Michèle Sibony : « Etre antisioniste pour nous aujourd’hui c’est exiger l’égalité de tous les habitants vivant sous la souveraineté israélienne entre la mer et le Jourdain. »
UJFP
Le 16 juillet dernier, le président français, Emmanuel Macron, déclarait sans sourciller face au premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu : « Nous ne cèderons rien à l’antisionisme car il est la forme réinventée de l’antisémitisme. » Une grave accusation qui a fait bondir l’ensemble des milieux de soutien au peuple palestinien en France et de par le monde, dont nombre d’entre eux se déclarent ouvertement antisionistes. Parmi eux, les militants de l’Union juive française pour la paix, qui dénoncent une grossière manipulation. Sa vice-présidente, Michèle Sibony, sera à Genève [1] mercredi et à Lausanne [2] jeudi pour un cycle de conférences intitulé sobrement « Antisionisme et antisémitisme, quelle différence ? » Avant-goût.
Christophe Koessler : Pouvez-vous définir l’antisionisme et l’antisémitisme ?
Michèle Sibony : C’est de l’ordre du bons sens le plus élémentaire. L’antisémitisme est une forme de racisme, c’est l’essentialisation des Juifs en tant que Juifs, c’est la haine des Juifs parce qu’ils sont Juifs. L’antisionisme, c’est la critique d’une idéologie qui vise à la création d’un Etat juif en Palestine, par l’expulsion et l’oppression de la population palestinienne autochtone, et par un colonialisme de peuplement. Le sionisme est l’enfant des idéologies européennes du milieu du XIXe siècle : la formation d’Etats-nations, au moment de la désintégration de grands empires européens, et la constitution des grands empires coloniaux.
L’idée, à l’époque, est qu’à chaque entité nationale doit correspondre un Etat et une terre. Le colonialisme européen permet alors de s’emparer d’autres territoires, en Afrique, en Asie... Le sionisme est une émanation parfaite de ces deux idéologies, il considère que le peuple juif constitue une nation sans terre, qu’il doit pour se normaliser créer son Etat, et il cherche une terre sur laquelle installer cet Etat. La Grande-Bretagne lui fournira le terrain en Palestine, avec la déclaration Balfour. Cela aboutit à la création de l’Etat d’Israël comme Etat national juif en 1948 sur la terre de Palestine au détriment de tous les droits du peuple palestinien. Aujourd’hui, l’antisionisme désigne la critique du sionisme et par voie de conséquence le régime mis en place en Israël.
L’antisionisme a d’abord été porté par des juifs…
Oui, autant le sionisme que l’antisionisme sont d’abord des idéologies juives. A la fin du XIXe siècle, le sionisme cherche à trouver une solution à l’antisémitisme par une définition nationale juive. Dès la naissance du sionisme, de nombreux juifs s’y opposent, la majorité en fait. Ceux-ci sont de toutes obédiences, religieux-orthodoxes, « assimilationistes » – qui cherchent à affirmer leur place de citoyen dans les pays où ils vivent – ou internationalistes. Sans parler des juifs du monde arabe qui n’étaient au départ ni intéressés ni même visés par le projet sioniste.
On se souvient de Lord Montagu, le ministre des Armées anglais. Lors de la déclaration Balfour, qui promit un foyer national juif en Palestine, il reprocha au gouvernement britannique de faire des sujets britanniques juifs des étrangers dans leur pays, et évoquait un risque généralisé à toute l’Europe et la Russie.
Vous êtes vous-même juive et antisioniste, comme les membres de l’UJFP. Comment se manifeste votre antisionisme ?
Nous remettons en question la nature du régime de l’Etat d’Israël, soit l’affirmation que l’Etat israélien est l’Etat du peuple juif, que sa terre appartient au peuple juif, et donc pas à ses habitants palestiniens. Cela nous apparaît comme contraire à la définition de toute démocratie moderne. En France, par exemple, tous les citoyens sont égaux. Ils participent tous de la Nation française. En Israël ce n’est pas le cas : il n’est pas l’Etat de tous ses citoyens. Il y a une différence entre la citoyenneté, qui peut aussi être accordée à des citoyens d’origine palestinienne, et la nationalité, qui ne l’est pas. Les Palestiniens vivant en Israël sont des citoyens israéliens de nationalité arabe. Or, la nationalité juive confère des droits refusés aux Palestiniens. L’Etat est de nationalité juive, la terre appartient à la nation juive. Cela aboutit à des dizaines de lois discriminantes à leur égard, faisant d’eux des citoyens de seconde catégorie. Sans parler de l’occupation et de la colonisation qui continuent... en violation du droit international.
En luttant contre l’Apartheid, étions-nous racistes contre les Blancs d’Afrique du Sud ? Est-ce que nous voulions le démantèlement de l’Etat sud-africain, jeter tous les Blancs à la mer ? Non. Nous voulions que l’Etat sud-africain reconnaisse comme égaux tous les Sud-Africains, quelle que soit leur origine. Etre antisioniste pour nous aujourd’hui c’est exiger l’égalité de tous les habitants vivant sous la souveraineté israélienne entre la mer et le Jourdain.
Est-ce que contester la légitimité de l’Etat israélien, qui, pour devenir un Etat à majorité juive, a expulsé plus de 800 000 Palestiniens de son territoire en 1948, est antisémite ?
La question ne se pose pas en ces termes, même par les Palestiniens. Ce sont les propagandistes sionistes qui affirment que les antisionistes délégitiment Israël ou veulent le détruire. Même l’ancienne charte de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) concevait un Etat laïc et démocratique pour tous ses habitants, juifs, chrétiens et musulmans. La légitimité d’un Etat qui pratique l’apartheid, l’occupation, la colonisation ne peut s’acquérir que s’il change de nature. Lutter pour la fin d’un tel régime politique, je ne vois pas en quoi c’est antisémite. Ce n’est pas parce que ses citoyens sont juifs que l’Etat d’Israël est critiqué, mais parce qu’il met en place un régime colonial et des lois discriminantes. Ceux qui ont intérêt à entretenir cette confusion sont les dirigeants israéliens puisqu’ils considèrent leur Etat comme celui de tous les juifs du monde. Ce sont eux qui tentent d’imposer l’équation tout juif est sioniste, donc tout antisioniste est anti-juif.
Le cas Dieudonné n’a-t-il pas quelque peu brouillé les cartes en France ? Voici un antisioniste qui a dérivé vers un antisémitisme à peine déguisé… Sans parler du réseau Egalité et réconciliation, notoirement antisémite.
Bien avant Dieudonné il y eu des mouvements antisémites qui se disaient antisionistes. Il y a toujours eu des tentatives de brouillage, marginales, se servant de l’antisionisme pour diffuser leur antisémitisme. Dieudonné a eu un parcours inverse. Je ne pense pas qu’il était antisémite, il l’est devenu. Ce n’est pas acceptable pour autant. Ces gens-là rendent d’ailleurs un fort mauvais service à la cause du peuple palestinien.
A l’inverse, il y a toujours eu en France des courants d’extrême droite qui étaient antisémites et sionistes. Vous en trouvez actuellement aux Etats-Unis, dans les manifestations racistes de Charlottesville par exemple, où ont défilé des antisémites violents et tout à fait sionistes. Comme on en trouve en ce moment à la tête du gouvernement américain, ce qui n’a pas l’air de déranger le gouvernement israélien qui ne les condamne pas. Netanyahu a dû vraiment se faire prier, notamment par les organisations juives américaines, pour condamner du bout des lèvres les manifestations antisémites de Charlotteville.
C’est une vieille histoire, l’antisémitisme a nourri le sionisme, il l’a rarement gêné. Le sionisme est né de l’antisémitisme, et s’est développé avec lui, il s’est toujours appuyé sur l’antisémitisme, pour justifier son projet de création d’Etat d’Israël au départ, et aujourd’hui pour justifier la persistance de son régime raciste.