Pour les féministes, le recours à la loi ne va pas de soi. Peut-être est-ce parce que nombre de leurs luttes étaient dirigées contre des lois oppressives, comme la loi interdisant l’avortement, par exemple. Néanmoins, la loi est un moyen de conquérir des droits, et elle permet de faire reculer la tolérance sociale à certaines situations. Et les femmes se sont aussi battues pour des lois, notamment celles contre les violences qu’elles subissent. Elles ont ainsi soulevé la chape de plomb qui pesait sur ces violences, pourtant massives. Mais ces lois sont dispersées dans différents codes, ce qui les rend peu visibles et peu efficaces. Elles ne sont pas appliquées et sont incomplètes. Elles n’envisagent les violences que sur un plan répressif, occultant la prévention des violences et la protection des victimes. Il y a urgence à traiter les violences pour ce qu’elles sont : un des effets de la domination masculine et un des moyens de la maintenir. C’est la seule façon d’y mettre fin.
C’est pourquoi le Collectif national pour les droits des femmes (CNDF), dont fait partie la LCR, travaille depuis deux ans sur une loi-cadre s’inspirant de la loi espagnole et prenant en compte les violences sexistes dans toutes leurs dimensions : prévention, sanction, accueil et accompagnement des victimes, protection des victimes, garantie de leur revenu et de leur droit au séjour, accès au logement. Nous voulons plus que la loi espagnole, puisque notre loi porte sur l’ensemble des violences faites aux femmes : violences dans la famille et le couple, au travail, dans les lieux publics, violences lesbophobes, prostitution. Les mesures préventives ont été présentées, dans un article de Rouge du 23 novembre 2006 (n° 2182) [1], expliquant également que ce projet n’alourdit aucune peine et abroge les mesures répressives à l’encontre des prostituées. Certaines des mesures qu’il contient sont totalement inédites, et une explication de texte s’impose.
Tribunaux spécifiques
Tout d’abord, concernant les tribunaux de la violence à l’encontre des femmes (art. 108 du projet de loi). Il est institué, dans le ressort de chaque tribunal de grande instance, un tribunal de la violence à l’encontre des femmes. Ce tribunal a une compétence pénale et civile. Il est compétent, en matière pénale, pour juger les atteintes volontaires à l’intégrité morale, physique et sexuelle des femmes, commises contre une femme connue ou inconnue. En matière civile, il est compétent pour traiter les affaires de filiation, de séparation et de garde des enfants, dès lors que l’une des parties du procès civil est une femme victime de violences et/ou que l’une des parties est dénoncée comme auteur, instigateur ou complice de telles violences et/ou qu’une ordonnance de protection d’une victime a été délivrée. Il y a au moins un juge de la violence à l’encontre des femmes au siège de chaque tribunal de la violence à l’encontre des femmes.
Fin 2004, l’Espagne a adopté une « loi intégrale contre la violence de genre », qui met en place des tribunaux dédiés à ces violences. Plusieurs raisons ont conduit à reprendre cette mesure dans le projet : la gravité des faits concernés ; leur caractère massif et largement répandu (50 000 viols par an, une femme sur dix victime de violences conjugales) ; la complexité de ces affaires, qui impose que les juges amenés à les traiter soient particulièrement formés sur cette question ; la conjugaison de compétences civiles et pénales, seul moyen de mettre fin à certaines situations dramatiques. Actuellement, en cas de violences dans la famille, l’étanchéité entre civil et pénal peut amener un juge aux affaires familiales à traiter un divorce sans tenir compte d’une plainte au pénal pour des violences conjugales ou incestueuses, par exemple, ce qui peut entraîner des décisions catastrophiques concernant la garde des enfants.
Lorsque l’on a créé des tribunaux pour enfants et des juges pour enfants, c’était pour répondre à la particularité de leur situation. Ces juges, spécifiquement formés, sont à l’écoute des personnes, aux problématiques de l’enfance et l’adolescence. Ce n’est sans doute pas par hasard si ce sont ces juges, travaillant quotidiennement sur des situations humaines difficiles, qui sont les premiers à dénoncer la dérive sécuritaire du système judiciaire après l’adoption des lois Sarkozy et Perben.
De même, la création de juges de la violence à l’encontre des femmes est un moyen de prendre en compte la complexité du problème. Il ne s’agit pas de créer des droits spécifiques à une partie de la population, mais de garantir l’accès réel de toutes et tous au droit commun. Il n’est pas non plus question de retirer des magistrats d’autres juridictions pour en créer une nouvelle. La proposition du CNDF s’inscrit dans la perspective d’une justice aux moyens élargis. Au sein de ces tribunaux, certains juges seront affectés aux fonctions d’instruction, d’autres aux fonctions de jugement, afin de respecter le principe de séparation des fonctions d’instruction et de jugement qui est au cœur du système judiciaire français.
Ordonnance de protection
Le projet de loi du CNDF défend également l’ordonnance de protection (art. 113). Dans les cas où il existe une situation objective de risque, de danger, de menace pour la plaignante qui requiert l’adoption des mesures de protection, le juge de la violence à l’encontre des femmes est saisi selon une procédure d’urgence et rend une ordonnance de protection. L’ordonnance est rendue par le juge agissant d’office ou à la demande des victimes, des enfants, des personnes résidant habituellement avec elles ou qui sont à leur garde, du ministère public, des services d’aide aux victimes ou des services sociaux. Les structures d’aide qui auraient connaissance de situations de danger peuvent, avec l’accord explicite et écrit de la victime, les porter immédiatement à la connaissance du juge de la violence à l’encontre des femmes ou du ministère public afin que puisse être initiée la procédure pour l’adoption de l’ordonnance de protection.
Dès la réception de la demande d’ordonnance de protection, le juge de la violence à l’encontre des femmes convoque une audition urgente de la plaignante ou de son représentant légal et du mis en cause, assisté, le cas échéant, d’un avocat. L’audition doit avoir lieu dans un délai maximal de 24 heures, à partir de la présentation de la demande. Pendant l’audition, le juge adopte les mesures opportunes afin d’éviter la confrontation entre le mis en cause et la plaignante. À cet effet, il fait en sorte que les auditions soient effectuées séparément. Après l’audition, le juge de la violence à l’encontre des femmes donne suite ou non à la demande de l’ordonnance de protection. Il précise le contenu et l’utilisation des mesures qu’il décide : éloignement du domicile, suspension des communications, attribution de l’utilisation du logement familial, détermination du régime de garde des enfants. Ces mesures de protection sont en vigueur pendant une durée de 30 jours. Elles peuvent être renouvelées pour une période identique. Elles ne peuvent être prolongées au-delà de cette période qu’en cas de mise en examen.
Cet article s’inspire d’une mesure analogue contenue dans la loi espagnole. Il s’agit d’une procédure d’urgence visant à éviter les drames qui se produisent encore trop souvent, alors même que, parfois, les femmes avaient parlé à la police ou à des associations des violences qu’elles subissaient. Le recensement national des morts violentes survenues au sein du couple en 2003 et 2004 confirme que la séparation est une période à haut risque, puisqu’elle précède 31 % des meurtres, et que les meurtres commis par des « ex » sont « un phénomène essentiellement masculin, souvent rural, et toujours avec la volonté de donner la mort ». On est loin de la vision sécuritaire des zones urbaines dangereuses développée par Sarkozy.
Services d’accueil
En tout cas, les situations d’escalade des violences, avec menaces de mort, ne sont pas rares, et les femmes doivent pouvoir en être protégées, même si elles ne sont pas prêtes à porter plainte. C’est en effet un long processus, pour une femme victime de violences, que de décider de porter plainte contre un homme qu’elle a aimé, ou contre un collègue de travail qui l’a violée, ou encore contre son père, par exemple. Le processus d’emprise sur la victime est au cœur de la violence, et il participe à empêcher les femmes de dénoncer les violences, voire de les identifier comme telles. Une mesure de protection urgente peut alors permettre à une femme de desserrer l’étau, de respirer, de réaliser à quel point la violence l’empêchait de vivre, de démarrer une recherche de travail après avoir été poussée à quitter le sien par un conjoint soucieux de limiter son autonomie, de réaliser, le cas échéant, à quel point ses enfants vont mieux quand ils sont à l’abri des violences (alors qu’elle pensait « rester avec lui pour leur bien, car ils ont besoin de leur père »), de rassembler l’énergie et les alliés nécessaires pour porter plainte. L’ordonnance de protection ne préjuge pas de la culpabilité de l’homme concerné, et seul le jugement pourra trancher.
Les militantes qui ont travaillé sur la loi-cadre sont farouchement opposées au projet de loi relatif à la prévention de la délinquance de Nicolas Sarkozy, notamment, en ce qui nous concerne, à son article 16, qui autorise les médecins à révéler les violences conjugales sans avoir à obtenir l’accord de la victime. Ce mode de signalement existe actuellement pour les victimes mineures, et c’est une bonne chose car, sans cette mesure, on ne pourrait protéger des mineurs, légalement dépendants de leurs parents, de ces mêmes parents s’ils sont maltraitants. En revanche, les victimes majeures sont en mesure de porter plainte seules, et l’enjeu de la loi-cadre est de les aider à le faire, surtout pas de le faire à leur place. Si une femme sait que son médecin fera un signalement sans son accord et qu’elle hésite encore à porter plainte, elle ne lui parlera pas des violences qu’elle subit. Loin de protéger les victimes, la loi Sarkozy les renverrait donc à leur silence. La possibilité, pour les services d’aide aux victimes de solliciter l’ordonnance de protection, contenue dans la proposition du CNDF, n’a rien à voir avec un signalement de ce type, puisque l’ordonnance de protection ne déclenche pas de plainte et ne s’y substitue pas.
L’article 35 du projet traite des services d’accueil d’urgence. Dans le but de procéder au processus de reconstruction intégrale des femmes victimes de violences, il sera implanté, dans chaque département au moins, un type de chacune de ces structures : des services d’accueil et d’information immédiate qui garantiront une première aide juridique, sociale et psychologique (y compris si la femme n’a pas porté plainte). Ils assureront un hébergement d’urgence, de court séjour ou de moyen et long séjour, afin de permettre un processus de reconstruction intégrale. Ces centres assureront une assistance juridique gratuite et spécialisée. Ils comprendront obligatoirement, parmi leur personnel spécialisé : assistant social, médecin, avocat, psychologue. Ces professionnels, qui travailleront en équipe interdisciplinaire, recevront obligatoirement une formation assurée par les associations de lutte contre les violences faites aux femmes. Évidemment, ces services coûtant cher, la loi-cadre impose un budget national pour les financer.
Note
1. Voir, sur le site ESSF : Défendre les femmes violentées
• À lire : CNDF, Contre les violences faites aux femmes : une loi-cadre !, Syllepse, 2006.