Le destin suspendu des déracinés rohingya de « Ghumdhum Zero Point »
Après avoir fui les violences de l’armée, huit mille membres de la minorité musulmane qui n’ont pas traversé la frontière campent en Birmanie, sur un ancien no man’s land à la lisière du Bangladesh.
A la frontière banglado-birmane, dans la région de Cox’s Bazar, une bande de terre située entre les deux pays, sur laquelle ont trouvé refuge des milliers de Ronhingya fuyant la Birmanie mais ne souhaitant pas émigrer au Bangladesh.
Ils survivent littéralement sur la frontière, suspendus à l’incertitude du destin. Ces Rohingya-là ont, comme un demi-million d’autres, été forcés de quitter leur terre et leurs villages vers le Bangladesh, mais eux n’ont pas franchi la frontière officielle birmane. La particularité de « Ghumdhum Zero Point », face au village bangladais de Tumbru, est qu’il y a un terrain de 300 mètres de profondeur entre la clôture militaire birmane et le canal marquant la limite géographique entre les deux pays.
En temps ordinaire, « Ghumdhum Zero Point » est un no man’s land. Depuis un mois, cette appellation n’est plus appropriée, puisque 8 000 Rohingya y campent. La Birmanie ne veut plus d’eux, et le Bangladesh n’incite pas ceux qui sont encore en terre birmane à se réfugier sur son sol. Ceux-là vivent donc dans un entre-deux-pays, une bizarrerie de la guerre, un fichu terrain vague de boue et de poussière, sans eau potable, sans rien.
Dil Mohammed fait office de chef de village. Avec son ami Arif Ahmed, homme d’affaires comme lui, il pilote l’étrange destinée du camp de fortune de « Ghumdhum Zero Point ». Il reçoit les donations et les aides humanitaires qui sont déposées au bord du canal par des associations bangladaises. Les jeunes hommes et enfants du camp traversent l’eau brunâtre pour les récupérer et les distribuer aux 1 300 familles qui s’entassent sous des bâches en plastique.
Les villages brûlés par l’armée
Dil Mohammed est arrivé à « Zero Point » au premier jour de l’exode, le 26 août. Pour lui, le voyage fut bref, son village de Maedi étant situé non loin de la frontière, à six kilomètres. « L’armée birmane et les milices bouddhistes nous ont attaqués le matin en tirant de manière indiscriminée sur les maisons et les gens. Il y a eu six blessés, dont quatre sont morts par la suite. Mon fils aîné de 12 ans fait partie des deux survivants. Il a reçu une balle dans la hanche. Nous avons marché jusqu’ici, en voyant derrière nous que les militaires brûlaient le village. » Son fils a franchi le canal et été emmené par des villageois bangladais jusqu’à un hôpital.
Le père de huit enfants, cinq garçons et trois filles, a décidé de rester avec sa famille dans le no man’s land. « Je ne veux pas entrer au Bangladesh. Je veux juste protéger nos vies et, si la situation se calme, retourner sur ma terre natale. Il nous suffirait de marcher dans le sens inverse pour rentrer chez nous. Contrairement aux autres Rohingya, nous n’avons pas quitté la Birmanie, et ne sommes donc officiellement pas des réfugiés. Nous n’aurions pas besoin d’être enregistrés auprès du Haut-Commissariat pour les réfugiés de l’ONU pour être rapatriés. »
En un mois, l’espoir d’un retour s’est amenuisé. Non seulement la déportation est la plus importante de l’histoire tourmentée des Rohingya musulmans birmans, mais il y a, dans les opérations de l’armée birmane, des signes clairs d’une volonté de rendre cet exode définitif : outre la terreur et les violences, le fait de brûler systématiquement tous les villages est un message radical.
La frontière minée
A « Ghumdhum Zero Point », l’armée a également, il y a dix jours, miné la frontière le long de la clôture, à l’orée du camp, afin de dissuader ceux qui oseraient s’y aventurer de revenir sur leurs pas. Des jeunes sont allés jeter des pierres sur les mines, histoire de voir si elles étaient réelles : trois ont été blessés par des éclats, dont deux ont dû être amputés d’une jambe.
« Je ne désespère pas, malgré tout, de rentrer un jour chez moi, confie Dil Mohammed. Je compte sur la communauté internationale, l’ONU, l’Union européenne, l’Occident, pour faire pression sur la Birmanie. » Son ami Arif Ahmed approuve. « Evidemment que je veux rentrer chez moi ! Même si ma maison a été brûlée, j’étais un homme d’affaires prospère et j’ai des biens, des terres et d’autres maisons là-bas, raconte-t-il. Et personne ne peut survivre éternellement à “Zero Point” ! C’est inhumain… »
Les deux hommes s’affirment prêts à tenter une nouvelle cohabitation avec leurs voisins bouddhistes, et même avec les militaires stationnés dans la province d’Arakan, si les violences cessent. S’ils disent comprendre les jeunes qui rejoignent la rébellion rohingya, ils n’approuvent pas leurs attaques. « Ce sont quelques jeunes perdus dans la jungle, avec très peu d’armes, dit Dil Mohammed. Ils sont simplement révoltés contre les violences de l’armée, les assassinats, les viols de leurs mères et de leurs sœurs, et la négation totale des droits de l’homme des Rohingya. »
Les deux amis, qui sont parmi les rares à posséder un téléphone portable et à pouvoir y lire les actualités, ont suivi les communiqués et prises de parole d’Aung San Suu Kyi, la « conseillère d’Etat », dirigeante de facto du gouvernement birman, et Prix Nobel de la paix pour son combat contre l’ex-junte militaire. Ils sont en colère.
Aung San Suu Kyi, « marionnette des généraux »
« Suu Kyi a accepté de n’avoir aucun pouvoir. Tout est décidé par les généraux », pense Dil Mohammed. « L’armée assassine, égorge, viole, pille, c’est incroyable quand même… Et elle n’a même pas tenté de stopper ces horreurs. Elle n’a rien fait, rien dit, s’indigne Arif Ahmed. Je me souviens qu’à l’époque où elle était en prison, certains d’entre nous ont manifesté pour soutenir son combat. Une fois libérée, elle n’a jamais rien fait pour les Rohingya. Nous espérons encore qu’elle va changer, qu’elle va arrêter de soutenir ces violences et ces mensonges, mais on y croit de moins en moins. Elle est une marionnette des généraux. Eux tirent les ficelles. »
Une imposante patrouille de l’armée birmane, avec près d’une centaine de soldats marchant en file indienne, s’avance sur le chemin, à la lisière du camp. Les deux hommes se raidissent. Jusqu’à présent, « Ghumdhum Zero Point » n’a jamais été attaqué. La patrouille passe sans qu’aucun soldat ne tourne la tête vers les Rohingya. Comme s’ils n’existaient déjà plus.
La pluie s’arrête et des gamins profitent d’un rayon de soleil pour venir se laver dans le canal. Trois d’entre eux s’éclaboussent en riant aux éclats. Sur une berge, leurs parents les regardent d’un œil distrait ; sur l’autre berge, des villageois bangladais, qui ont amené du riz aux réfugiés, les observent d’un air grave. Soudain, un chien errant de couleur fauve tente de se joindre au jeu. Nul ne sait de quel côté du canal il est venu, de Tumbru ou de « Zero Point », du Bangladesh ou de Birmanie. Il se moque de la frontière comme du no man’s land et, une fois les enfants sortis de l’eau, il nage vers la rive, il s’ébroue, puis, le poil luisant et l’air serein, va faire une sieste à l’ombre d’un arbre.
Rémy Ourdan (« Ghumdhum Zero Point » (Frontière banglado-birmane), envoyé spécial)
* LE MONDE | 10.10.2017 à 14h41 :
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/10/10/le-destin-suspendu-des-deracines-rohingya-de-ghumdhum-zero-point_5198853_3216.html
Naufrage mortel d’exilés rohingya au Bangladesh
Quatorze corps ont été retrouvés lundi : onze enfants, deux femmes un homme, selon les gardes-côtes, qui ont repêché plusieurs survivants en mer.
Au moins quatorze personnes sont mortes et des dizaines sont portées disparues dans le naufrage d’un bateau transportant des Rohingya fuyant la Birmanie, ont annoncé lundi 9 octobre des gardes-côtes du Bangladesh. « Il y avait près de cent personnes à bord », a témoigné un responsable des gardes-côtes. Sur la centaine de passagers, moins de quarante étaient des adultes, « le reste était des enfants », selon les témoignages de survivants, a précisé le commandant.
Ce nouveau naufrage s’est produit dimanche soir non loin du village côtier de Galachar, dans le golfe du Bengale, où les Rohingya affrontent une mer agitée depuis des semaines pour fuir les violences en Birmanie. Les gardes-côtes du Bangladesh ont récupéré lundi les corps de onze enfants, deux femmes et un homme. Le nombre exact de disparus est encore inconnu.
Epuration ethnique en Birmanie, selon l’ONU
Selon les autorités bangladaises, des passagers auraient réussi à gagner la côte birmane, le naufrage s’étant produit non loin du rivage.
L’ONU juge que l’armée et des milices bouddhistes birmanes se livrent à une épuration ethnique contre la minorité musulmane. Accusée d’incendier des villages pour inciter les Rohingya au départ, l’armée birmane a mis en cause vendredi les rebelles rohingya eux-mêmes. Les autorités birmanes interdisent l’accès à la zone de conflit.
Après quelques jours d’accalmie, l’exode des Rohingya vers le Bangladesh a repris, principalement en raison du manque de nourriture dans l’ouest de la Birmanie, où la souffrance est « inimaginable », selon l’ONU.
Selon les derniers chiffres de l’Organisation des nations unies, 515 000 personnes ont fui la Birmanie pour le Bangladesh depuis le 25 août. Environ 2 000 exilés continuent à arriver chaque jour, selon l’Organisation internationale pour les migrations.
Le Monde.fr avec AFP
* Le Monde.fr | 09.10.2017 à 05h22 • Mis à jour le 09.10.2017 à 16h56 :
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/10/09/naufrage-mortel-de-refugies-rohingyas-au-bangladesh_5198046_3216.html
Birmanie : la trêve s’achève lundi soir, les activistes rohingya se disent ouverts à la paix
Le cessez-le-feu déclaré par l’Armée du salut des Rohingya de l’Arakan il y a un mois arrive à son terme le 9 octobre. Les rebelles ont cependant déclaré qu’ils agiraient « en réciprocité » si le gouvernement birman se montrait ouvert à la paix.
Les activistes rohingya, dont les attaques à la fin d’août, en Birmanie, avaient déclenché une campagne de répression de l’armée, ont rappelé, samedi 7 octobre, que le cessez-le-feu unilatéral d’un mois, qu’ils avaient déclaré le 10 septembre, s’achevait dans deux jours. Ils ont également affirmé qu’ils restaient ouverts à la paix.
Dans un communiqué publié sur son fil Twitter, l’Armée du salut des Rohingya de l’Arakan (ARSA) explique que la trêve s’achèvera le 9 octobre à minuit. « La pause humanitaire a été décidée afin de permettre aux acteurs humanitaires d’évaluer et de répondre à la crise humanitaire en Arakan », dans l’ouest de la Birmanie, selon ce communiqué. « Si, à n’importe quelle étape, le gouvernement birman se montre ouvert à la paix, alors l’ARSA y fera bon accueil et agira en réciprocité. »
Des attaques coordonnées de plusieurs dizaines de postes frontières birmans le 25 août par des activistes rohingya avaient déclenché une opération de répression de l’armée birmane. Celle-ci a provoqué la fuite de plus d’un demi-million de Rohingya du nord de l’Etat d’Arakan pour le Bangladesh voisin. Cela représente la moitié de cette communauté musulmane apatride d’un million de personnes, installée en Birmanie depuis des décennies.
Une épuration ethnique selon l’ONU
Dans son communiqué, l’ARSA, une organisation formée il y a quelques mois, affirme avoir aidé à fournir « un passage sûr » aux personnes fuyant vers le Bangladesh.
L’Organisation des Nations unies (ONU) juge que l’armée birmane et les milices bouddhistes se livrent à une épuration ethnique contre la communauté musulmane. Accusée d’incendier des villages pour inciter les Rohingya au départ, l’armée birmane a mis en cause vendredi les rebelles rohingya eux-mêmes. Les autorités birmanes interdisent l’accès à la zone de conflit.
Après quelques jours d’accalmie, l’exode des Rohingya vers le Bangladesh a repris à grande échelle cette semaine, principalement en raison du manque de nourriture dans l’ouest de la Birmanie, où la souffrance est « inimaginable », selon l’ONU.
Selon les chiffres publiés vendredi par l’ONU, quelque 515 000 Rohingya ont fui la Birmanie vers le Bangladesh depuis le 25 août. Environ 2 000 personnes continuent à arriver chaque jour, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).
Le Monde.fr
* Le Monde.fr | 07.10.2017 à 11h29 • Mis à jour le 07.10.2017 à 17h42 :
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/10/07/birmanie-la-treve-s-acheve-lundi-soir-les-activistes-rohingya-se-disent-ouverts-a-la-paix_5197716_3216.html
New Delhi veut à son tour expulser les réfugiés rohingya
Au moment où 500 000 Rohingya ont été chassés de Birmanie, le gouvernement nationaliste hindou considère qu’ils constituent un « danger potentiel » pour « la sécurité intérieure » indienne.
Les nationalistes hindous au pouvoir en Inde veulent déporter les 40 000 réfugiés rohingya vivant en Inde depuis plusieurs années, au moment où 500 000 d’entre eux viennent d’être chassés de Birmanie, victimes, selon l’ONU, d’un nettoyage ethnique. Devant la Cour suprême de New Delhi, où un recours a été déposé pour faire annuler cette décision, le gouvernement nationaliste hindou a expliqué, mardi 3 octobre, que les Rohingya constituaient un « danger potentiel » pour « la sécurité intérieure » indienne et l’harmonie du « tissu social » d’un pays qui compte 1,2 milliard d’habitants de toutes les confessions.
Il a mis en garde contre de « possibles éruptions de violence » contre les bouddhistes du pays de la part des « Rohingya radicalisés » dans un pays où la plupart des victimes de violence sont pourtant des musulmans menacés par les Hindous radicalisés. Dans leur déposition devant la Cour suprême, les nationalistes au pouvoir disent avoir reçu des informations des agences de renseignement selon lesquelles « des immigrés illégaux rohingya » auraient des liens avec des organisations terroristes du Pakistan et d’autres pays sans préciser lesquelles, ni combien de Rohingya sont concernés.
« Méthodes brutales et rustres »
Ces derniers n’ont pas la possibilité d’obtenir le droit d’asile en Inde, contrairement à d’autres pays dans le monde. New Delhi n’est pas signataire de la Convention de 1951 relative aux réfugiés et ne dispose d’aucun cadre de protection national en matière d’asile. Ce qui ne l’a pas empêché d’accueillir, dans le passé, des réfugiés d’Afghanistan ou des Tibétains en exil. C’était avant que les extrémistes hindous n’arrivent au pouvoir, à l’instar de Yogi Adityanath, dirigeant de l’Etat de l’Uttar Pradesh, pour qui les Rohingya ne sont pas des immigrants illégaux, encore moins des réfugiés, mais de simples « intrus ».
Sur les 40 000 Rohingya présents en Inde, 16 000 sont enregistrés comme « réfugiés » par les Nations unies. Le gouvernement indien a prévenu que ces derniers ne seraient pas épargnés par l’expulsion, y compris les enfants scolarisés dans le pays. Veut-il les envoyer au Bangladesh, où 500 000 Rohingya sont déjà entassés dans des camps de fortune ? En Birmanie, où plus d’un millier d’entre eux auraient été tués, selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés ? Le gouvernement ne le précise pas.
Les autorités indiennes ont ordonné, sans attendre la décision de la Cour suprême, un renfort des forces de sécurité à la frontière avec le Bangladesh, lesquelles utilisent des grenades assourdissantes ou à « piments » pour bloquer l’entrée des réfugiés. Plusieurs Rohingya, identifiés par leur « accent », ont déjà été refoulés. Un haut responsable des gardes-frontières indiens, cité par l’agence Reuters, dit avoir été autorisé à employer des « méthodes brutales et rustres ». Dans le même temps, New Delhi a envoyé des tonnes de thé, de riz, d’huile ou encore des moustiquaires aux Rohingya réfugiés au Bangladesh, en réponse à la « crise humanitaire ».
Julien Bouissou (New Delhi, correspondance)
* LE MONDE | 04.10.2017 à 09h53 • Mis à jour le 04.10.2017 à 14h40 :
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/10/04/new-delhi-veut-a-son-tour-expulser-les-refugies-rohingya_5195877_3216.html
L’improbable retour des Rohingya en Birmanie
Le régime birman promet le rapatriement des réfugiés, mais ces derniers sont apatrides dans leur propre pays.
Une fois arrivés au Bangladesh, les déracinés rohingya birmans vivent sur une terre à tout point de vue étrangère. Aucun ne peut acquérir la nationalité bangladaise et, depuis l’exode de 1991-1992, aucun n’a même obtenu le statut officiel de réfugié. Chassés de Birmanie, à peine tolérés au Bangladesh, ils survivent dans un no man’s land juridique et administratif, sans statut ni document. Des apatrides sans même un bout de papier reconnaissant qu’ils le sont. Dacca s’est engagé, à l’occasion de l’actuel exode, à commencer à enregistrer les réfugiés.
En Birmanie, les Rohingya sont des non-citoyens de longue date : une « loi sur la nationalité », promulguée en 1982, à l’époque de la dictature militaire, n’avait pas inclus ces musulmans du nord de la province de l’Arakan sur la liste des 135 groupes ethniques du pays. Seules les « races nationales » répertoriées pouvant prétendre accéder au statut de citoyen, les Rohingya se sont retrouvés de facto apatrides.
Affirmation vague
Des pourparlers au Bangladesh entre un officiel birman et le ministre bangladais des affaires étrangères ont donné lieu, lundi 2 octobre, à un communiqué annonçant que la Birmanie était « prête à reprendre les réfugiés rohingya ». Cette affirmation plutôt vague semble confi rmer malgré tout ce qu’avait récemment promis la chef du gouvernement Aung San Suu Kyi, qui a affirmé qu’un « processus national de vérification » pouvait commencer « à tout moment ». Reste à savoir si ces annonces sont sérieuses, et quelles conditions seraient demandées à ceux qui sont en majorité des sans-papiers.
Au Bangladesh, dans le camp de réfugiés de Kutupalong, les Rohingya victimes d’anciens exodes cohabitent avec les nouveaux arrivés. Près de la route nationale et du marché, il y a les réfugiés officiels des années 1990. Plus on avance, plus nombreux sont les exilés des années 2000. A l’orée de la forêt qui recule face aux constructions sommaires de tentes et de huttes, on rencontre les déportés de l’automne 2016. Puis, dans les champs encore en friche, s’installent peu à peu les réfugiés de l’exode actuel, qui a débuté le 25 août, lorsque l’armée et les groupes paramilitaires birmans sont entrés en action.
Tous n’ont pas le même accès aux activités de la région. Sans document, impossible d’imaginer une vie au-delà du camp, un travail officiel, même après des années de survie. Le Bangladesh n’offre volontairement aucune perspective d’intégration : il est par exemple interdit aux agences humanitaires de l’ONU de donner des cours de langue bengalie aux enfants. Ils doivent rester rohingya et uniquement rohingya, c’est-à-dire, socialement, inexistants. Seuls ceux qui sont nés au Bangladesh de parents réfugiés peuvent envisager de quitter un jour l’école du camp et poursuivre des études.
« Document spécial »
Au port de ShahPorir Dwip, 300 Rohingya descendent des bateaux. Ils viennent de traverser la rivière Naf, laissant derrière eux les colonnes de fumée de leurs villages qui brûlent. « Pendant trois semaines, l’armée birmane ne se préoccupait pas de nos documents et se contentait de tirer sur les gens pour les faire partir, raconte Shafiqui, un Rohingya qui vient de fuir son village de Shikdarpara. De toute façon, le document que nous accorde l’administration n’est pas une vraie carte d’identité birmane : c’est un document spécial pour les Rohingya, mais qui ne mentionne même pas notre identité rohingya. A la place de “Rohingya” il est écrit “Bengali”. Comme si nous étions des étrangers dans notre pays. »
« Depuis quelque temps, il y a quelque chose de nouveau, poursuit Shafiqui. Les gardes-côtes birmans viennent parfois sur les berges où des milliers de Rohingya attendent un bateau et confisquent nos cartes NVC [National Verification Certificate]. Si nous quittons le pays sans ce document, qui est la seule preuve de notre identité et un permis de travail, il nous sera impossible de prouver que nous sommes venus de Birmanie. Il sera donc très difficile d’y être rapatrié. »
La question est aujourd’hui de savoir quel crédit accorder aux promesses du gouvernement birman de rapatrier les réfugiés, qui sont désormais près de 500 000 et continuent d’arriver au Bangladesh. Certes, par le passé, des accords entre le Bangladesh et la Birmanie avaient permis à une grande majorité de réfugiés Rohingya de rentrer : en 1978, sur les quelque 190 000 Rohingya qui avaient fui, 186 000 avaient été autorisés à revenir dans leur foyer. Après le second exode de 1991-1992, en vertu d’un accord qui devrait fournir la base d’une éventuelle prochaine opération de rapatriement, environ 155 000 réfugiés (sur 260 000 environ) étaient rentrés en Birmanie.
Répression
Cette fois, les choses risquent d’être plus compliquées : le niveau de répression a atteint des sommets et revenir est dangereux. Les Rohingya n’ont plus confiance dans les autorités : en 2010, à l’occasion d’une élection organisée par la junte militaire, des papiers d’identité provisoires, connus sous le nom de « cartes blanches », leur avaient été donnés. Le régime, qui avait fait miroiter aux musulmans une naturalisation, comptait sur leur vote en faveur du parti des militaires… Mais en 2015, lors du scrutin qui a vu triompher le parti d’Aung San Suu Kyi, toutes les cartes leur ont été retirées. Et ils n’ont pas pu voter.
Compte tenu de l’ampleur des violences cette fois-ci, combien de réfugiés oseront faire demi-tour pour regagner leurs villages en ruines ? En outre, il n’est pas certain, au vu du sentiment farouchement anti rohingya qui prévaut dans le pays, que le gouvernement birman d’aujourd’hui tienne ses promesses de retour. Les récentes déclarations du conseiller pour les questions de sécurité, Thaung Tun, sont pour le moins ambiguës : « Nous ne pouvons accepter que des citoyens du Myanmar [nom officiel de la Birmanie] », a-t-il prévenu. Tout le problème est que les Rohingya ne sont pas citoyens de leur propre pays.
Bruno Philip (Rangoun, envoyé spécial) et Rémy Ourdan (Kutupalong et ShahPorir Dwip (Bangladesh), envoyé spécial)
* LE MONDE | 03.10.2017 à 11h01 • Mis à jour le 03.10.2017 à 11h34 :
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/10/03/birmanie-l-improbable-retour-des-rohingya_5195395_3216.html
En Birmanie, 88 ONG dénoncent des « crimes contre l’humanité »
Fustigeant « les atrocités commises par les forces de sécurité birmanes », les ONG réclament que l’ONU impose un embargo sur les armes à destination de ce pays.
Quatre-vingt-huit organisations non gouvernementales se sont associées, vendredi 29 septembre, pour dénoncer les « crimes contre l’humanité » dont est victime la minorité musulmane Rohingya en Birmanie. Fustigeant « les atrocités commises par les forces de sécurité birmanes », les ONG réclament que l’ONU impose un embargo sur les armes à destination de l’armée birmane.
« L’armée est responsable de déportations forcées, de meurtres, de viols et de persécutions des musulmans rohingya dans le nord de l’Etat de Rakhine (Arakan), causant d’innombrables morts et des déplacements de masse », note ainsi Human Rights Watch dans un communiqué publié mardi.
Ces ONG, parmi lesquelles figurent notamment Amnesty International, Asia Pacific Refugee Rights Network (APRRN) ou Burma Human Rights Network (BHRN), demandent à l’Assemblée générale de l’ONU d’adopter au plus tôt une résolution sur la Birmanie. Elles réclament aussi que le Conseil de sécurité étudie sérieusement l’imposition de sanctions ciblées contre les indidivus responsables de crimes ou d’abus graves à l’encontre de civils.
« En particulier, nous appelons tous les Etats à suspendre immédiatement leur aide et coopération militaires avec la Birmanie ».
Naufrage meurtrier
Nouvelle illustration de cet « enfer humanitaire » décrit par les ONG, au moins soixante Rohingya de Birmanie tentant de rejoindre le demi-million d’exilés au Bangladesh voisin ont disparu en mer, a déploré l’ONU. L’embarcation était partie mercredi soir d’un village côtier de l’Etat Rakhine, région épicentre des violences en Birmanie. Elle a coulé à quelques encablures de la terre ferme, victime de pluies de mousson torrentielles.
Evoquant ce nouveau drame, l’ONU a dénoncé un « cauchemar humanitaire » dans ce qui est devenu un des plus grands camps de réfugiés au monde. Les Rohingya, minorité apatride d’un million de personnes vivant en Birmanie, continuent d’affluer vers le Bangladesh, malgré les assurances de la Birmanie que les violences ont cessé et que de nombreux villages musulmans n’ont pas été incendiés.
Dans les camps côté Bangladesh, autorités et ONG sont débordées par la marée humaine. La police bangladaise a annoncé vendredi avoir empêché plus de 20 000 Rohingya de franchir la frontière. La Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge a alerté vendredi des risques sanitaires et d’épidémies, dont déjà des milliers de cas de diarrhées aiguës liées à des conditions d’hygiène désastreuses.
S’ajoute à cela le fait que ces exilés viennent d’une région parmi les plus pauvres de Birmanie et arrivent dans un état de grande fragilité physique : un sur cinq souffre de malnutrition sévère, a dénoncé vendredi le haut-commissariat aux réfugiés de l’ONU.
Un accès humanitaire réclamé
Malgré cette situation critique, la communauté internationale peine à s’entendre pour esquisser une sortie de crise. Jeudi, le Conseil de sécurité de l’ONU a tenu sa première réunion publique sur la Birmanie depuis le déclenchement, à la fin du mois d’août, de l’exode vers le Bangladesh de plusieurs centaines de milliers de Rohingya fuyant une vaste opération militaire de l’armée birmane dans l’Etat Rakhine. Le secrétaire général de l’Organisation des nations unies, Antonio Guterres, a réclamé à la Birmanie l’arrêt de cette opération, un accès humanitaire sans entrave à l’ouest du pays et le retour des exilés dans leurs zones d’origine.
Le Conseil a également prolongé de six mois le mandat de la mission d’établissement des faits en Birmanie, chargée d’enquêter sur les violations et autres abus commis dans ce pays, en particulier dans l’Etat Rakhine. La Chine s’est « dissociée » de la résolution, mais elle n’a toutefois pas appelé à ce que le texte fasse l’objet d’un vote.
Le Monde.fr avec AFP
* Le Monde.fr | 29.09.2017 à 17h40 :
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/09/29/en-birmanie-88-ong-denoncent-des-crimes-contre-l-humanite_5193752_3216.html