Dans la mythologie perse, on raconte que Dehak, un roi assyrien cruel et diabolique, exigeait du peuple qu’il lui livre ses enfants afin de nourrir les serpents incrustés sur son épaule. Après avoir ainsi perdu seize garçons et filles, un forgeron répondant au nom de Kawa refusa de livrer son dix-septième enfant au sacrifice, et s’en alla tuer le tyran. Le peuple libéré, Kawa monta au sommet de la montagne et alluma un feu. Le Newroz (« nouveau jour »), qui célèbre le nouvel An et le premier jour du printemps, commémore le soulèvement des descendants des enfants sauvés : les Kurdes.
Des siècles plus tard, les Kurdes de Turquie, de Syrie, d’Iran et d’Irak font toujours face à une tyrannie aux multiples visages : l’Organisation Etat islamique, la dictature de Bachar al Assad et celle du gouvernement Recep Erdogan. Trois fronts pour un peuple qui lutte et se bat sans relâche pour s’émanciper du totalitarisme, de l’obscurantisme, du sexisme et du capitalisme.
Cette année, 21 mars 2016, avec un camarade du NPA et Yekbun, interprète du Centre démocratique du Kurdistan de Paris, nous arrivons à Diyarbakir, une ville de plus d’un million d’habitants située au Kurdistan, dans le sud-est de la Turquie. Nous rejoignons les délégations internationales présentes sur place depuis quelques jours, dont les Français (des militants de la Coordination nationale de solidarité avec le Kurdistan, d’Amitiés Kurdes de Bretagne, d’Amitiés kurdes de Lyon, de Solidarité et Liberté Marseille, de France Kurdistan, du Mrap, du PCF, du PG, du NPA…). Nous sommes venus soutenir le rassemblement politique du Newroz, convoqué par le Parti démocratique des peuples (HDP). Fondé en 2013 par l’alliance de plusieurs partis turcs et kurdes, de la gauche radicale et de l’extrême gauche, et de diverses associations, ce parti est aujourd’hui représenté à l’Assemblée nationale de Turquie (plus de 10% des suffrages). Son projet politique est principalement porté par le Parti de la paix et de la démocratie (BDP), lui-même inspiré par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Le PKK est une organisation politique et militaire créée en 1978 ; Abdullah Ocalan, son dirigeant, est incarcéré sur l’île-prison d’Imrli depuis 1999 pour actes considérés comme terroristes.
Le HDP est aussi dans la ligne de mire du gouvernement Erdogan. De fait, rompant avec le processus de paix initié en 2013, le pouvoir turc a relancé la guerre dans le sud-est de la Turquie, à majorité kurde, et perpétré des massacres de plusieurs dizaines de civils, notamment à Diyarbakir, ainsi que dans la ville de Cizre. A Istanbul, les arrestations arbitraires et les assassinats ciblés contre les opposants se multiplient. A Ankara, en octobre dernier, deux explosions meurtrières non revendiquées ont fait 97 victimes parmi les participants d’un meeting public du HDP. Plus généralement, syndicalistes, militants, avocats, universitaires, journalistes sont en proie à la répression. Exemples : prison ferme pour être en possession d’un tract du HDP, avoir enseigné la kurdologie, diffusé des photos établissant distinctement le fait selon lequel les services militaires turcs passent des armes à des djihadistes à la frontière turco-syrienne…
Vu du ciel, Diyarbakir ressemble à un immense jeu de dominos qu’on aurait posé sur une plaine : une multitude de blocs d’habitations flambant neuves, souvent inhabitées, s’additionnent à l’infini tels des rangs militaires. Partout, le même copier-coller architectural : une dizaine de barres d’immeubles, regroupées en carré, avec une aire de jeu placée au beau milieu. Le pouvoir turc pousse à l’urbanisation et organise l’exode rural. Yekbun me glisse à l’oreille : « Quand le premier domino va tomber, les autres suivront d’un seul coup… Le problème, c’est de savoir dans quelle direction ça va aller. » En effet, tout paraît instable et incertain dans cette ville en devenir qui vote HDP – ce que Recep Erdogan ne pardonne pas. L’occupation militaire turque impose une drôle de cohabitation avec d’un côté le peuple en mouvement, soutenu par le HDP et le YPS (Unité de protection civile kurde qui résiste à l’occupation) et, de l’autre, l’armée et les unités spéciales du gouvernement. Ces dernières sont omniprésentes : checkpoints au coin des rues, chars blindés tous les cent mètres, troupes déployées. C’est un véritable état de siège, où règne une tension permanente. Une femme kurde qui a vécu en France quelques années m’accoste : « On se pensait chez nous, on ne l’est pas vraiment ! » De chaque côté, on se toise ou on s’ignore, c’est selon. Malgré tout la vie continue, les commerces ouvrent, les vendeurs à la sauvette battent le pavé, les piétons s’activent en tous sens et échappent par miracle aux véhicules qui foncent vers eux en bravant les feux, les codes et la raison. Au Kurdistan, la conduite, elle aussi, est en guerre. Le taxi qui nous conduit en trombe au rassemblement du Newroz semble ignorer les bases de la prévention routière. Concentré sur sa destination, il ignore ce qui lui fait face, persuadé qu’une bulle magique lui ouvrira la voie. A peine à l’arrêt, un soldat se précipite vers nous et nous hurle de déguerpir, l’air inquiétant et les gestes menaçants. Nous n’entamons pas le dialogue avec son arme. Les barrages militaires et policiers se succèdent. Les forces de l’ordre présentent des têtes sombres et fermées, regards hostiles et parfois haineux. Elles tentent de gérer le flux de manifestants qui se dirigent en cortège sur les lieux du rassemblement. L’épreuve de force débute d’emblée et chacun cherche à démontrer qu’il est en possession des lieux. L’armée étale son arsenal militaire et répressif ; les Kurdes, en tenue de guérilla, clament une fois les barrages passés des slogans séditieux : « Le printemps est là, vous allez moins rigoler ! » (l’hiver est la saison la plus favorable à l’armée et la plus difficile pour la guérilla qui doit d’abord faire face aux conditions rugueuses de la montagne), ou encore « Notre seul président, c’est Ocalan ! ». Bien des contrôles et des fouilles plus tard, nous rejoignons une esplanade pleine à craquer. Des dizaines de milliers de personnes se tiennent là, jeunes, moins jeunes, hommes et femmes, avec ou sans voile, à l’occidentale ou en costumes traditionnels. Tous chantent, dansent en faisant des rondes, scandent des slogans puis se figent quand retentit l’hymne de la résistance. Là, à l’unisson, un océan de doigts en V (victoire) se déverse sur la plaine. Les règles de l’ordre établi n’ont plus d’importance : à cet instant, chacun sait, de part et d’autre de la barricade, qui tient véritablement la place.
Plus tard, dans le quartier populaire du centre-ville de Diyarbakir, à Sür, la terreur reprend ses droits. Nous sommes contraints de franchir un checkpoint hostile tous les 30 mètres pour accéder à l’avenue qui mène à ce qu’il faut désormais appeler « les lieux du crime ». Il y a quelques semaines, face à la répression du gouvernement Erdogan, des centaines d’habitants, des jeunes notamment, ont monté des barricades et se sont soulevés. Les rues dépavées en témoignent. Puis ils ont pris les armes pour se défendre des tirs de l’armée en constituant des unités de protection civile (YPS). Rideaux de fer arrachés, impacts de balles dans les murs et les vitres, bâtiments éventrés évoquent la violence de la répression. Malgré tout, ici aussi la vie continue, mais à voix basse, comme si la tempête de haine occupait encore les esprits. Même le bazar semble aphone. Les sinistres unités spéciales d’Erdogan, souvent recrutées chez d’anciens combattants de la guerre des années 1990, plastronnent et nous fusillent du regard. Des policiers en civil nous suivent sans se cacher : nous ne sommes pas les bienvenus. Certains habitants du quartier tentent non sans crainte de discuter avec nous. Un tag fraîchement écrit par les unités spéciales turques menace : « Nous allons en finir avec vous les Kurdes ! » Lorsque nous constatons que de grandes bâches blanches tenues par des checkpoints obstruent la vue et le passage de plusieurs ruelles, notre sang se fige. Derrière, le théâtre des massacres perpétrés se tient à huis clos. Il y a quelques jours, plus d’une centaine de civils ont été tués, souvent calcinés. Les familles doivent se battre pour récupérer les corps. En France, ces événements passent inaperçus. Un sentiment de colère et d’impuissance m’envahit. Yekbun garde sa confiance inébranlable et me dit sans lâcher les policiers des yeux : « La paix l’emportera nous vaincrons l’autoritarisme, pour le Kurdistan comme pour toute la Turquie ! » Un militaire nous fait un signe obscène. Ceux-là sont des militants de la cause nationaliste, prêts à tuer de nouveau. Derrière son épaule, à quelques mètres, j’aperçois un tag qui clame : « Vive le Kurdistan, PKK ». Ils n’effaceront pas tout.
De nombreux Newroz se sont tenus dans les villes de Turquie, contre les interdictions gouvernementales. Nous tentons de rejoindre la ville de Cizre, située près de la frontière irakienne, pour y célébrer le nouvel An kurde. Ville enclavée, carrefour vers les pays limitrophes, Cizre est une cité stratégique qui a eu « le mauvais goût » de voter majoritairement HDP aux élections. Un affront que le pouvoir central veut faire payer au prix fort. Des dizaines d’habitants ont ainsi péri dans les massacres commis par les unités spéciales. Le maire de la ville a été assassiné. Sur la route, à une soixantaine de kilomètres, une longue file de camions stationnés sur le bas-côté laisse présager le pire. Nous descendons du véhicule et faisons le chemin à pied. Face à nous, un barrage militaire, avec sacs de sable, canons à eau, chars blindés et mitrailleuses braquées dans notre direction. Une double rangée de militaires ferme la route. Impossible de passer. Les pourparlers des élus et des députés HDP n’y font rien. Les premières sommations retentissent. Je ne peux m’empêcher d’observer les réactions fébriles et maladroites des appelés de l’armée turque ; ils sont si jeunes, trop jeunes. Je les vois qui vérifient à plusieurs reprises que le cran de sécurité de leur arme est bien enclenché. Ces jeunes n’ont pas l’air de croire à la guerre que mène le gouvernement contre les Kurdes, à cette croisade qui les transforme en chair à canon. Le co-président national du HDP apparaît et fait une déclaration de protestation : « Le HDP propose une semaine de plus au gouvernement turc afin de laisser une dernière chance à la paix. » Après, ce sera la guerre. Sur le retour, nous faisons une escale dans la ville de Mardin, haut perchée sur les flancs de montagne. Chargée d’histoire, elle vit pourtant au rythme de cette tragique actualité. Les ruelles et les escaliers qui traversent des constructions vieilles de centaines d’années nous emmènent à la terrasse d’un café où nous prenons l’énième thé traditionnel de la journée. Face à nous, la plaine de Mésopotamie, berceau de l’humanité, s’étale à perte de vue. Face à nous, au loin, la Syrie, la région du Rojava et la ville de Kobané. Là-bas, un nouvel espace expérimental s’est ouvert pour les Kurdes depuis l’année 2011. Dès le début de la révolution syrienne, le régime d’Assad a délaissé ce front, « abandonnant » un temps la région aux Kurdes. Depuis, dans les villes et les villages, les unités révolutionnaires kurdes (YPG) tentent l’autogestion selon les principes du « confédéralisme démocratique ». A l’image des villes du sud-est de la Turquie. Yekbun m’explique que les circonstances de la guerre poussent à organiser la démocratie du bas vers le haut, en décidant et en administrant un maximum de choses localement. Cette autonomie et cette décentralisation démocratique allègent d’autant les compétences supérieures. Et, en effet, les équipes municipales qui s’activent dans les mairies centrales tenues par le HDP paraissent portion réduite si on les compare aux bataillons bureaucratisés des grandes villes occidentales. Leur tâche revient essentiellement à coordonner les décisions déjà prises dans les quartiers et les districts. Un homme sur la terrasse vient discuter avec nous : c’est un combattant de Kobané. Un parmi tous ceux et toutes celles qui ont bravé la fermeture de la frontière turco-syrienne pour résister à Daech aux côtés de leurs frères et sœurs de Syrie.
A l’époque, les puissances occidentales disaient supporter les combattants kurdes. Le corridor humanitaire, économique et militaire, réclamé par le YPG afin que les armes et les combattants puissent parvenir, n’a pourtant jamais été accordé. Les puissances impérialistes occidentales, à commencer par l’Etat français, ont préféré chercher à se substituer aux forces en présence et passer du rien ou tout : de l’indifférence aux frappes aériennes ingérentes et inefficaces. Quant au gouvernement d’Erdogan, qui a toujours droit au tapis rouge élyséen, il impose ses positions anti-kurdes à l’UE en menaçant d’ouvrir les frontières aux réfugiés des guerres. Il obtient même 3 milliards d’euros supplémentaires au titre de l’accord récemment passé avec l’Europe, qui l’engage à reprendre les migrants arrivants en Grèce, y compris les Syriens. Comble du cynisme, Erdogan obtient aussi la garantie que le PKK, qui combat courageusement l’Etat islamique au corps à corps, reste sur la liste des organisations terroristes reconnues par l’UE.
A Mardin, vivent des Kurdes, des Arabes, des Assyriens, des Arméniens, des Yéménites. Yekbun insiste sur le fait que le combat kurde n’est pas, ou plus, une lutte séparatiste vis-à-vis des autres peuples. Au contraire, ils se battent en faveur d’une autonomie régionale confédérée aux autres régions, incluant toutes les populations locales quelles que soient leur culture, leur langue ou leur religion. Il évoque aussi le droit des femmes, et m’explique que pour imposer l’égalité, la parité des postes (chaque poste de direction est un binôme), il a fallu et faut encore vaincre les réticences et les archaïsmes. Il parle des réflexes tribaux et féodaux. Au fond de moi, je ne peux m’empêcher de penser qu’ils sont pourtant en avance sur nous. Les femmes occupent réellement tous les postes, à tous les étages de l’organisation sociale, démocratique, politique et même militaire.
De retour à Diyarbakir, on nous annonce que la route est barrée : une bombe a explosé, trois policiers ont été tués. La nuit, au loin, l’écho de tirs de mortiers et de rafales rappelle jusque dans notre sommeil que cette lutte pour l’émancipation humaine, sociale, politique et féministe, s’effectue dans les contraintes de l’exercice militaire.
Ce séjour express m’a paru une éternité. Je traîne avec moi le sentiment contradictoire d’être parti loin dans un pays inconnu, auprès d’un peuple qui m’est pourtant si familier. Si tant de choses nous séparent, bien plus nous unissent. L’eldorado des anticapitalistes n’existe nulle part. Nos générations sont nées politiquement sans modèles préétablis. Et c’est tant mieux. Aujourd’hui, des expériences nouvelles sont menées. Nous devons les suivre de près, les soutenir et en tirer le meilleur. Le PKK est un courant dont la filiation marxiste provient d’une autre variante que la mienne. Tirant les enseignements du passé à leur manière, il ose se frotter aux idées autogestionnaires et horizontalistes alors que ses origines politiques sont profondément verticalistes. Chacun progresse au contact des périodes dans lesquelles il évolue. Ce qui est vrai pour eux l’est aussi pour nous. Ce peuple qui a été amené à prendre les armes, et qui les tient encore, pense toutefois que l’arme la plus efficace reste la conscience que l’on acquiert de soi. Une arme qui nous relie au-delà des frontières.
De cette conscience revivifiée, pourrons-nous peut-être comprendre que la bataille qui se joue au Kurdistan est aussi la nôtre. Une issue dont dépend l’avenir de la Turquie, mais aussi de la révolution syrienne qui n’a pas dit son dernier mot. Les victoires des Kurdes seront les nôtres, leurs défaites aussi. Ils sont aussi un rempart contre les attentats auquel Daech n’est pas prêt de renoncer sur notre territoire, et ce d’autant que l’Etat français s’entêtera à mener ses guerres. Il est grand temps de lever la chape de plomb qui pèse sur cette question en France au nom des relations diplomatiques cordiales et des échanges économiques fructueux que le gouvernement français entretient avec Monsieur Erdogan. Nous devons renforcer le combat mené par des associations de solidarité trop souvent esseulées. Commençons par obtenir au plus vite cette mesure élémentaire : sortir le PKK de la liste des organisations terroristes.
Olivier Besancenot