Alors qu’une édition augmentée de son livre Du consentement (Seuil, 152 p., 16 euros) sort en librairie, l’ancienne députée européenne Geneviève Fraisse donne, comme philosophe spécialiste de l’égalité des sexes, sa lecture de l’affaire Weinstein et des réactions qu’elle provoque.
Julie Clarini – Quelles différences faites-vous entre l’affaire Dominique Strauss-Kahn et l’affaire Weinstein ?
Geneviève Fraisse – Pour nous, Français, il y a une chronologie : c’est grâce à l’affaire DSK que celle sur Baupin est sortie, et que nous pouvons prendre en considération ce qui se passe avec le producteur de cinéma américain. La différence, c’est qu’on est sorti du fait divers ; il y a une mise en politique, c’est-à-dire qu’on considère maintenant que le fait divers est politique. C’est le premier point.
Le deuxième point, c’est que l’affaire DSK nous ramenait au XIXe siècle : le bourgeois qui monte dans la chambre de bonne – ou la femme de chambre qu’il rencontre à l’hôtel. Avec Denis Baupin ou Harvey Weinstein, nous sommes dans une autre sphère que la sphère domestique privée, c’est celle du lieu de travail. Néanmoins, là où ces affaires se rejoignent, c’est évidemment que le corps des femmes reste à la disposition des hommes.
Que nous disent ces affaires ?
J’y vois la fin d’un cycle et le début d’un autre. Celui qui s’achève est celui des droits que les féministes ont commencé à réclamer au début du XIXe siècle : critique du code Napoléon, obtention des droits civils à égalité, des droits politiques, économiques, jusqu’aux droits familiaux de la fin du XXe (autorité parentale partagée, etc.). En deux cents ans, elles ont effectué ce travail. Cette phase est relativement achevée, même s’il reste quelques combats, bien sûr.
Le XXIe siècle actualise la fin de ces demandes de droits. C’est alors la question du corps – même si elle était déjà présente dans, par exemple, la question du divorce, de l’avortement – qui devient primordiale : c’est l’énorme sujet de la reproduction, la procréation médicalement assistée (PMA), etc., d’abord, et le fameux mot d’ordre « mon corps m’appartient », ensuite, qui doit se décliner autrement.
C’est pourquoi il est tout à fait logique que ces affaires de violences sexuelles explosent maintenant. Mais avec elles on voit qu’on entre dans une zone de brouillard où certaines questions ne se laissent pas traduire par une demande de droit. Cette nouvelle loi sur le harcèlement de rue que veut porter Marlène Schiappa [secrétaire d’Etat chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes] va nous laisser dubitatifs : ce dont il est question n’est pas seulement de l’ordre du juridique, le droit ne pourra pas grand-chose, ni l’éducation du reste.
C’est le rapport de force qui changera tout. Si les femmes sont nombreuses, elles transformeront les choses. On le voit bien : entre l’affaire DSK et l’affaire Baupin ou celle d’Hollywood, on passe du singulier (une femme seule) à du pluriel (un collectif de femmes).
Certaines des femmes ont dit qu’elles avaient consenti. Cela ruine-t-il leur attaque ?
Toute la question est là : qu’est-ce que consentir ? Cela peut vouloir dire choisir ou accepter, adhérer ou permettre, par exemple les parents consentent au mariage de leur enfant. Il y a un double sens au mot. Mon livre qui traite de la prostitution ou du port du voile commence par les ombres portées sur la liberté du consentement. Car le consentement peut être le fruit d’un rapport de force, implicite ou explicite. On peut consentir à des situations d’oppression.
Ces filles, à Hollywood, n’ont pas consenti, elles ont accepté. Souvenons-nous que Laurence Parisot avait proposé de mettre en place un licenciement « par consentement mutuel » : quelle peut être la liberté de l’employé devant son employeur ?
Le droit est-il nécessaire mais pas suffisant ? Faut-il penser au-delà ?
Bien sûr, je suis ravie que le droit ait formalisé le consentement, il est nécessaire que les atteintes aux corps des femmes aient trouvé des expressions juridiques, mais on reste dans ce que j’ai appelé le cycle du droit. Il faut désormais ouvrir un nouveau cycle.
Par exemple, à propos du sexisme, je préfère parler de disqualification plutôt que de discrimination, terme qui appartient au langage juridique, et qui est une éventuelle conséquence du sexisme. Mais on peut être disqualifiée en tant que femme sans être discriminée. C’est cela que nous, femmes, devons maintenant penser.
Dans votre épilogue, vous insistez sur le refus de consentir ; est-ce une façon de ne pas faire des femmes que des victimes ?
Il faut sortir de l’alternative victime ou conquérante. En ce qui me concerne, j’essaie, après bien d’autres femmes que j’évoque, ici, de voir comment, face à la machine à exclure les femmes, tenter de la dérégler.
Propos recueillis par Julie Clarini