A 81 ans, le 29 septembre, Anne Guérin a quitté le cortège de la manifestation. Elle était née l’année du Front populaire, elle nous quitte à quelques jours des mobilisations contre la loi travail du Président Macron. On ne verra donc plus cette femme dont l’existence se confond avec les grands combats politiques et sociaux de l’histoire contemporaine. Car la vie d’Anne Guérin s’articule à notre histoire. Lui avait-on vraiment donné le choix ?
C’était une enfant de l’engagement politique. Sa mère était une militante communiste autrichienne et son père, Daniel Guérin, militant anticolonialiste, libertaire et grande figure des luttes homosexuelles. En 1933, son père traverse l’Allemagne à bicyclette et en rapporte un récit unique ; puis au lendemain de la Libération, il part aux Etats-Unis s’intéresser à la situation des ouvriers noirs. Plus tard, déjà très âgé, il est du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR). Anne Guérin s’inscrit dans la continuité de son père tout en s’affranchissant de cette lourde tutelle. Elle fut ainsi la plus jeune signataire de la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », dit « Manifeste des 121 », en 1960 ; c’est elle qui traduisit, en 1963, Eichmann à Jérusalem de Hannah Arendt ; c’est encore elle qui fut la traductrice, après un long séjour aux Etats-Unis, de l’autobiographie de Malcolm X (1966).
Mariée à un combattant algérien de l’indépendance, devenu économiste, dont elle a deux fils, elle est aux côtés de Françoise Giroud dans l’aventure journalistique de l’Express. Plus tard, sans jamais renier ses liens avec le mouvement libertaire, elle entre à l’association Act Up-Paris pour s’occuper de la section « Prison ». Car elle a compris que c’est sans doute là, derrière les murs, que le lieu de l’intolérable est le plus fort dans nos sociétés occidentales, là où la sexualité est taboue, là où le racisme est le plus aigu et la violence sociale la plus terrible.
Longtemps membre de l’Observatoire international des prisons (OIP), Anne Guérin a publié de nombreux textes sur l’univers carcéral ; elle n’était donc pas une « fille de », elle avait réussi à devenir, avec sa manière bien particulière d’agir, un personnage intègre, attachant et tranchant du grand cortège de nos indignations. Cette passeuse généreuse de la mémoire des luttes qui ne niait jamais la complexité du monde, nos impuissances aussi, nous manque déjà.
Philippe Artières historien