TRIBUNE. En ces temps de discussion sur la réforme du code du travail, il n’est pas inutile de tirer un bilan des évaluations de l’accord social de « flexisécurité » signé en 1996 aux Pays-Bas, et de la loi du même nom appliquée depuis 1999. A la suite de nombreux travaux académiques sur le sujet, le Conseil scientifique au gouvernement (WRR) et le Centraal Plan Bureau (CPB) ont publié récemment des analyses nuancées et critiques sur l’augmentation de la flexibilité et le recul de l’emploi stable (cf. « Au bout de vingt ans de réformes du marché du travail, l’emploi trop flexible ? », Chronique internationale de l’Ires, septembre 2016).
Deux spécialistes, Paul De Beer et Ton Wilthagen, parlent d’une course vers le bas et d’une priorité donnée à la flexibilité externe aux dépens de la flexibilité interne. La principale organisation syndicale néerlandaise, la FNV, a d’ailleurs fait de la revendication de « vrais emplois » son thème de campagne principal depuis 2012.
Précarité et manque d’implication
Il a fallu du temps pour que soient mis en lumière les effets pervers de cette dérive, à moyen et long terme, soient identifiés : ralentissement de la productivité et de l’innovation, faiblesse de la formation permanente des travailleurs flexibles, manque d’implication de leur part dans l’entreprise, surexposition des moins qualifiés et des plus âgés à la précarité, transfert sur la collectivité de leurs risques sociaux liés à la maladie ou à l’inaptitude, trous dans la constitution de leur retraite, etc.
Les experts estiment que la part de l’emploi flexible était, en 2016, d’un travailleur sur trois, y compris les travailleurs indépendants qui représentent à eux seuls 10 % des actifs occupés. Et ceci sans compter le travail à temps partiel qui n’est pas reconnu aux Pays-Bas comme facteur de précarité tant il est courant à tous les niveaux de qualification. Un travailleur flexible sur quatre en 2012 n’avait pas réussi, quatre ans plus tard, en 2016, à accéder à un emploi stable. Les plus qualifiés tirent mieux leur épingle du jeu et sont plus nombreux à sortir de l’emploi flexible que les moins qualifiés (36 % contre 17 %).
A côté des CDD et de l’intérim classique, on a vu apparaître le « payrolling », c’est-à-dire la gestion par des entreprises spécialisées de salariés sélectionnés et dirigés par des entreprises utilisatrices. Ou encore le « contracting », la sous-traitance à une entreprise responsable de la fourniture de main-d’œuvre et de la réalisation de tâches simples de production.
Apparition de faux indépendants
Dans les deux cas, le personnel échappe à la convention collective de l’entreprise utilisatrice comme à celles de l’intérim. Aux marges de l’emploi standard à temps partiel, les normes de temps de travail se sont effritées au travers des contrats de travail « sur appel » ou les « contrats 0 h » (zéro heure).
Quant au travail indépendant, stimulé par de fortes déductions fiscales, il s’est profondément renouvelé sous la forme d’emploi indépendant « sans personnel », équivalent des autoentrepreneurs, avec son lot d’abus comme l’apparition de faux indépendants qui ont déstabilisé les marchés du travail dans le bâtiment ou les transports, selon le sociologue Jan Cremers. Enfin, ces différentes formes de flexibilité se combinent, et se compliquent encore par le recours à de la main-d’œuvre étrangère détachée.
La loi Flexisécurité de 1999 avait aussi ouvert aux partenaires sociaux la possibilité de déroger, en mieux comme en moins-disant, aux dispositions de régulation nationale des contrats temporaires. Les accords d’entreprise n’étant pratiqués que par les très grandes entreprises aux Pays-Bas, les négociations ont lieu au niveau des branches.
Innovation sociale théorique
C’est la branche de l’intérim qui a ouvert la voie dès 1999. A côté de garanties sociales en matière de formation et de retraite, les deux accords du secteur ont mis en place un phasage permettant à un intérimaire d’accéder au CDI au bout de 3,5 ans de travail avec une même agence d’intérim. Si cela est apparu alors comme une innovation sociale, les 10 ans qui ont suivi ont montré qu’elle est restée théorique : les (rares) estimations du taux d’intérimaires passés en CDI fluctuent entre 6 % et 20 %, la plupart ayant quitté le secteur de l’intérim entre-temps.
A travers dix ans d’observation de onze branches professionnelles, la sociologue Hesther Houwing a montré en 2010 que le contexte de crise, la concurrence internationale et les pénuries de main-d’œuvre professionnelle ont conduit de nombreux accords collectifs à augmenter le nombre de CDD successifs au-delà des trois fixés par la loi et à réduire le délai de carence entre deux enchaînements de contrats.
Si les dérogations ont parfois été plus favorables aux précaires, la tendance dominante a été d’accentuer la flexibilisation de l’emploi. Au cas par cas, secteur par secteur, la fragilisation de la situation des travailleurs flexibles a été souvent concédée par les syndicats en échange de la protection de l’emploi stable, en contradiction avec l’objectif de l’accord Flexisécurité.
Quelques brèches colmatées
Après la crise de 2008 et plusieurs programmes d’austérité, le climat a changé sous l’effet de l’augmentation du chômage. L’emploi flexible est vu par les organisations syndicales comme une menace grandissante, et le gouvernement a besoin de se concilier les partenaires sociaux pour faire passer ses réformes. Moyennant des concessions syndicales majeures sur les réformes du licenciement et du chômage, les partenaires sociaux ont colmaté quelques brèches dans un accord social signé en en avril 2013, suivi par trois lois.
La première resserre la durée maximale de travail en CDD à deux ans et verrouille les dérogations à leur usage (six CDD au maximum sur quatre ans, limitation aux secteurs pouvant justifier des contraintes d’activité). La seconde rend responsables les donneurs d’ordre du paiement des salaires en cas de défaillance ou de fraude des intermédiaires de main-d’œuvre. Enfin, une réglementation fiscale encadre le travail indépendant en exigeant des cocontractants une attestation de non-subordination du prestataire à l’égard du donneur d’ordre, et les moyens de lutte contre le pseudo-travail indépendant ont été renforcés.
Il n’est pas sûr que ce soit suffisant pour faire rentrer « le génie dans la lampe », comme le dit joliment la juriste hollandaise Klara Boonstra, ou le diable dans sa boîte, comme diraient les Français. Alors autant ne pas le laisser en sortir…
Marie Wierink (Chercheure associée à l’Institut de recherche économique et sociale/IRES)