Les sept textes de ce dossier peuvent éventuellement être lus indépendamment les uns des autres. Il en résulte inévitablement quelques répétitions. Le lecteur pressé pourra, si il le souhaite, commencer par le texte 5 qui résume le propos.
– Un premier texte présente la façon dont vont être ensuite utilisés les termes de « pouvoir », « organisations », « auto-organisation » et « dualité de pouvoir ».
Il propose également un découpage chronologique de la période située entre décembre 2010 et maintenant.
– Trois autres textes présentent les processus d’auto-organisation aux niveaux local, régional et national.
– Le texte 5 résume la façon dont se sont articulés chronologiquement pouvoir, organisations et auto-organisation à ces trois niveaux.
– Viennent ensuite, quelques éléments sur la situation après 2011.
– Et pour finir une bibliographie, ayant volontairement privilégié des sources disponibles en ligne, permettant à chacun-e de se forger sa propre opinion.
Outre des éléments résultant d’une série de déplacements militants sur place, effectués en 2002 puis chaque année depuis 2008, ces textes citent ou résument pour l’essentiel quelques témoignages inédits, divers documents militants, ainsi que de nombreuses études universitaires.
1.1 Pouvoir
Dans ce qui suit, l’usage de ce terme est limité au pouvoir d’Etat et au pouvoir économique.
Pouvoir économique
La classe dominante en Tunisie est essentiellement une bourgeoisie croupion, affairiste et corrompue, étroitement soumise au capitalisme mondial.
Aucun changement notable n’a eu lieu en ce qui la concerne après le 14 janvier 2011, (à part la saisie de biens de la famille de Ben Ali, et très récemment de quelques individus).
Depuis 2011, on assiste à la poursuite (et même à l’accentuation) de la politique et sociale néo-libérale en vigueur du temps de Ben Ali.
Pouvoir d’Etat
Contrairement à la Lybie ou à la Syrie, il n’y a pas eu de morcellement territorial de la Tunisie, et donc un seul Etat est en place.
Ben Ali s’est enfui le 14 janvier 2011, mais l’essentiel de l’appareil d’Etat est resté en place. Celui-ci est resté aux mains d’une bourgeoise d’Etat dont une partie s’était mise en retrait du temps de Ben Ali. Parmi eux Yadh Ben Achour, un juriste intelligent et cultivé, a résumé en 2015 sa vision de la façon dont l’appareil d’Etat tunisien a réussi à traverser la période ayant suivie le 14 janvier 2011.
« Un homme de l’ancien régime (1) prend la direction de l’Etat (...) pour éviter l’établissement d’un gouvernement de fait. Cet homme deviendra le législateur de la première période transitoire ».
« Le souci constant des titulaires des pouvoirs civil, militaire et sécuritaire (a été) de maintenir, contre vents et marées, la continuité de l’État, à travers la chaîne continue de ses lois publiques constitutionnelles ou ordinaires ».
L’abrogation de la constitution de 1959 n’interviendra par exemple que le 16 décembre 2011, après que des règles constitutionnelles provisoires aient été mises en place.
« La chaîne du droit (..) a pu résister à toutes les attaques provoquées par les crises sociales, politiques et sécuritaires ».
Cette continuité de l’Etat s’est maintenue, quelque soient les individus en ayant momentanément la direction :
– jusque fin 2011, des notables de l’ancien régime,
– en 2012-2013, les islamistes d’Ennahdha, se situant dans la continuité de la politique économique et sociale en vigueur avant 2011,
– en 2014, des « technocrates » poursuivant cette même orientation,
– depuis février 2015, une coalition gouvernementale dirigée par des notables de l’ancien régime désormais alliés à Ennahdha.
1.2 Organisations (syndicat, associations, partis)
Avant 2011, et contrairement à d’autres pays de la région, existent un grand nombre d’organisations ou de mouvances plus ou moins formalisées remplissant un rôle de contre-pouvoir.
Il s’agit en premier lieu de la centrale syndicale UGTT, qui a joué pendant des dizaines d’années et malgré les compromissions avec le pouvoir de certains de ses dirigeants, le rôle de bouclier pour de multiples structures de taille plus réduite : associations et organisations politiques, légales ou non, formellement structurées ou fonctionnant en réseau.
Etroitement liés au régime de Ben Ali, le grand et le petit patronat sont principalement représentés par l’UTICA.
1.3 Auto-organisation, double pouvoir
Dans ce qui suit, le terme d’auto-organisation désigne le processus par lequel un segment donné de la population se structure par lui-même pour mener une lutte donnée.
Contrairement à ce qui se passe pour un parti, un syndicat ou une association, l’appartenance à une structure auto-organisée a pour seule base la participation à la lutte concernée.
Une structure auto-organisée ne peut donc pas fixer à priori d’autre délimitation idéologique : le pluralisme d’opinions et d’appartenance organisationnelle y sont la règle.
Elle ne peut donc pas être le prolongement d’une organisation donnée, sa « structure de masse » ou son « Front de masse ».
Les militant-e-s organisé-e-s y ont toute leur place .... mais au même titre que les non-organisés et doivent respecter l’autonomie de décision de la structure concernée.
La fonction première de l’auto-organisation est de constituer une forme de contre-pouvoir.
Si elle franchit un certain seuil, comme cela avait été le cas lors de la Commune de Paris ou dans la Russie de février 1917 avec les soviets, l’auto-organisation peut donner naissance à un pouvoir alternatif. Ce que Yadh Ben Achour appelle dans une phrase alambiquée un « gouvernement de fait ». (2)
Le terme de dualité de pouvoir désigne la période où ancien et nouveau pouvoir se font face.
1.4 Les limites du processus d’auto-organisation en 2011
Sur les lieux de travail, la volonté de s’organiser s’est essentiellement traduite par un afflux de dizaines de milliers de salariés vers l’UGTT, particulièrement dans le secteur privé, ainsi que par la volonté de rénover celle-ci.
Au niveau territorial, des regroupements locaux informels ont émergé en décembre 2010. Dans la foulée, des comités locaux se sont massivement développé en janvier 2011. Mais ils se sont en grande partie désagrégés à partir de la fin du printemps 2011.
Leurs principales limites sont leur hétérogénéité, leur caractère essentiellement local et leur grande difficulté à se centraliser.
(voir le second texte de ce dossier http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article41784)
1.5 Période, cycles et phases
Contrairement aux organisations ayant pour vocation de se maintenir quelque soit l’évolution des rapports de forces (partis, syndicats ou associations), l’existence même des structures auto-organisés est étroitement liée à l’évolution des rapports des forces.
Pouvant se développer rapidement en situation d’essor des luttes, l’auto-organisation a en général le plus grand mal à se maintenir en situation de reflux. D’où la nécessité de définir les termes choisis pour caractériser les différents moments dans lesquels peuvent être situés les évènements survenus depuis près de sept ans.
Les termes retenus sont ceux de période et de cycles. Ces derniers comportant à leur tour des des phases montantes et descendantes.
Un tableau chronologique replaçant la période ouverte fin 2010 au sein de l’histoire de la Tunisie depuis l’indépendance est accessible en ligne à la fin de ce texte.
Période
En Tunisie, la période ouverte en décembre 2010 n’est pour moi pas refermée. La population qui s’était révoltée contre Ben Ali n’a en effet pas été à ce jour écrasée. (Gilbert Achcar, septembre 2017).
Cycles et phases
Il est proposé de diviser cette période en de trois grands cycles. Les deux premiers comportent chacun une phase de flux et une phase de reflux. Quand au troisième cycle, il se limite pour l’instant à une phase ascendante.
* Le cycle initié en décembre 2010 s’achève un an plus tard avec l’arrivée d’Ennahdha au pouvoir. Il comporte une phase de flux montant de décembre 2010 au 27 février 2011, suivie d’une phase de reflux partiel jusqu’à à la fin 2011. L’essentiel des textes de ce dossier sont consacrés à ces deux phases.
* Un deuxième cycle prend place en 2012-2013. Il est simplement évoqué dans ce dossier, mais de nombreux articles le concernant sont disponibles sur le site Europe solidaire sans frontières, ainsi que dans la revue L’Anticapitaliste n° 90 de septembre 201).
Les principaux traits de ce cycle peuvent en être ainsi résumés :
– ll est dans un premier temps marqué par une phase où le reflux s’accentue : recul des luttes, multiplication des violences des milices islamistes et de l’appareil d’Etat, dislocation des structures auto-organisées apparues en 2011. Le point culminant de cette phase est atteint le 25 juillet 2013 avec l’assassinat d’un deuxième dirigeant du Front populaire.
– Mais contrairement à ce qu’expliquent doctement à l’époque des commentateurs pressés, « l’hiver islamiste n’a pas remplacé »le printemps de 2011". Une contre-offensive était en effet simultanément en gestation.
Elle prend son plein essor fin juillet 2013, mais ne s’accompagne pas de la réapparition de structures auto-organisées.
Les deux principales organisations nationales jouent un rôle décisif dans la mise en place de deux « sorties de crise » incluant la démission du gouvernement dirigé par Ennahdha.
– Tout d’abord Nidaa Tounès, fondée par des notables de l’ancien régime, par le biais d’un éphémère Front de salut national,
– A partir de septembre l’UGTT, par la mise en place d’un « dialogue national » cherchant à parvenir à un « consensus » entre l’essentiel des forces politiques et sociales dont l’UGTT, le syndicat patronal, Nidaa Tounes, les partis de gauche ayant des députés et Ennahdha. Cette collaboration entre des forces ayant des intérêts de classe opposés sera couronnée par l’attribution du prix Nobel à ses initiateurs.
En final, le gouvernement Ennahdha se retrouve contraint de démissionner en janvier 2014. Mais il revient ensuite tranquillement au pouvoir à partir de janvier 2015, pour jouer les second rôles dans des gouvernement dirigés par Nidaa.
* Un troisième cycle est en cours depuis l’automne 2014 (voir à ce sujet le sixième texte de ce dossier http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article41781)
Des signes annonciateurs d’une nouvelle phase ascendante apparaissent dès début 2014 avec des mobilisations ayant accéléré la démission du gouvernement Ennahdha.
Cette phase montante, centrée sur des revendications immédiates, démarre vraiment à l’automne 2014.
– Des grèves combatives, initiées par le syndicat UGTT de l’enseignement secondaire, s’étendent au premier semestre 2015 à l’ensemble du secteur public. Il en résulte une série d’avancées pour les salariés concerné.
– Dans la foulée, des grèves revendicatives éclatent à leur tour dans le secteur privé à l’automne 2015. Mais la série de grèves générales régionales dans le secteur privé, programmée par l’UGTT, est brutalement stoppée suite à l’attentat du 24 novembre à Tunis, à la veille de la grève générale initialement prévue pour le lendemain.
– Un troisième front de luttes de développe depuis début 2016 parmi les populations les plus démunies de l’intérieur du pays. Des structures d’auto-organisation y réapparaissent, et tentent de se coordonner (Dominique Lerouge 2017).
Notes :
1. Dès le 15 janvier Fouad M’bazaa, le président du Parlement issu des élections truquées de l’époque Ben Ali, est proclamé président de la République par le Conseil constitutionnel de l’ancien régime. Il restera à cette place jusqu’au 13 décembre 2011 où il transmettra la présidence à l’allié d’Ennahdha, Moncef Marzouki.
2. « La question centrale était de savoir comment assumer la Révolution, en sauvegardant à la fois la continuité de l’État, aussi bien sur le plan du texte positif que sur le plan des institutions. Autrement dit, il fallait, autant que faire se peut, « éviter les gouvernements de fait », c’est-à-dire des gouvernements qui n’ont pas de support juridique, alors même que, par définition, la révolution est un « fait » un phénomène anti juridique par nature puisqu’elle viole, en toute légitimité, la Constitution d’un pays ». (Yadh Ben Achour 2015)
3. Propos recueillis dans la première quinzaine d’avril 2011 en Tunisie par divers-e-s militant-e-s.