Le tir d’un missile nord-coréen et son passage dans le ciel japonais, mardi 29 août, font monter d’un cran les tensions en Asie de l’est. Le Conseil de sécurité de l’ONU doit se réunir dans l’urgence dans la journée à la demande pressante de Séoul, Tokyo et Washington.
Le premier ministre nippon Shinzo Abe a qualifié le tir de « menace sérieuse et grave pour le Japon ». Tokyo a vivement protesté auprès de Pyongyang via les canaux diplomatiques à Pékin et New York.
Lancé à 5 h 58, heure japonaise (22 h 58 lundi heure de Paris), de Sunan, ville proche de Pyongyang abritant l’aéroport international de la capitale nord-coréenne, le missile balistique a parcouru 2 700 km avant de s’abîmer dans le Pacifique à 1 180 km à l’est du cap Erimo, la pointe méridionale de l’île d’Hokkaido. C’est la troisième fois qu’un engin nord-coréen survole les îles principales de l’archipel (auxquelles s’ajoutent deux tirs, en 2012 et 2016, qui avaient survolé Okinawa). Les deux premières, en 1998 et 2009, avaient été présentées par la Corée du Nord comme des tirs de fusées porteuses de satellites. Cette fois, le tir semble clairement être celui d’un missile.
Le système japonais d’alerte J-Alert a été déclenché, invitant la population des zones survolées à s’abriter. La circulation des trains dans le nord de l’Archipel a été suspendue une vingtaine de minutes.
Manœuvres américano-sud-coréennes
En Corée du Sud, le président Moon Jae-in a appelé à une « puissante » démonstration de force en réponse au tir de missile. Quatre chasseurs sud-coréens F-15K ont effectué une simulation de frappe, larguant huit bombes Mark-84 d’une tonne chacune sur une cible figurant la « direction nord-coréenne ».
Le nouveau tir, le 18e en 2017, coïncide avec les manœuvres américano-sud-coréennes Ulchi-Freedom Guardian, vivement critiquées par Pyongyang, qui se déroulent jusqu’au 31 août. Samedi 26 août, Pyongyang avait tiré trois missiles à courte portée. Le 28 août, journée du 68e anniversaire de la création de la marine nord-coréenne au cours de laquelle le régime a, dans un texte publié par le Rodong Sinmun, le quotidien du Parti du travail, menacé de « noyer la totalité des Etats-Unis » s’ils « font planer les nuages d’une guerre d’agression », les services de renseignement sud-coréens évoquaient la possibilité d’un nouvel essai nucléaire.
Le 28 également, le président sud-coréen Moon Jae-in a appelé à une réforme en profondeur d’ici 2020 des capacités militaires de son pays. « Si la Corée du Nord se concentre sur le développement de missiles et d’armes nucléaires, des armements asymétriques, a-t-il déclaré, nous devons aussi posséder des moyens de rétorsion asymétriques. »
Les Etats-Unis pas visés directement
Côté américain, si Donald Trump a pu penser qu’une accalmie se dessinait après la retenue observée par le régime de Kim Jong-un depuis les menaces formulées début août de lancer des missiles au large de Guam, il se trompait. Le « feu et la fureur » promis à la République populaire démocratique de Corée (RPDC, le nom officiel de la Corée du Nord) ne l’ont pas dissuadée de poursuivre ses essais de missiles. En choisissant une trajectoire vers le nord, Pyongyang n’a pas visé directement les Etats-Unis mais a néanmoins démontré son intention de faire aboutir son programme d’essais balistiques.
Le dernier tir rappelle celui du 6 août 1998, effectué déjà au cours d’une période de fortes tensions entre la RPDC et les Etats-Unis qui renâclaient à mettre en œuvre les engagements de l’accord de 1994 gelant le programme nucléaire nord-coréen sous la surveillance de l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA).
Ce tir, qui témoignait de l’avancée de la RPDC en matière balistique, surprit. Le président Bill Clinton (1993-2001) dépêcha à Pyongyang William Perry, ancien secrétaire à la défense (1994-1997) afin de préparer une réorientation de la politique américaine et en 2000, il recevait à la Maison Blanche le vice-maréchal Jo Myong-rok, vice-président de la commission de défense nationale, la plus haute instance du pays. Les deux parties s’engageaient à « mettre fin à leur hostilité ».
Deux semaines plus tard, la secrétaire d’Etat, Madeleine Albright, se rendait à Pyongyang pour préparer une visite de Bill Clinton : un accord global sur les missiles et le nucléaire semblait à portée de main. En fin de mandat, le président renonça in extremis à cette visite pour ne pas lier les mains de son successeur. Non seulement George W. Bush ne donna pas suite mais il torpilla en 2002 l’accord-cadre de 1994 qui avait effectivement gelé le programme nucléaire nord-coréen.
Une frappe américaine difficile
La situation n’est certes plus la même aujourd’hui. Après cinq essais nucléaires et ses progrès réalisés en matière balistique, la Corée du Nord n’est pas opposée à une négociation mais exclut que celle-ci porte sur sa force de dissuasion. S’estimant menacée par les Etats-Unis depuis la guerre de Corée (1950-1953), la RPDC fait valoir le droit souverain de tout Etat à sa défense. Plus que par provocation, elle poursuit ses tirs (et se livrera éventuellement un nouvel essai nucléaire souterrain) pour des raisons techniques : afin de rendre sa force de dissuasion crédible en écartant le moindre doute sur ses capacités.
Washington ne semble guère disposé au revirement de la politique américaine auquel procéda Bill Clinton en 2000, même si une reprise de dialogue direct à haut niveau semble la première étape réaliste pour chercher une issue à la phase de tensions actuelle. Une frappe américaine, envisagée en 1994 sur la centrale de nucléaire de Yongbyon, serait aujourd’hui beaucoup plus difficile (les lieux de stockage des armes nucléaires et les sites de tirs des missiles étant plus diversifiés) et la contre-attaque nord-coréenne sur la Corée du Sud et le Japon encore plus meurtrière.
Philippe Pons (Tokyo, correspondant) et Philippe Mesmer (Tokyo, correspondance)
* LE MONDE | 28.08.2017 à 23h38 • Mis à jour le 29.08.2017 à 11h37 :
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/08/28/tir-de-missile-nord-coreen-vers-le-nord-du-japon_5177735_3216.html
Missiles intercontinentaux : l’incroyable bond technologique de la Corée du Nord
Comment le pays est-il passé d’une série d’échecs dans ses tests d’un missile en 2016 à deux tirs réussis sur une portée trois fois plus longue l’année suivante ?
A quelques jours du printemps, le dirigeant Kim Jong-un assistait au test, au sol, d’un nouveau propulseur de forte puissance. Sur les photos officielles, le leader de 34 ans observait au loin une cuve fixée à flanc de colline crachant une longue flamme. Il évoquait alors la « révolution du 18 mars ».
Les qualificatifs que Kim Jong-un avait alors employés s’étaient un peu perdus dans le brouhaha de l’actualité, tant la République populaire démocratique de Corée (RDPC) est coutumière des déclarations fracassantes : une « renaissance » pour le programme balistique nord-coréen, le monde allait « bientôt constater la signification profonde de la grande victoire de ce jour », déclarait-il.
Quatre mois plus tard, ils prenaient tout leur sens. Les 4 et 28 juillet, la Corée du Nord procédait à deux tirs d’un nouveau missile, le Hwasong-14 (« étoile de feu », la planète Mars en coréen), sur une trajectoire en cloche à la verticale et une hauteur suffisante pour démontrer qu’à un angle plus aplani, il pourrait parcourir 10 000 km et atteindre les villes de l’ouest et du nord-est des Etas-Unis, Los Angeles, Chicago ou New York.
Difficultés techniques
Au cours de l’année 2016, la RPDC avait pourtant cumulé les échecs. Le Nord se focalisait alors sur un missile que l’armée américaine avait surnommé « Musudan », du nom d’un site de tir, d’une portée d’environ 3 000 km, inspiré d’un missile soviétique probablement acquis dans les années 1990 par le biais des réseaux russes.
Mais le Musudan s’est révélé particulièrement difficile à manier : sur huit tentatives en 2016, seule une a réussi, les autres s’achevant par des explosions ou des chutes juste après le lancement. « C’était plus dur que ce que nous anticipions. Ils ont probablement pris conscience du fait qu’ils ne réussiraient pas par cette voie », estime Michael Elleman, expert sur les missiles à l’Institut international d’études stratégiques (IISS) à Washington, ex-consultant du Pentagone et ancien de la Commission de contrôle, de vérification et d’inspection des Nations unies (ONU).
Ces échecs pourraient avoir résulté de difficultés de maîtrise technique, mais aussi d’éventuels sabotages américains. En 2014, Barack Obama avait donné son feu vert à des opérations d’entrave, notamment par le biais électronique, du programme balistique nord-coréen, a révélé, en mars 2017, le New York Times, sans parvenir à évaluer le succès du sabotage. Dès septembre 2016, le Nord a débuté ses premiers essais du tout nouveau moteur, d’une poussée de 80 tonnes, « suffisante au lancement de divers types de satellites » et pour envoyer une tête nucléaire aux Etats-Unis sur le missile Hwasong-14.
Les implications stratégiques sont colossales. Cette accélération a conduit le renseignement américain à revoir à la baisse son évaluation du temps encore nécessaire à Pyongyang pour disposer d’un arsenal suffisamment opérationnel pour frapper son sol, selon la presse américaine. De quatre ans – à douze mois près –, l’estimation est tombée à un an.
La Corée du Nord rencontrerait encore des difficultés sur la phase de retour dans l’atmosphère, lors de laquelle l’ogive est soumise à des chaleurs extrêmes, et elle n’est probablement pas capable d’une grande précision de ses tirs. Mais le sol des Etats-Unis est désormais à sa portée. C’est l’aboutissement de sa longue quête d’une dissuasion effective contre l’armée américaine. Le président Donald Trump, lui, avait fixé son seuil de tolérance dans un Tweet du 2 janvier, peu avant son entrée en fonctions : « Ça ne se produira pas ! »
Certains connaisseurs de la Corée du Nord soulignent la constance dont le pays a fait preuve. Il a subi les sanctions mais a profité de l’incapacité américaine à faire pression sur Pékin pour qu’il fasse entendre raison à son voisin et protégé nord-coréen, dont l’existence même est un pilier de la stratégie chinoise. Dans cette zone grise, les ingénieurs nord-coréens ont pu continuer à travailler.
Enigme
En 1999, le renseignement américain avait estimé que la Corée du Nord aurait la capacité d’atteindre les Etats-Unis autour de 2015, rappelle Bruce Klingner, ancien sous-chef de la division Corée à la CIA. « Nous n’étions pas loin. Si certains ont ignoré cette question, c’est parce que ses implications dérangeaient diplomatiquement et que c’est un pays qu’il est facile de ridiculiser et de ne pas prendre au sérieux, ajoute M. Klingner dans un entretien au Monde. Aujourd’hui, ce qui me surprend, c’est qu’on puisse se dire surpris. »
Une énigme demeure pourtant, et même les experts chevronnés des missiles balistiques ne parviennent pas pour l’heure à la résoudre. Comment la Corée du Nord est-elle passée d’une série d’échecs dans ses tests d’un missile d’une portée de seulement 3 000 km en 2016 à deux tirs réussis sur une portée trois fois plus longue l’année suivante ?
« Le même pays a travaillé pendant plus de vingt ans à adapter la technologie du Scud sur un plus gros missile, et voilà qu’il maîtrise en quelques mois seulement les missiles intercontinentaux », résume Markus Schiller, ingénieur aérospatial chez ST Analytics à Munich, joint par Le Monde.
Comme pour chaque nouveau prototype, les experts étrangers ont scruté les détails des photos des missiles tirés en juillet. Sur son blog, l’observateur allemand Norbert Brügge, l’un des mieux informés sur la prolifération balistique, a été le premier à mettre en évidence la ressemblance frappante entre le bas de ce nouveau vecteur et le moteur de type RD-250, monté à partir des années 1970 sur les missiles intercontinentaux soviétiques.
De nouvelles questions se posent alors. Pyongyang a-t-il mis la main sur les plans du RD-250 ou sur les moteurs eux-mêmes ? Et à quel moment : récemment ou lors de l’effondrement de l’URSS, lorsque certains ingénieurs russes et du bloc soviétique vendaient leur savoir-faire au plus offrant ?
L’effort d’acquisition de savoir-faire ne semble avoir jamais cessé. En juillet 2012, deux diplomates nord-coréens en poste en Biélorussie avaient été arrêtés en Ukraine après être entrés en contact avec un ingénieur d’une usine du groupe Yuzhnoye, dans la ville de Dnipro, un site de production historique du RD-250. L’ingénieur avait informé les autorités, qui avaient pu prendre les espions en flagrant délit en train de photographier des éléments d’un programme classé. Ils avaient été condamnés à huit ans de prison.
Propulseurs étrangers
Des officiels du renseignement américain, cités par l’agence Reuters, affirment que la Corée du Nord dispose désormais de ses propres capacités de production et « ne dépend pas d’importations pour ses moteurs ».
Une thèse que soutient Jeffrey Lewis, professeur à l’Institut Middlebury d’études internationales, dans le Vermont. « Je ne crois pas du tout au bond soudain. La Corée du Nord a un programme spatial depuis deux décennies et l’arrestation des Nord-Coréens en Ukraine remonte à 2012. Donc ça se profilait depuis longtemps », fait valoir l’expert de la lutte contre la prolifération qui anime aussi le site Arms Control Wonk.
D’autres sont convaincus que la Corée du Nord s’est procuré des propulseurs étrangers. « Copier un missile est si complexe qu’on est obligé d’adapter sa fabrication par rapport au modèle, car on n’est pas dans la tête de l’inventeur initial. En conséquence, il doit y avoir des ajustements visibles. Or là, la ressemblance est telle avec le missile soviétique qu’elle laisse penser que les Nord-Coréens ont mis la main sur du matériel original », dit l’ingénieur Markus Schiller.
Michael Elleman de l’IISS, qui a aussi travaillé pour le géant américain de l’armement Lockheed Martin, va beaucoup plus loin : il fait l’hypothèse controversée d’une acquisition récente. Car, si la Corée du Nord disposait d’un tel missile dans ses entrepôts depuis l’effondrement de l’URSS, pourquoi n’y a-t-elle pas eu recours plus tôt, l’avancement du programme balistique étant sa priorité nationale ? Il souligne que l’usine ukrainienne qui semblait tant intéresser Pyongyang en 2012 a particulièrement souffert des conséquences économiques de la guerre entre Moscou et Kiev.
Alors que la version originale du RD-250 compte deux chambres de combustion, M. Elleman dit avoir échangé avec deux personnes qui ont vu récemment dans l’usine de Dnipro une variante à une seule chambre, la version que semble utiliser Pyongyang. Si trafic il y a eu, il aurait pu se faire au cours des deux dernières années, expliquant l’accélération soudaine des capacités de Pyongyang, estime M. Elleman.
Le président ukrainien, Petro Porochenko, a dénoncé des « accusations absurdes » et ordonné une enquête afin de prouver que la thèse de Michael Elleman est « sans fondement ». M. Elleman, pour qui le gouvernement de Kiev n’était pas forcément au courant, reconnaît qu’il est possible que des missiles similaires soient stockés sur des sites de production russes et que sa focalisation sur l’Ukraine est une « déduction informée par élimination ». C’est-à-dire sans preuve matérielle et donc sujette à caution.
Harold Thibault
*LE MONDE | 22.08.2017 à 06h43 • Mis à jour le 22.08.2017 à 16h57 :
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/08/22/missiles-intercontinentaux-l-incroyable-bond-technologique-de-la-coree-du-nord_5174972_3216.html