L’encre ne cesse de couler depuis les débuts de ce que l’on appelle désormais « l’affaire Ramadan », et les révélations sur les agressions sexuelles commises contre plusieurs femmes, adultes et adolescentes, dont il est soupçonné. Il ne nous appartient pas dans cette tribune de discuter la présomption d’innocence, à laquelle a pleinement droit le mis en cause.
Il n’en demeure pas moins que Tariq Ramadan est un personnage éminemment clivant. Il suscite depuis toujours soit la fascination, soit l’opprobre, plus rarement la critique nuancée. Les accusations de viol ne laissent pas de confirmer une telle polarisation du débat autour de sa personne. Du côté de la muslimosphère française, les réactions sont contrastées, oscillant entre un silence assourdissant, notamment de la part des proches de l’intellectuel ou réputés tels, et un soutien à peine voilé, sinon assumé. Certains de ses compagnons de route de confession musulmane n’ont pas attendu pour voler à son secours, en invoquant un complot sioniste qui serait derrière les révélations de Henda Ayari, la première à avoir dénoncé les supposés agissements du professeur d’Oxford. D’autres soutiens cherchent davantage à jouer sur la corde religieuse pour établir un cordon sanitaire autour de ce dernier. Il faut le sauver à tout prix et à toute hâte, peu importe les révélations troublantes et poignantes des plaignantes.
Il n’a pas fallu attendre non plus très longtemps pour que la symbolique islamique soit convoquée, afin de chercher à balayer définitivement le faisceau de suspicions concordantes autour des faits et méfaits supposés ou réels attribués à l’intellectuel genevois. Au moins deux figures religieuses de l’espace français et suisse, peu nombreux en l’espèce, manifestèrent ouvertement leur confiance à Tariq Ramadan : Hani Ramadan, son frère, directeur du Centre islamique de Genève, et Abdelmonaïm Boussena, imam de Roubaix. D’autres, moins explicites, à l’instar de Zakaria Seddiki, le soutiennent toutefois sans le nommer, mais en convoquant aussi des références religieuses auxquelles les musulmans sont sensibles, parce qu’elles concernent des personnages sacrés. Le fait de citer des récits de la Tradition - outre la sacralisation de l’icône Ramadan ainsi comparée à Aïcha, l’épouse du Prophète de l’islam, voire à Muhammad lui-même - produit des effets aux conséquences délétères pour l’ensemble des musulmans de France ou de l’espace francophone.
Cet effet de manche rhétorique relève de la violence symbolique. Celui-ci se fonde sur des références, partielles et partiales, aux récits de la Tradition, qui ont été sélectionnés et interprétés opportunément. Il s’agit non seulement de culpabiliser les musulmans et les victimes présumées de viol, en les menaçant des flammes de l’enfer et en faisant planer sur eux l’ombre de la trahison de la Oumma, mais également, et a contrario, d’islamiser le soutien au coupable présumé, qui relèverait d’un devoir de solidarité organique.
Les quelques défenseurs religieux, déclarés ou non, de Tariq Ramadan, cherchent à donner une caution islamique au devoir de solidarité envers ce dernier, contribuant ainsi à islamiser la polémique. De façon symétrique, ils font ainsi écho aux détracteurs de l’intellectuel qui cherchent également à islamiser ces affaires, en opérant un amalgame douteux entre le statut supposé des femmes en islam et le mépris ou la violence dont elles feraient l’objet.
En procédant de la sorte, ces défenseurs prennent en otage les citoyens français de confession musulmane, sommés en quelque sorte de se solidariser comme un seul homme autour de Ramadan, à l’instar de l’injonction des pourfendeurs de ce dernier, qui enjoignent les musulmans à prendre position collectivement, car leur silence est perçu comme une approbation implicite vis-à-vis de faits de viol supposés.
Par conséquent, il convient de ramener cette affaire à sa dimension individuelle. Elle ne saurait être, en l’occurrence, l’occasion d’un procès en islamité, intenté à des musulmans qui peuvent être, par ailleurs, parfaitement indifférents à cette affaire, sans sous-estimer la gravité extrême des faits qui sont reprochés à Tariq Ramadan. Le destin des musulmans de notre pays n’est certainement pas lié au destin ou au devenir de ce dernier.
Signataires :
Saïd Branine, co-fondateur du site Oumma.com
Haoues Seniguer, maître de conférences en science politique à Sciences Po Lyon