La Chine de Xi Jinping manque singulièrement d’initiative sur le dossier nord-coréen. Elle n’a pu qu’observer, alors que des bombardiers américains ont effectué, samedi 23 septembre, leur vol le plus au nord de la zone démilitarisée, le long de la côte nord-coréenne, du XXIe siècle. Le même jour, le président américain menaçait de faire « bientôt disparaître » le régime, tandis que Ri Yong-ho, le ministre des affaires étrangères nord-coréen, qualifiait Donald Trump de « personne dérangée ». Dans ce contexte, s’accordent les observateurs, Pékin ne peut pas ne pas avoir de « plans d’urgence » en cas de grabuge. Mais ne les partage pas.
Dans les milieux d’experts chinois, des voix s’élèvent pour inciter la Chine à plus de clarté. Dans une tribune publiée le 11 septembre par le site universitaire australien East Asia Forum, Jia Qingguo, doyen de la faculté de relations internationales de l’université de Pékin, constate que « la Chine a longtemps résisté à l’appel des Etats-Unis et de la Corée du Sud de s’entretenir avec eux de plans d’urgence sur la Corée du Nord ». Or, elle « n’aura peut-être bientôt plus le choix ».
Il s’agit d’abord de « s’entendre sur une prise de contrôle de l’arsenal nord-coréen pour éviter tout risque de prolifération ». Pékin doit ensuite discuter de comment endiguer une vague de réfugiés en provenance du Nord, par exemple en envoyant ses troupes au-delà de la frontière « établir des camps d’accueil ».
En cas de « crise » – c’est-à-dire d’écroulement du régime – il convient « de mettre en place une force capable de restaurer l’ordre intérieur » – des troupes sud-coréennes ou une force de maintien de la paix sous l’égide des Nations unies. Enfin, poursuit le chercheur, Pékin doit envisager la « formation d’un nouveau gouvernement sous l’égide de la communauté internationale » ou « un référendum sur une réunification sous les auspices de l’ONU ».
« ADMETTRE OUVERTEMENT QU’ELLE PARLE DE PLANIFICATION D’URGENCE AVEC LES AMÉRICAINS, CE SERAIT [POUR LA CHINE] FERMER LA PORTE À UNE REPRISE DE LA DIPLOMATIE MULTILATÉRALE AVEC LA CORÉE DU NORD », ESTIME MATHIEU DUCHÂTEL, DE L’EUROPEAN COUNCIL ON FOREIGN RELATIONS
Ce parler-vrai ne peut s’exprimer que sur un site étranger, mais il reflète des interrogations bien réelles. « Les Chinois débattent de leur politique nord-coréenne, du niveau de pression à exercer sur la Corée du Nord. Tous s’accordent sur une chose : il n’y aura pas de dénucléarisation pacifique, soit on va vers l’acceptation tacite d’une puissance nucléaire de facto, soit on va au conflit », constate Mathieu Duchâtel, directeur adjoint du programme Asie de l’European Council on Foreign Relations (ECFR).
La Chine est dans une position difficile. « Admettre ouvertement qu’elle parle de planification d’urgence avec les Américains, ce serait fermer la porte à une reprise de la diplomatie multilatérale avec la Corée du Nord », dit M. Duchâtel. Pékin ne peut apparaître comme validant indirectement une approche de changement de régime.
Des débuts d’initiatives sont-ils en train de prendre forme ? Mi-août, le chef d’état-major des armées des Etats-Unis, le général Joseph Dunford, a été reçu sur la base de Haicheng, à Shenyang, où se trouve le commandement unifié de la zone frontalière avec la Corée du Nord. Peu a filtré du contenu réel des entretiens, mais M. Dunford a déclaré à la presse américaine avoir parlé avec son homologue « des options militaires au cas où les pressions diplomatiques et économiques échouent ».
Un premier accord a été signé pour « accroître la communication opérationnelle entre les armées américaine et chinoise ». « C’est une première étape, qui permet d’éviter les erreurs de calcul et aux responsables de s’être déjà physiquement rencontrés en cas de conflit », souligne Michael Kovrig, responsable de l’Asie du Nord-Est pour l’International Crisis Group (ICG). M. Kovrig juge « hautement significative » cette visite.
Un pavé dans la mare
Dans un rapport de 2009, l’ICG avait déjà exploré l’émergence en Chine de deux grands groupes de conseillers : les « traditionalistes », qui se réclament de l’amitié indéfectible entre la Chine et la Corée du Nord, et les « stratèges », partisans d’une ligne plus dure envers Pyongyang et d’une collaboration avec Washington au nom des intérêts fondamentaux chinois. Cette année-là, la Corée du Nord avait quitté les pourparlers à six et mené son deuxième essai nucléaire.
Après un troisième essai en 2013, Deng Yuwen, alors rédacteur en chef adjoint d’un magazine de l’Ecole centrale du parti à Pékin, avait jeté un pavé dans la mare en appelant, dans le Financial Times, la Chine à « abandonner la Corée du Nord » et « à prendre l’initiative pour faciliter une réunification sous le contrôle de la Corée du Sud ».
M. Deng a été sanctionné, mais l’hypothèse de l’impasse avancée par le camp des « stratèges » s’est confirmée. Ce groupe a en partie été écouté, comme en témoigna la politique de rapprochement avec le Sud lancée en 2013. Lorsque la Chine s’est fâchée avec Séoul début 2017 au sujet du bouclier antimissile américain Thaad, il est de nouveau monté au créneau.
Shen Zhihua, l’un des grands historiens chinois de la guerre de Corée, a alors vertement critiqué l’initiative chinoise de punir Séoul pour avoir accepté le déploiement sur son sol du système d’interception américain, et qualifié de « bout de papier sans valeur » ce qu’il reste du traité d’amitié entre la Chine et la Corée du Nord. Il importe, a-t-il expliqué, que la Chine ne se trompe pas d’ennemi : « La Corée du Nord est devenue l’ennemi latent de la Chine et la Corée du Sud un pays ami. »
Brice Pedroletti (Pékin, correspondant)
* LE MONDE | 25.09.2017 à 11h05
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/09/25/la-chine-s-interroge-sur-le-futur-de-la-coree-du-nord_5190868_3216.html
Les ambiguïtés de Pékin face à Pyongyang
Analyse. la chine est écartelée entre son objectif affiché de ne pas tolérer une Corée du Nord nucléaire et sa crainte de voir s’écrouler le régime.
Accaparant, à elle seule, plus des trois quarts des échanges entre la Corée du Nord et le reste du monde, la Chine est accusée de ne pas en faire assez vis-à-vis de son voisin, malgré la résolution 2375, votée le 11 septembre par le Conseil de sécurité de l’ONU, qui prévoit de diminuer de 30 % les fournitures de pétrole chinois à Pyongyang. Vues de Pékin, les choses ne sont pas si simples. Comme la Russie, la Chine juge que plus les sanctions mordent, plus la Corée du Nord se rebiffe.
PÉKIN SEMBLE DÉPOURVU D’INTERLOCUTEUR FIABLE AU SEIN DU RÉGIME NORD-CORÉEN
Pékin est écartelé entre son objectif affiché de ne pas tolérer une Corée du Nord nucléaire et sa crainte de voir s’écrouler le régime. Ce qui lui ferait risquer une « crise humanitaire », avec réfugiés à la clé, voire une guerre. Elle se méfie d’un processus de réunification qui lui échapperait et posterait à ses frontières un allié des Etats-Unis.
« Les Chinois ne se font pas vraiment d’illusions sur le fait que la Corée du Sud abandonne cette alliance », estime le sinologue François Godement. Les relations Chine - Corée du Nord n’en sont pas moins en crise, malgré le traité de défense mutuelle qui lie les deux pays jusqu’en 2021. Il n’y a plus d’échanges de haut niveau, et Pékin semble dépourvu d’interlocuteur fiable au sein du régime nord-coréen. Avec Xi Jinping, la Chine a cherché à déprendre ces relations du cadre des échanges entre leurs deux partis uniques.
Ambivalence chinoise
« Les Nord-Coréens voudraient que nous séparions la question du nucléaire du reste de la relation bilatérale, car ils disent qu’ils vont continuer les essais et que cette relation se détériore. Nous leur disons que les essais nucléaires sont justement le seul facteur qui affecte la relation. Ils vont au-delà d’une ligne rouge pour la Chine », estime par exemple Lu Chao, directeur de l’Institut sur la péninsule coréenne de l’académie des sciences sociales du Liaoning à Shenyang.
L’EXISTENCE MÊME DES SANCTIONS ALIMENTE TOUTE UNE ÉCONOMIE SOUTERRAINE
L’ambivalence chinoise s’explique en partie par les besoins économiques de ses deux grandes provinces, le Liaoning et le Jilin, le long des 1 400 kilomètres de frontière entre les deux pays. « Les autorités locales sont prises en porte-à-faux entre des politiques adoptées au niveau central, qui nécessitent de mettre en place et de concrétiser un temps soit peu les sanctions, et de l’autre, ces résidents locaux impliqués depuis des années, voire des décennies, dans le commerce avec la Corée du Nord et qui sont poussés soit à la faillite, soit à la contrebande », rappelle le géographe Sébastien Colin, chercheur au Centre d’études français sur la Chine contemporaine (CEFC), à Hongkong, qui s’est rendu dans la région de Yanbian (Jilin) en mai.
L’existence même des sanctions alimente toute une économie souterraine (prête-noms, fonds secrets, troc) qui en amortit les effets. La justice américaine a ainsi lancé des poursuites en août contre un entrepreneur chinois, Chi Yupeng, au cœur d’un vaste réseau d’échanges secrets.
Nationalisme nord-coréen
Enfin, Pékin fait les frais du nationalisme nord-coréen, incarné par un dirigeant, Kim Jong-un, qui s’est imposé contre son emprise. A la mort, en décembre 2011, de Kim Jong-il, Jang Song-taek, alors régent de facto et oncle du successeur désigné, va accélérer le pivot vers Pékin. Chargé des projets de zones économiques mixtes à Dandong (Liaoning) et à la frontière avec la Corée du Nord, la Chine et la Russie, il rencontre à Pékin, en août 2012, le président chinois Hu Jintao. Il sera arrêté et exécuté fin 2013 : son neveu lui reproche d’avoir encouragé les préemptions chinoises pour servir ses propres intérêts financiers et politiques.
« KIM JONG-UN SEMBLE DANS UNE LOGIQUE DE CONTRER L’INFLUENCE CHINOISE » SÉBASTIEN COLIN CHERCHEUR
L’impératif de se doter rapidement de l’arme nucléaire prévaut alors sur l’ouverture à la Chine. Pékin y perd sans aucun doute « un levier » alors en état de consolidation. En témoigne, à Dandong, l’immense pont construit mais fermé sur le fleuve Yalou et les deux zones mixtes jamais sorties de terre. « On interroge constamment la politique nord-coréenne de la Chine, mais pas assez la politique chinoise de la Corée du Nord, en raison du manque de sources. Les autorités chinoises avaient sans aucun doute un facteur d’influence en la personne de Jang Song-taek, mais Kim Jong-un s’est imposé au pouvoir et semble aujourd’hui dans une logique de contrer l’influence chinoise », poursuit M. Colin.
Une Chine ambitieuse et sûre d’elle
Pour Kim Jong-un, Pékin devient d’autant plus menaçant que la lune de miel engagée en 2013 par Xi Jinping avec la Corée du Sud de la présidente Park Geun-hye, jusqu’à la chute de cette dernière et l’adoption par Séoul du bouclier antimissile américain – grand motif d’irritation pour Pékin en 2017 –, a montré une Chine très ambitieuse et sûre d’elle, quasiment prête à s’accommoder d’une péninsule coréenne réunifiée.
Les régions de la Chine du Nord-Est se plaignent des verrous posés par l’isolement nord-coréen à tous les projets de connectivité chinoise : des trains à grande vitesse lient désormais les grands pôles urbains chinois du Nord-Est (Shenyang, Changchun) à Dandong, à l’ouest, et Hunchun, tout à l’est. Au centre, une autoroute se construit vers la bourgade frontalière de Ji’an, ainsi qu’un nouveau pont routier sur le Yalou vers Manpho, en Corée du Nord – un petit ouvrage, sans commune mesure avec le grand pont de Dandong en aval.
Ces chantiers n’en donnent pas moins une longueur d’avance à la Chine. « Il est certain qu’en cas d’ouverture du Nord ou de réunification, les Chinois voudront être aux premières loges », note un observateur étranger à Shenyang. Ce qui est une autre raison pour la Chine de garder des atouts en main et de ne pas complètement neutraliser les réseaux d’échanges avec le Nord.
Brice Pedroletti (Pékin, correspondant)
* LE MONDE | 21.09.2017 à 10h30 :
http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/09/21/les-ambiguites-de-pekin-face-a-pyongyang_5188953_3232.html