Le gouvernement du Parti populaire (PP) a envoyé au Sénat de l’Etat espagnol la proposition d’appliquer l’article 155 contre la Catalogne et il est presque certain que cela sera approuvé le vendredi 27 octobre [le PP dispose de la majorité absolue au Sénat]. Cette mesure suppose la suspension de l’autonomie catalane et la violation des règles de l’état de droit que ses partisans prétendent défendre. Je ne ferai pas ici référence aux arguments déjà mis en avant par Jaime Pastor [1].
La dureté de la mesure s’explique parce que l’Etat est conscient qu’en Catalogne existent deux pouvoirs en conflit et qu’il est déterminé à écraser celui de la Generalitat. Ce double pouvoir va s’exprimer lors des prochaines sessions du Sénat espagnol et du Parlament de Catalogne. Et dans les semaines ou mois à venir, l’un d’entre eux s’imposera et l’autre sera éliminé sur le territoire de la Catalogne. Si le résultat dépendait principalement de la force coercitive de chaque pouvoir, le résultat serait donné d’avance. Mais ce n’est pas le cas : le résultat dépendra fondamentalement du soutien citoyen actif que chacun d’entre eux obtiendra, pas seulement en Catalogne et, à plus forte raison, pas seulement en Espagne.
Si le Govern et le Parlament veulent détenir la possibilité de vaincre, ils doivent regrouper une grande majorité de citoyens catalans, obtenir la solidarité, au moins contre la répression, de secteurs significatifs des peuples de l’Espagne et de l’opinion publique européenne. La discussion la plus importante porte sur : comment le faire.
Les deux grandes alternatives peuvent se résumer à ceci : retirer ou rendre effective la déclaration d’indépendance suspendue le 10 octobre dernier. Mais en ce moment ces deux grandes options se précisent un peu plus. La convocation d’élections autonomes avant que le Sénat approuve l’article 155 de la Constitution ou la proclamation de la République catalane.
Il est vrai qu’Ada Colau et la direction des municipalités continuent à défendre le ni DUI [déclaration unilatérale d’indépendance], ni le 155 et veulent que les deux présidents dialoguent. Mais il devient de plus en plus évident pour un nombre croissant de personnes que Rajoy ne veut dialoguer sur rien d’autre que la reddition. Et je crois que cela affaiblit cette position.
L’option de convoquer des élections catalanes avant la réunion du Sénat s’appuie sur une argumentation en deux points. Le premier appartient à ceux qui répètent la requête faite à Rajoy avant qu’il active l’article 155. Une bonne représentation de cette option réside dans l’éditorial du quotidien La Vanguardia : « Il faut mettre avant toute chose la stabilité et le progrès économique, le bien-être et la tranquillité des gens. Tout une période historique est en danger. Président, renonce aux urnes ! » Il s’agit des urnes pour l’autonomie, bien sûr, et d’oublier le droit de décider et l’indépendance. Autrement dit, la reddition. Un autre point de vue défend les élections pour éviter l’application de l’article 155 et les transformer en un plébiscite souverainiste plus concluant que la victoire des « indépendantistes » lors des élections du 27 septembre 2015. Mais à ce stade et avec ces intentions explicites, il est difficile d’imaginer que l’Etat n’invaliderait pas les candidatures et les personnes. Et au mieux, si un nouveau 27 septembre est proposé, il faudrait expliquer ce qui devrait être fait par la suite. S’engager dans un processus constituant ? Demander de nouveau référendum et le nier à nouveau ? Convoquer un nouveau un 1er octobre qui serait à nouveau interdit ?
Avant tout, nous devons nous poser les questions suivantes : quel serait le prix à payer immédiatement si Puigdemont convoquait des élections ? A ce propos le doute n’est pas permis. Le prix des élections serait la démoralisation de la plupart des participants à la construction du plus grand mouvement de masse qui s’est développé en Europe depuis son lancement le 11 septembre 2012 jusqu’au référendum du 1er octobre et la grève générale du 3 octobre. Et ces gens sont la base du pouvoir du Govern et de la Generalitat. Sans son activité et son enthousiasme, le double pouvoir s’écroulerait, Rajoy gagnerait ainsi que son projet de recentralisation autoritaire et sa version dégénérée du régime de 1978.
L’autre alternative majeure est de proclamer la République catalane avant que le Sénat approuve l’article 155. C’est l’option que défendent des mouvements comme l’ANC (Assemblée nationale catalane), Omnium [dont chacun des deux dirigeants ont été arrêtés] et des CDR, dont certains se sont déjà transformés en comités de la défense de la République. Mais dans ce bloc il y a des nuances et des débats intéressants, en particulier pour ce qui a trait au processus constituant populaire prévu dans les lois de déconnexion. Je pense qu’il est largement partagé que ce processus doit commencer immédiatement, bien que le gouvernement ne l’ait pas encore déclaré. Mais la plupart des discussions portent sur comment concrétiser ce projet dans la nouvelle situation.
La commission d’études du Parlament a approuvé en juillet 2016 que le processus constitutionnel aurait trois phases et que toutes devaient incorporer la perspective suivante : 1) un processus participatif préalable avec un Forum social constituant, composé de représentants de la société civile organisée et des partis politiques, qui devraient formuler une série de problèmes ayant trait aux contenus concrets de la nouvelle Constitution ; ces questions devraient être résolues à travers un processus de participation citoyenne dont le résultat serait un mandat contraignant pour les membres de l’Assemblée constituante ; 2) une Assemblée constituante souveraine, protégée par les lois de la déconnexion, et chargée de rédiger la Constitution ; 3) un référendum constitutionnel pour approuver ou rejeter la Constitution.
A mon avis, le Parlament devrait ouvrir immédiatement ce processus et le doter d’une capacité d’action populaire la plus grande possible, avec l’objectif de lier la République catalane à un contenu démocratique radical qui s’adresse à tous les partisans de la démocratie et du droit de décider, aussi bien ceux favorables à l’indépendance, que ceux qui ne le sont pas, mais qui peuvent l’envisager comme la forme pratique afin d’éviter la perte d’autonomie gouvernementale, de combattre contre la répression, de régénérer la démocratie et d’abattre le régime de 7198. C’est un processus constituant vraiment populaire et transversal qui est condition fondamentale pour que la République puisse apparaître comme un instrument d’autodéfense citoyenne contre les attaques de l’Etat.
Selon moi, cela comporte quelles exigences dans une première phase.
1° Le Forum social constituant doit être assez nombreux et transversal pour être représentatif du pays. En particulier, il doit donner un rôle important aux CDR, comme le réclament certains. Et, si cela est possible dans la difficile conjoncture qui se profile, intégrer des personnes de la société civile élues par tirage au sort.
2° La participation citoyenne devrait être structurée dans des espaces de débat territoriaux qui soient proches de la population : selon des modalités telles que proposées, par exemple, par les 121 initiants de la plateforme Reinicia [réinitier la Catalogne]. Bien entendu, ces espaces doivent réunir aussi bien les personnes qui veulent l’indépendance que celles qui n’y sont pas favorables. C’est-à-dire ceux qui veulent l’indépendance, point à la ligne ; ceux qui l’envisagent comme une étape pour mettre en place une fédération ou une confédération obéissant à des conditions d’égalité ; et ceux qui ne la veulent pas mais qui la voient comme une protection contre l’offensive réactionnaire du PP. Dans ces espaces de débat devraient s’exprimer les exigences des citoyens, aussi bien sur le terrain politique que social et culturel.
3° Comme le Parlament l’a promis, les conclusions de cette participation citoyenne devraient être contraignantes pour les membres de l’Assemblée constituante.
On peut objecter qu’il sera difficile d’organiser ce forum et des espaces de discussion sur le territoire sous la pression de l’article 155. Mais en réalité, ce ne sera ni plus ni moins difficile que de défendre le President, le Govern, le Parlament, la TV3 et les médias publics, les Mossos [police catalane] ou notre modèle d’école catalane. A la différence près que lorsque nous défendons ce qui existe déjà, cela revient à refuser à l’Etat le pouvoir de le changer, malgré les critiques que nous avons face aux actuelles déficiences et aux erreurs commises. En défendant le Forum social ou le débat sur les territoires, nous défendrons notre droit de décider, le projet de la République catalane fruit de notre volonté démocratique. Et cela peut être une motivation et un enthousiasme supplémentaires, à la fois en Catalogne, en Espagne et en Europe.
Cette semaine et la suivante seront particulièrement critiques avant tout pour réussir à défendre Puigdemont, le Govern et le Parlament face aux prétentions propres à l’article 155. Nous devons les défendre comme nous l’avons fait le 1er et le 3 octobre, avec des manifestations massives et pacifiques, et avec une nouvelle grève générale si nécessaire. Mais, précisément parce qu’il y aura une résistance massive, l’épreuve de force ne va pas se résoudre en quelques jours ; elle se prolongera probablement des semaines et, peut-être, des mois. Au cours de ces jours et semaines de résistance massive, je pense que se manifestera de manière plus évidente une régression démocratique telle que le projette le chemin emprunté par le PP et approuvé par Ciudadanos et le PSOE ; cela non seulement en Catalogne, mais en Espagne et en Europe. Le professeur Gabriel Jaraba l’explique ainsi sur son blog : « [La crise catalane] est une expérience de portée européenne dont la dimension stratégique semble passer inaperçue. C’est, pour le dire grossièrement, une sorte de test de résistance des matériaux. Et elle s’adresse non seulement aux Catalan·e·s, mais aux Espagnols et aux Européens en général. Le test consiste à expérimenter dans quelle mesure l’ensemble des citoyens et les institutions internationales sont prêtes à tolérer et à soutenir une démocratie autoritaire et jusqu’à quel point, pas seulement en Espagne mais dans tous les pays de l’UE. »
Pour résister à cette offensive du PP et des droites européennes est nécessaire la mobilisation populaire dans tous les secteurs concernés. La tâche la plus immédiate consiste à lutter contre l’escalade répressive qu’implique l’application de l’article 155 en Catalogne. Dans ce but, la solidarité des peuples d’Espagne et d’Europe est absolument nécessaire.
Dans une telle perspective, la proclamation de la République catalane peut être un instrument d’autodéfense populaire, un symbole de la révolution démocratique et un stimulant de nouvelles luttes pour la démocratie et les droits sociaux en Catalogne, en Espagne et en Europe.
Marti Caussa