux années 1840-1850.
La deuxième a débuté en 1876 et s’est terminée dans les premières années du XXe siècle [16].
La troisième a commencé en 1931 dans le prolongement de la crise qui avait éclaté en 1929 aux États-Unis. Elle s’est achevée à la fin des années 1940.
La quatrième a éclaté en 1982 en lien avec le tournant pris par la Réserve fédérale des États-Unis en matière de taux d’intérêt combiné à la chute du prix des matières premières. Cette quatrième crise s’est terminée en 2003-2004 lorsque l’augmentation des prix des matières premières a accru fortement les revenus en devises. Les pays d’Amérique latine ont aussi profité de taux d’intérêt internationaux qui ont fortement baissé suite aux décisions de la Fed, suivie par la BCE et la banque d’Angleterre à partir de la crise bancaire au Nord qui a commencé en 2008-2009.
Une cinquième crise se prépare suite à la forte baisse des prix des matières premières qui a commencé en 2013-2014 et à l’évolution de l’économie des principales puissances impérialistes - qui incluent aujourd’hui la Chine (perspective d’une augmentation des taux d’intérêts décidée par la Fed, éclatement de la bulle boursière… provoquant un rapatriement des capitaux vers les États-Unis, l’Europe et peut-être la Chine). La crise qui touche déjà de plein fouet Puerto Rico [17] est un signe avant-coureur, mais c’est surtout le Venezuela et l’Argentine qui risquent de donner une grande ampleur à une nouvelle crise quand elle éclatera, avec pour particularité qu’une partie de leur dette est souscrite auprès de la Chine, nouvel acteur majeur en Amérique latine.
Les origines de ces crises et les moments où elles éclatent sont intimement liés au rythme de l’économie mondiale et, principalement, des pays les plus industrialisés. Chaque crise de la dette a été précédée d’une phase de surchauffe de l’économie des pays les plus industrialisés du Centre, au cours de laquelle il y a eu surabondance de capitaux dont une partie a été recyclée vers les économies de la Périphérie. Les phases préparatoires à l’éclatement de la crise, pendant lesquelles la dette augmente fortement, correspondent chaque fois à la fin d’un cycle long expansif des pays les plus industrialisés, sauf dans le cas présent car, cette fois-ci, on ne peut pas parler de cycle long expansif sauf en ce qui concerne la Chine (et d’autres BRICS). La crise est généralement provoquée par des facteurs externes aux pays périphériques endettés : une récession ou un krach financier frappant la ou les principales économies industrialisées, un changement de politique des taux d’intérêt décidé par les banques centrales des grandes puissances du moment.
Ce qui est affirmé plus haut est en contradiction avec la narration des crises qui domine la pensée économique-historique [18] et qui est véhiculée par les grands médias et les gouvernants. Selon la narration dominante, la crise qui a éclaté à Londres en décembre 1825, et s’est étendue à d’autres puissances capitalistes, résulte du surendettement des États latino-américains ; celle des années 1870, du surendettement de l’Amérique latine, de l’Égypte et de l’Empire ottoman ; celle des années 1890 qui a failli provoquer la faillite d’une des principales banques britanniques, du surendettement de l’Argentine ; celle des années 2010, du surendettement de la Grèce et plus généralement des « PIGS » (Portugal, Irlande, Grèce, Spain).
Les crises de la dette et les ondes longues de l’économie capitaliste internationale
Il y a un lien entre l’éclatement de ces quatre crises et les ondes longues du capitalisme. Les ondes longues du développement capitaliste depuis le début du XIXe siècle ont été analysées par plusieurs auteurs, parmi lesquels Ernest Mandel qui a fourni un apport substantiel, notamment au niveau de l’incidence du facteur politique sur le déroulement et le dénouement des ondes longues, apport qui reste à compléter [19]. Ernest Mandel propose la datation suivante pour les ondes longues de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe siècle [20] (voir aussi en fin d’article l’encadré « Les ondes longues ») :
- croissance forte à partir de 1793 se terminant par la grande crise de 1825
- croissance lente de 1826 à 1847 avec forte crise en 1846-47
- croissance forte de 1848 à 1873 avec crise forte en 1873
- croissance lente de 1874 à 1893 avec crise bancaire en 1890-1893
- croissance forte de 1894 à 1913…
Les phases d’expansion forte, comme les phases d’expansion lente, sont elles-mêmes subdivisées en cycles plus courts variant de 7 à 10 ans se terminant par des crises.
Après un krach financier de la Bourse de Londres en décembre 1825, la première crise moderne de surproduction de marchandises (1826) ouvre la voie à une onde longue d’expansion lente (1826-1847) et à la première crise de la dette de l’Amérique latine (qui débute en 1826-1827).
La deuxième crise éclate en 1873 suite à un krach boursier à Vienne suivi d’un autre à New-York. S’en suit la longue dépression des économies industrialisées de 1873 à 1893 et la crise de la dette de l’Amérique latine de la décennie 1870.
Suite à la crise de Wall Street en 1929, la dépression des années 1930 de l’économie mondiale débouche sur la crise de la dette de l’Amérique latine qui éclate au même moment mais qui débouche sur un autre scénario que les précédentes crises. En effet, à la suite notamment de la décision de non-paiement de la dette par quatorze pays du continent, cette crise de la dette débouche sur un essor industriel de longue durée dans les pays les plus importants (en particulier le Brésil et le Mexique) en contradiction avec la crise des pays du Centre.
La quatrième crise qui a démarré en 1982 a été provoquée par l’effet combiné de la deuxième récession économique mondiale (1980-1982) d’après-guerre, de la baisse des prix des matières premières (qui est liée à cette récession) et de la hausse des taux d’intérêt décidée par la Réserve fédérale des États-Unis en 1979.
Les quatre premières crises ont duré de 15 à 30 ans. La cinquième se prépare. Elles ont concerné l’ensemble des États indépendants de l’Amérique latine et de la Caraïbe quasiment sans exception.
Au cours de ces crises, les suspensions de paiement ont été fréquentes. Entre 1826 et 1850, lors de la première crise, presque tous les pays ont suspendu leur paiement. En 1876, onze pays d’Amérique latine étaient en cessation de paiement. Dans les années 1930, onze pays du continent ont décrété un moratoire. Entre 1982 et 2003, le Mexique, la Bolivie, le Pérou, l’Équateur, le Brésil, l’Argentine, Cuba et d’autres ont suspendu le remboursement à un moment ou à un autre, pour une période de plusieurs mois ou de plusieurs années. La suspension décrétée par l’Argentine entre la fin de 2001 et mars 2005 pour un montant d’environ 90 milliards de dollars a permis une croissance économique soutenue.
La plupart du temps, les suspensions de paiement sont suivies par des restructurations de dette favorables aux intérêts des créanciers. Les exemples d’États périphériques qui répudient victorieusement leurs dettes sont très rares mais ils existent. C’est le cas du Mexique pendant le mandat du progressiste Benito Juarez, le premier président indigène d’Amérique latine [21]. Le Mexique, qui a suspendu le paiement de la dette odieuse en 1861, a réussi à expulser le corps expéditionnaire français en 1866 après 4 années d’âpres combats et l’imposition d’un empereur européen, Maximilien d’Autriche. En 1867, le Mexique a répudié la dette réclamée par la France. Également rares sont les cas où un État a organisé un audit de la dette afin d’en remettre en cause le paiement. C’est notamment le cas de l’Équateur en 2007-2008. Leurs exemples sont riches d’enseignements.
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Les ondes longues dans l’évolution du capitalisme
Voici ce qu’en dit Michel Husson : « La théorie des ondes longues avait déjà fait l’objet du chapitre 4 du Troisième âge du capitalisme (Mandel, 1972) avant d’être développée à l’occasion d’une série de conférences données à Cambridge en 1978, qui ont conduit à la publication de The Long Waves of Capitalist Development en 1980. L’une des propositions essentielles de cette théorie est que le capitalisme a une histoire, et que celle-ci n’obéit pas à un fonctionnement cyclique. Elle conduit à une succession de périodes historiques, marquées par des caractéristiques spécifiques, qui fait alterner phases expansives et phases récessives. Cette alternance n’est pas mécanique : il ne suffit pas d’attendre 25 ou 30 ans. Si Mandel parle d’onde plutôt que de cycle, c’est bien que son approche ne se situe pas dans un schéma généralement attribué - et probablement à tort - à Kondratieff, de mouvements réguliers et alternés des prix et de la production.
L’un des points importants de la théorie des ondes longues est de rompre la symétrie des retournements : le passage de la phase expansive à la phase dépressive est « endogène », en ce sens qu’il résulte du jeu des mécanismes internes du système. Le passage de la phase dépressive à la phase expansive est au contraire exogène, non automatique, et suppose une reconfiguration de l’environnement social et institutionnel. L’idée clé est ici que le passage à la phase expansive n’est pas donné d’avance et qu’il faut reconstituer un nouvel « ordre productif ». Cela prend le temps qu’il faut, et il ne s’agit donc pas d’un cycle semblable au cycle conjoncturel dont la durée peut être reliée à la durée de vie du capital fixe. Voilà pourquoi cette approche ne confère aucune primauté aux innovations technologiques : dans la définition de ce nouvel ordre productif, les transformations sociales (rapport de forces capital-travail, degré de socialisation, conditions de travail, etc.) jouent un rôle essentiel. » (Voir Michel Husson : http://www.contretemps.eu/lectures/%C3%A0-lire-postface-ondes-longues-d%C3%A9veloppement-capitalisme-ernest-mandel )
En adaptant un peu la présentation chronologique d’Ernest Mandel :
1. 1789-1848 : Période de la révolution industrielle, des grandes révolutions bourgeoises, des guerres napoléoniennes et de la constitution du marché mondial des biens manufacturé : phase « ascendante » de l’onde 1789-1825 ; phase de croissance lente 1826-1848.
2. 1848-1893 : Période du capitalisme industriel de « libre concurrence » avec une phase ascendante de 1848-1873 et une phase de croissance lente 1873-1893 (longue dépression du capitalisme de « libre concurrence »).
3. 1893-1913 : Apogée de l’impérialisme classique et du capital financier. C’est une phase ascendante avec croissance forte.
4. 1914-1940 : Période de déclin du capitalisme, de l’époque des guerres inter-impérialiste, des révolutions et des contre-révolutions. Phase de croissance lente avec crises de très grande ampleur.
5. À partir de 1940 aux États-Unis et en Amérique latine et après la seconde guerre mondiale pour l’Europe : phase de croissance forte dans le cadre du troisième âge du capitalisme (capitalismo tardio en espagnol) qui suit les défaites subies par le mouvement ouvrier dans les années 1930. Cette phase de croissance forte (les « trente glorieuses » selon certains auteurs) prend fin aux États-Unis à la fin des années 1960 et en Europe au cours des années 1970. A partir du début des années 1980, on est entré dans une phase de croissance lente. La quatrième crise de la dette d’Amérique latine (et plus généralement des pays dits en développement) démarre en 1982.
Selon Michel Husson, « Depuis la publication du livre de Mandel, l’économie mondiale s’est profondément transformée. Avec la montée des pays des pays dits « émergents », on assiste à un véritable « basculement du monde » dont on peut prendre la mesure à l’aide de quelques chiffres. Ainsi, les pays émergents ont réalisé en 2012 la moitié des exportations industrielles mondiales, alors que leur part n’était que de 30 % au début des années 1990. Depuis le début des années 2000, l’intégralité de la progression de la production industrielle à l’échelle mondiale a été réalisée dans les pays émergents. Le capitalisme semble ainsi trouver un second souffle en relocalisant la production dans des pays qui enregistrent des gains de productivité importants, et où le niveau des salaires est très faible. » (…)
« Raisonner sur les « vieux » pays capitalistes ou sur l’ensemble de l’économie mondiale, ce n’est plus du tout la même chose : la croissance de la production (y compris de la production industrielle), les gains de productivité et le développement de la classe salariée sont depuis le début du XXIe siècle au Sud. Il y a plus qu’une désynchronisation que l’on pourrait mettre au compte de facteurs spécifiques. » (…)
« Bref, ce qui est vrai pour les vieux pays capitalistes du Nord, à savoir l’incapacité de mettre en place les fondements d’une nouvelle « onde longue expansive », ne semble pas s’appliquer pleinement à toute une série de pays qui regroupent après tout une fraction significative de la population mondiale. On pourrait à la limite parler d’onde longue expansive en ce qui les concerne. Qu’il s’agisse d’un mode de croissance inégalitaire et barbare (qui évoque d’ailleurs l’essor de l’Angleterre au XIXe siècle) est une autre question : le point décisif est que dans les pays concernés, l’accumulation du capital et la croissance de l’emploi salarié font preuve d’un dynamisme impressionnant. »
J’ajoute que la phase d’expansion forte des pays émergents (avec la Chine en tête) et d’un nombre important de pays en développement donne des signes de fléchissement ou d’essoufflement depuis 2014-2015 tandis que les économies des vieux pays industrialisés reste embourbée dans la poursuite d’une croissance lente.
Une des idées que le présent article avance, c’est qu’il y a un lien étroit entre les phases d’expansion forte et l’accumulation de dettes dans les pays périphériques (et en l’occurrence l’Amérique latine) boostées notamment par la volonté des économies capitalistes les plus fortes d’augmenter les flux de capitaux vers la périphérie (je précise qu’il faut ranger maintenant la Chine dans les économies capitalistes les plus fortes). Le retournement de la phase de croissance forte débouche (on pourrait dire « provoque ») généralement sur une crise de la dette dans les pays de la périphérie, on pourrait dire sans exagérer qu’elle « provoque » une crise de la dette. Dans la période historique actuelle, nous vivons une période charnière (sans croissance forte dans les vielles économies capitalistes) qui pourrait déboucher sur une nouvelle crise de la dette de l’Amérique latine et d’autres pays périphériques (en Afrique et en Asie), -les premiers à être touchés seront les pays dépendant largement de l’exportation de matières premières pour rembourser leur dette- s’ajoutant à celle des pays périphériques à l’intérieur ou aux marges de l’Europe (Grèce, Portugal, Espagne, Irlande, Chypre, Ukraine, autres pays de l’ex-bloc de l’Est, etc.) ou de la sphère des États-Unis (Puerto Rico donne l’exemple).
Eric Toussaint
Remerciements : L’auteur remercie Brigitte Ponet, Damien Millet, Claude Quémar et Pierre Salama pour leur relecture et leurs suggestions et Pierre Gottiniaux pour les illustrations.
L’auteur est entièrement responsable des éventuelles erreurs contenues dans ce travail.
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