Les Premiers ministres et les gouvernements passent, mais la même politique persiste. Cela fait quatre décennies maintenant que les libéraux nous expliquent doctement qu’il faut rompre avec la dépendance aux hydrocarbures. Ils oublient simplement de rappeler que les revenus tirés du pétrole et du gaz exportés servaient, dans les années 1960 et 1970, à financer un projet de développement souverain – quelles que fussent ses limites et contradictions – et non à financer un Plan anti-pénurie (PAP) ou une politique de « commerce industrialisant ».
Le tant vanté passage à l’économie de marché a eu pour principal résultat de détruire la production industrielle nationale et ses emplois au profit de produits importés des pays de l’UE, de Chine, de Turquie… Elles favorisèrent en revanche quelques milliers d’importateurs privés à qui le pouvoir concéda un monopole de fait sur le commerce extérieur. C’est principalement dans ce club que se recrutent les actuels détenteurs de fortunes.
Depuis le début de la transition à l’économie de marché opérée au début des années 1980, les gouvernements n’ont pas réussi à diversifier l’économie du pays ni à poursuivre son industrialisation. Les hydrocarbures représentent toujours l’essentiel des entrées en devises du pays alors que la part de l’industrie dans le PIB est passée de 27% à l’époque à 4% depuis quelques années ! La seule différence, mais elle est de taille, réside dans le fait que les recettes d’hydrocarbures servent désormais à importer des marchandises produites ailleurs, quand ce n’est pas à alimenter des comptes offshore, alors qu’elles servaient autrefois à développer l’appareil productif du pays.
La fuite en avant
Le gouvernement Ouyahia prévoit de recourir à la planche à billets afin de préparer et faciliter la mise en place de réformes structurelles conjointement demandées par le FMI et les ultralibéraux locaux : privatisations des entreprises publiques (foncier oblige), suppressions des subventions aux classes populaires et moyennes, mais pas aux oligarques, retour à l’endettement extérieur, suppression du 51/49, austérité… Même s’il n’obtempère pas aux appels des ultralibéraux qui le pressent d’appliquer leur thérapie de choc, le gouvernement partage incontestablement la même perspective.
Par ailleurs, le gouvernement ne propose rien d’autre que le développement tout azimut de la production d’énergies fossiles conventionnelles et non conventionnelles, non pour développer le pays, mais, selon les termes du Premier ministre, pour « améliorer les recettes financières du pays » et continuer ainsi d’importer tout et n’importe quoi sans déficit budgétaire notable. Cette politique sert les forces sociales importatrices dont le pouvoir représente et défend les intérêts.
En plus des avantages fiscaux que la prochaine loi consentira en faveur des multinationales occidentales pour les inciter à venir, le gouvernement table sur la relance de l’exploitation du gaz de schiste. Un rapport de l’Agence internationale sur l’énergie sur le gaz de schiste daté de 2013 est appelé en renfort pour expliquer que l’Algérie occupe la 4e position mondiale en termes de ressources techniquement récupérables avec un taux de récupération (TR) de 15%. Et quid des inquiétudes des populations du Sud et des mises en garde de scientifiques reconnus [1] quant aux conséquences de la fracturation ?
Il faudrait peut-être se demander pourquoi le groupe français Total pousse l’Algérie à se lancer dans l’exploitation du gaz de schiste [2] alors même que cette dernière est formellement interdite enFrance.
Force est de constater qu’en dépit des annonces de nouveau modèle économique par l’ancien gouvernement Sellal, il n’existe aucune stratégie d’industrialisation à même de se substituer au modèle de « commerce industrialisant » mis en place dans le cadre des réformes libérales des années 1990.
Absence assumée de projet de développement souverain
Le ministre de l’Energie soutient que la loi doit suivre l’évolution du marché pétrolier international. A l’occasion de l’ouverture des travaux de la réunion du Conseil d’affaires algéro-américain, Mustapha Guitouni a déclaré : « Quand une loi est élaborée, elle doit épouser la conjoncture actuelle du monde pétrolier qui n’est pas statique mais dynamique et qui évolue continuellement ». Epouser la conjoncture ne signifie rien d’autre que s’adapter au rapport de force économique et politique comme l’ont illustré nombre de chocs et de contre-chocs pétrolier depuis des décennies.
En matière de fiscalité, puisque la révision touche essentiellement ce domaine au point de donner encore et encore des arguments à ceux qui qualifient l’économie algérienne d’« économie rentière », le gouvernement, par la voix du ministre du secteur, s’adapte là aussi : « Nous ne pouvons appliquer le même dispositif fiscal aussi bien pour un baril à 150 dollars qu’à 50 dollars, car l’investisseur ne viendra pas puisque non intéressé ».
On peut tout à fait admettre qu’un Etat, même farouchement attaché à son indépendance, soit contraint, dans certaines circonstances exceptionnelles, de faire des concessions afin de poursuivre sa politique de développement.
Mais l’Algérie est passée, à de multiples reprises, par des contre-chocs pétroliers. L’actuel n’est donc pas exceptionnel et le gouvernement aurait dû depuis longtemps prendre ses dispositions.
Cela fait près de quarante années que les libéraux nous répètent que notre plus grand drame consiste en notre dépendance aux hydrocarbures. Et chaque gouvernement qui vient affirme qu’il entend bien sortir le pays de cette situation.
Pourtant, en plus de cinquante années d’expérience dans l’exploitation des richesses pétrolières, l’Algérie se trouve encore dépendante des multinationales pour extraire son pétrole. Que l’on ait recours à des technologies de pointe étrangères en appoint est une chose, mais que l’on soit dépendant de cette technologie au point que la recherche et l’exploitation pétrolière stagnent voire régressent constitue un indice claire de la perte de souveraineté économique nationale.
Le développement est une bataille politique et non une simple technique économique
Si l’Algérie avait suivi une telle logique, elle aurait aussitôt annulé sa décision de nationalisation de ses richesses en hydrocarbures et rappelé les ingénieurs, cadres et techniciens français qui la laissèrent en plan au lendemain du 24 février 1971. Pourtant, grâce à la mobilisation de ses cadres, ingénieurs, techniciens et ouvriers, au concours de ses amis et en jouant habilement sur les contradictions entre sociétés pétrolières étrangères, elle réussit à relever le défi et à assurer la continuité et le développement de sa production d’hydrocarbures. Sommes-nous tombés si bas aujourd’hui que nous ne pouvons plus nous passer de l’assistance étrangère ?
L’affirmation selon laquelle la loi vise à ce « que l’investisseur et l’Algérie soient gagnant-gagnant », selon la formule du ministre de l’Energie, représente ainsi une mystification dans la mesure où elle masque l’antagonisme existant entre les multinationales, celles de l’énergie en particulier, mais pas seulement, et les pays dominés. Elle vise à endormir la vigilance anti-impérialiste du peuple algérien car le développement n’est pas une question technique et notre problème n’est pas de « rattraper notre retard sur les pays développés », mais bien de rompre avec une logique absurde et perverse qui maintient les pays producteurs de matières premières dans leur rôle exclusif d’alimentation des économies capitalistes du Nord en énergies, en produits miniers ou agroalimentaires… aux meilleures conditions de ces dernières.
Or, si le développement est un combat économique, financier et idéologique, il est surtout et fondamentalement un combat politique.
C’est ce qu’avaient compris, dans les années 1960 et 1970, nos dirigeants qui concevaient le développement du pays dans l’affrontement avec les grandes puissances.
Ce n’est pas seulement la lutte pour l’indépendance qui implique un affrontement avec le colonialisme. Même le développement économique et social des Etats nouvellement indépendants nécessite un affrontement car le recouvrement de l’indépendance nationale ne met pas fin, loin de là, au rapport de domination qu’une petite poignée de puissances capitalistes du Nord exerce sur les pays du Sud. Un affrontement non armé, mais bien réel, s’avère nécessaire comme l’illustra l’épisode des nationalisations de 1971 ou l’embargo de 1973 qui permit de déboucher sur une hausse substantielle des prix du pétrole.
Cette volonté de mystification exprime les intérêts de couches sociales parasitaires et compradores qui ont désormais inexorablement lié leur sort et celui du pays à celui des plus grandes multinationales de l’énergie. Elles travaillent donc à désarmer idéologiquement et politiquement les Algériens.
Ces catégories sociales impriment depuis près de quatre décennies leur marque sur l’Etat. Leur ascension progressive a jalonné le processus qui a rabaissé puis annihilé les ambitions de la jeune bourgeoisie d’Etat ascendante des années 1970. A l’époque, celle-ci se battait sur tous les fronts internes et externes afin de défendre son indépendance et changer l’ordre économique mondial injuste. Aujourd’hui, ceux qui en firent partie se repentent et appellent, comme le fait un ancien PDG de Sonatrach, à baisser totalement la garde : « Il faut apprendre aussi à traiter l’investisseur comme un partenaire et non comme un ennemi qui vient sucer le sang des Algériens » [3].
Ramdane Mohand Achour