« Ensemble pour un environnement sain, pas de cyanure sur la terre nubienne, non aux entreprises de la mort et de la destruction »
Depuis deux ans, les luttes des populations soudanaises s’intensifient contre l’implantation de sociétés minières utilisant le mercure ou le cyanure dans le processus d’extraction de l’or.
Afin de compenser la perte des revenus pétroliers qui assuraient, avant la scission du Soudan du Sud en 2011, l’essentiel des recettes d’exportation et le tiers des revenus de l’État, le gouvernement soudanais a misé sur le développement de l’industrie aurifère. Dès 2012, le Président du Soudan inaugurait à Khartoum la troisième raffinerie d’or d’Afrique, une entreprise publique. Les chiffres fournis par la Banque centrale montrent que l’or représentait en 2009 1 % des exportations, puis 15 % en 2011 et 30 % en 2014. [1]
L’extraction sauvage concernerait néanmoins la majorité de la production ; en 2016, seul un tiers de l’or extrait aurait été acheté par la Banque centrale, à l’encontre de l’objectif affiché par les autorités au départ. Or en 2017, le ministre des Minerais, Ahmed Al Karori a déclaré : « Il y a 361 entreprises minières enregistrées, toutes utilisent du cyanure » [2] . Si telle est la situation dans le secteur officiel, on n’a pas de mal à imaginer ce qui se passe dans les mines d’orpaillage sauvage.
Les dangers du cyanure et du mercure sont tels qu’une série de pays ont adopté des législations, à défaut de toujours les mettre en pratique : le Parlement européen a voté l’interdiction des cyanures dans les technologies minières le 5 mai 2010, dans la foulée de la catastrophe de Baia Mare en Roumanie lorsqu’en 2000, trois millions de personnes avaient été intoxiquées par de l’eau contaminée. En mai 2017, l’UE et sept de ses États membres ont ratifié la convention de Minamata (Japon) sur le mercure de 2013, signée par 128 pays. De leur côté, deux pays ont pris des décisions unilatérales : le Costa-Rica a interdit en 2010 les mines d’or à ciel ouvert et l’utilisation de cyanure et de mercure, et le Salvador a interdit en mai 2017 les exploitations de mines de métaux.
Au Soudan, on estime à deux millions les travailleurs de l’industrie aurifère, ce nouveau débouché ayant attiré des victimes du réchauffement climatique, de la sécheresse, de la baisse des revenus agricoles, des conflits, et ayant suscité des déplacements de populations. Il est aussi à la base du financement de certains groupes armés.
En l’absence de lois réelles en matière de santé et de sécurité, sans assistance médicale, les travailleurs, du secteur officiel ou non, ont progressivement été atteints de maladies et on a vu une augmentation du taux des cancers dus à la vapeur du mercure ou à l’ingestion accidentelle de cyanure ; les populations voisines des mines sont également atteintes, les rejets des entreprises étant déversés n’importe où, s’infiltrant dans la nappe phréatique et contaminant humains, oiseaux, bétails, cultures. Enfin, une quantité non négligeable de ces déchets a été déversée ou est arrivée dans les eaux du Nil pour arriver jusqu’en Méditerranée, ce qui menacerait à terme, d’après une alerte de 2015 [3], 100 millions d’Égyptiens et de Soudanais.
Des années de luttes contre l’usage du cyanure
Les mobilisations commencent en ordre dispersé, en divers points du pays et progressivement.
Dès 2014, il a été constaté un taux inhabituellement élevé de cancers dans la région de Wadi Halfa, près de la frontière égypto soudanaise, puis la population de Wadi Halfa signale la mort massive de poissons dans le lac Nasser, (ou lac de Nubie dans sa partie méridionale) c’est à dire en amont du barrage d’Assouan, confirmée par un rapport émanant de l’université de Khartoum [4] faisant état d’un taux élevé de mercure et d’autres produits dans le lac.
Dès 2015, des manifestants prennent la rue à El Bowga (État du fleuve Nil) pour protester contre l’utilisation de substances toxiques par les sociétés aurifères de la région. A Dalgo (Etat du Nord), les populations manifestent dès janvier pour exiger sous quinze jours l’arrêt des industries utilisant le cyanure et le mercure. Six mois auparavant ils avaient déjà menacé de couper l’alimentation en électricité de sept de ces sociétés. Dans la zone d’Al Batana (État de Gedaref), les habitants en colère mettent le feu à des infrastructures d’une société de résidus miniers pour protester contre l’autorisation accordée à la construction d’une usine utilisant du cyanure dans des zones habitées et à proximité de l’usine source d’eau de la région. Les habitants de dix villages manifestent devant le conseil législatif de Gedaref. Selon Sudan Tribune [5], le ministre de la planification urbaine aurait retiré dans la foulée de la mobilisation l’autorisation donnée à la construction de l’usine. Des habitants des villages riverains de Sawarda (État du Nord) manifestent à leur tour contre l’usage du cyanure dans une usine près d’une station d’eau.
En avril 2016, la population d’Alliri (Etat du Sud Kordofan) manifeste contre l’exploitation aurifère avec processus de cyanuration et s’en prennent au gouverneur, qui s’enfuit sous protection policière. Les manifestants mettent le feu à des infrastructures de ces sociétés. En novembre de la même année, une nouvelle mobilisation voit le jour contre la construction d’une usine d’or à Kadugli (État du Sud Kordofan), entreprise qui est la propriété du gouverneur lui-même et la même qui s’était heurtée à l’opposition des populations d’Alliri. En novembre, les populations d’Abu Jubeiha (Etat du Sud Kordofan) remettent un mémorandum au gouverneur exigeant l’arrêt immédiat de trois entreprises aurifères.
En septembre 2016, des habitants des villages de la zone de Sawarda manifestent contre l’utilisation du cyanure par une entreprise aurifère à proximitié d’une station d’eau et exigent la fermeture de l’entreprise.
2017, les luttes se radicalisent
En 2017, les mobilisations se multipliént et s’amplifient dans l’ensemble du pays. La population de Sebu (Etat du Nord) refuse l’implantation d’une nouvelle usine d’extraction d’or à Dalgo, et rejette les propositions d’« enquête » formulées par le gouverneur. S’en suivent quatre jours de manifestations des populations des localités voisines, et les parents refusent d’envoyer les enfants à l’école. Le gouverneur doit faire machine arrière et retire la licence d’exploitation. Le 17 janvier, les habitants d’Abou Sarah (Etat du Nord) manifestent pour la délocalisation de l’entreprise aurifère turque TAHE International Metal Mining.Inc.
Dès février, les mobilisations reprennent à Sawarda (Etat du Nord), à Talodi et Abu Jubeiha (Etat du Sud Kordofan) contre l’utilisation du cyanure.
Le commissaire de Talodi aurait immédiatement promis de faire fermer l’usine d’Al Hadaf Company. Les manifestants donnent 72 heures à l’administration de l’usine pour démanteler cette dernière. A l’expiration du délai, le 25 février, les habitants convergent sur l’usine et mettent le feu aux équipements et aux véhicules, entraînant l’incendie du site et contraignant les ouvriers à fuir. Deux manifestants sont blessés lors de l’intervention des forces de police. Les manifestations reprennent en mars.
L’usine d’Abu Jubeiha doit arrêter de fonctionner, mais reprendra par la suite son activité, suscitant la colère des habitants. D’autres manifestations de populations de plusieurs villages ont lieu aussi contre l’implantation d’une nouvelle entreprise aurifère à Bajun, toujours dans l’Etat du Sud Kordofan.
A Sawarda (État du Nord), les résidents coupent en avril l’alimentation en électricité de l’usine utilisant le cyanure, donnent un délai pour son démantèlement et organisent un sit-in avec des tentes sur le site. Ils ajoutent à leurs revendications les poursuites contre un agent de sécurité qui avait blessé deux manifestants venus inspecter les installations électriques ; les manifestants barrent la route d’accès aux sites miniers. Le préfet annonce la fermeture de l’usine d’or de Sawarda, à la grande satisfaction des habitants qui ne baissent pas la garde jusqu’à la fermeture effective, d’autant plus que les militants apprennent que celle-ci va être « retardée ». Et en mai, les militants annoncent leur refus de reprendre les négociations après l’expiration du délai de trois semaines pour le démantèlement du site.
En mars et en avril, les mobilisations repartent de Sodari (Etat du Nord Kordofan) pour exiger la fermeture d’une usine à proximité des habitations. L’année précédente, le délégué de la région avait fait un discours à la mosquée et poussé les habitants à manifester, or il affirme maintenant que l’usine utilise un produit alternatif au cyanure, « non toxique », un argument qui n’emporte pas l’adhésion des populations qui remettent un mémorandum avec un délai de 72 heures pour fermer l’entreprise. Des manifestants sont interpellés.
En mai, les habitants des villages de Mahas et Sukut manifestent à Humeid (localité d’Halfa, État du Nord) contre l’implantation de deux usines d’extraction aurifère utilisant le cyanure et plantent une tente à 400 mètres de l’une des usines détenue par Al Hasour Mining Company, fondée en 2012. En juillet, ils manifestent à nouveau à Himeid, la manifestation est dispersée par la police.
Toujours en juillet 2017, c’est au tour des habitants d’Al Nayim de la localité d’Um Kedada, (État du Darfour Nord) de donner un délai de 72 heures au gouvernement pour retirer une usine d’or, autorisée par l’État à proximité d’un village et utilisant du cyanure. C’est une usine qui avait été délocalisée du Kordofan du Sud d’où elle avait été chassée.
Structures d’organisation
Il ne s’agit là que de quelques exemples de luttes ayant utilisé manifestations, blocages de routes, ruptures d’alimentation ou mises à feu des infrastructures. Mais bien d’autres moyens de lutte sont mis en œuvre. Les populations s’organisent en comités de citoyens comme à Abu Jubeiha, Abu Sarah ou Sodari, ou en structures regroupant plusieurs villages ; c’est ainsi que la mobilisation à Sawarda est partie d’un comité « six partite » regroupant les localités lésées par l’entreprise : Sawarda, Arou, Ashimtou, Kouika, Abboud et Wawa, et à Himeid, d’un comité « cinq partites », soit cinq villages, etc. Ces comités font de l’information, relayés aussi au niveau régional, comme le Comité populaire pour la protection de l’environnement dans l’État du Nord, le comité national pour la protection de l’environnement dans le Sud Kordofan, ou encore le conseil des jeunes du Kordofan occidental. Ces comités mettent en garde les habitants contre les dangers sanitaires et environnementaux de l’utilisation du cyanure. Des plaintes et doléances sont déposées, à l’instar de celle des résidents des Etats du Nord Kordofan, du Kordofan occidental, du Darfour Est et de la Mer rouge déposée auprès du parlement soudanais.
Les revendications
Les populations refusent tout atermoiement et ne transigent pas ; les slogans et les banderoles sont peu ou prou les mêmes dans tout le Soudan « Non au cyanure » « Non aux usines de la mort », « Nous avons pris une décision, l’usine est nuisible » (ce qui rime en arabe) parfois assorties d’autres revendications « Non au cyanure, oui à l’électricité » comme à Mahas, un dispensaire, des routes, des écoles et un périmètre sur pour leur village (Abou Sarah) ou la redistribution des revenus de l’or pour le développement des régions.
La jonction avec les luttes nubiennes
« Pas de cyanures sur la terre des Nubiens »
Si les luttes ne sont pas toutes reliées organisationnellement, les informations circulent et les populations savent qu’elles ne sont pas seules. Ce combat contre les entreprises toxiques a pris une autre dimension dans les régions nubiennes, là où il s’est doublé d’une lutte pour la survie des populations. En effet, après la construction du barrage d’Assouan, qui a chassé plus de 100 000 Nubiens de leurs terres, le projet de construction de trois nouveaux barrages sur le Nil à Dal, Kagbar et El Shereik (Etat du Nord) a entraîné ces dernières années de nouvelles mobilisations contre ces ouvrages qui entraîneraient le déplacement de 20 000 personnes et la disparition de 500 sites archéologiques. C’est tout naturellement que les militants anti barrages et leurs structures (Comités des jeunes contre les barrages de Dal et Kajbar, Union des étudiants nubiens, etc) se sont joints aux militants anti cyanure, notamment dans les luttes de l’État du Nord. Il en va de la survie des Nubiens, de leur histoire, de leur patrimoine enfoui sous les eaux du Nil, ou découvert lors des forages des sociétés aurifères, volé et vendu à prix d’or à l’on ne sait qui, et de leur vie tout court. Les banderoles traduisent cette jonction : « Ensemble pour un environnement propre sur la terre des Nubiens, non au cyanure, non aux entreprises de la mort et de la destruction » (Sodari, avril 2017), les slogans peints sur l’asphalte des routes aussi : « Non au cyanure sur la terre des Nubiens ».
Les slogans allusifs à « une extermination par d’autres moyens » sont très clairs. Et les accidents par suffocation dans les mines (Atmur, État du Nord, 28/2/2017), l’épidémie de choléra actuellement en cours au Soudan et qui commence à faire des ravages dans les mines sauvages d’extraction d’or, sans que les infrastructures hospitalières ne soient en mesure de faire face (Dalgo, État du Nord, août 2017), ne sont pas là pour apaiser les esprits. En août 2017, la colère ne cesse de s’amplifier, avec ce nouveau bilan de 60 000 palmiers incendiés en trois ans à dessein, dans le but de dévaloriser le prix des terres et de revoir à la baisse les dédommagements prévus pour les Nubiens chassés de leurs terres par les projets de barrages…
Les réponses gouvernementales
Face à ces mobilisations, il y a eu quelques victoires, là où les usines n’ont pu s’implanter,.. mais se sont implantées ailleurs, des promesses de fermeture rarement tenues, des propos lénifiants sur l’usage de produits alternatifs non toxiques dont le nom n’a pas été cité. Il y a eu partout la mise sous protection policière des sites d’extraction d’or, des interpellations de militants qui informent sur les dangers du cyanure comme à Al Goz (Etat du Sud Kordofan) en janvier dernier, des réunions d’information sur le cyanure empêchées de se tenir, des manifestations dispersées, quelques blessés, et des militants venant de Khartoum empêchés de rejoindre les manifestants. Si un député indépendant, Bakri Abdallah Salma, a mis en garde le 26 mai 2017, contre cette politique, c’était plus pour mettre en garde contre une situation « explosive » issue du passage en force de l’utilisation du cyanure dans les usines, car pouvant être utilisée par le Mouvement populaire pour la libération du nord Soudan, armé, et pour demander l’éviction du gouverneur après l’incendie à Talodi, et non pour exiger la fermeture des usines utilisant le cyanure. Enfin, le ministre des Minerais qui avait reconnu l’utilisation du cyanure dans toutes les usines agréées a affirmé lors de la même réunion que « 90 % des opérations de l’extraction de l’or en Afrique, Chine, Australie, Russie et Canada, utilisent le cyanure », comme pour se justifier, et de conclure qu’une loi « devrait être promulguée pour mettre en œuvre un plan national pour la réduction du mercure et la recherche de solutions de rechange sures » [6]. La « réduction » ne concernerait que le mercure et rien n’a été dit du cyanure.
Le nouveau ministres des minerais, Hashim Ali Mohammad Salim, nommé le 11 mai dernier à l’occasion du remaniement gouvernemental, infléchit un peu le discours de son prédécesseur. Il entend redistribuer aux Etats un pourcentage des revenus de l’or, qu’il ne chiffre pas, ordonne la suspension des activités de toute entreprise qui ne répondrait pas aux normes environnementales [lesquelles ?], envisage de cesser l’utilisation du mercure d’ici 2020 et de tester le matériel de la compagnie turque « Ottoman » qui compte lui vendre de nouvelles machines pour l’extraction de l’or sans l’utilisation de mercure ou cyanure. D’ici là, à défaut d’interdire le cyanure, il faudra « mettre un couvercle dessus » [sic]. Il est vrai que ce qui est en jeu est une.. manne d’or.
Luiza Toscane, 31 août 2017