Partie 9 : La contre attaque soviétique : le traité de Rapallo de 1922
Ce texte qui constituait un véritable acte de provocation de la part des puissances occidentales amena la délégation soviétique à contacter dans les heures qui suivirent la délégation allemande qui était tenue un peu à l’égard de la conférence par Paris et Londres. Ces capitales espéraient convaincre les Russes soviétiques de faire les conditions mentionnées plus haut ou, en tout cas, une partie d’entre elles pour, ensuite, négocier avec les Allemands dans une situation favorable. La question russe était clairement prioritaire.
Joffé, un des responsables de la délégation soviétique, téléphona aux Allemands à 1 heure du matin du dimanche de Pâques 16 avril 1922 pour leur proposer de se rencontrer immédiatement afin d’essayer d’arriver à un accord bilatéral. Le biographe de Walther Rathenau, le ministre allemand de l’économie, raconte que les membres de la délégation allemande se réunirent en pyjama dans la chambre d’hôtel de Rathenau pour décider s’ils acceptaient l’invitation soviétique. Ils acceptèrent et quatorze heures plus tard, le dimanche 16 avril 1922 à 17h00, le Traité de Rapallo était signé entre l’Allemagne et la Russie soviétique [1]. Ce traité comportait la renonciation mutuelle à toute exigence d’ordre financier, y compris les réclamations allemandes touchant aux décrets soviétiques de nationalisation « à condition que le Gouvernement de la R. S. F. S. R. ne donne pas satisfaction aux réclamations similaires introduites par d’autres États » [2]. Il faut souligner que la Russie soviétique était en cela cohérente avec la position que le gouvernement soviétique avait adoptée en matière de proposition de paix dès le lendemain de la révolution : une paix sans annexion et sans réparations. Rappelons que l’Empire allemand avait imposé à la Russie en mars 1918 des conditions draconiennes, lors du traité de Brest-Litovsk, en annexant des territoires russes et en exigeant une rançon de guerre très lourde. Ensuite ce traité avait été annulé en juin 1919 par celui de Versailles par lequel les puissances occidentales imposaient à la République d’Allemagne une amputation de son territoire et de lourdes réparations. De son côté, par le traité de Rapallo, la Russie soviétique signait un accord de paix qui contenait un renoncement mutuel à des réparations et ce, alors que l’article 116 du Traité de Versailles donnait le droit à la Russie d’obtenir des indemnités financières de la part de l’Allemagne. Cette démarche de la Russie soviétique était également cohérente avec les traités qu’elles avaient signés en 1920-1921 avec les républiques baltes et avec la Pologne.
Une autre clause du Traité de Rapallo prévoyait que l’Allemagne financerait la création d’entreprises mixtes destinées à renforcer le commerce entre les deux pays.
En résumé, le traité de Rapallo signé à l’initiative de la délégation soviétique constitua une riposte ferme à l’attitude très agressive et dominatrice des puissances occidentales.
Ensuite, la délégation soviétique prit le temps de communiquer sa réponse officielle aux puissances occidentales en réaction aux exigences formulées le 15 avril par celles-ci.
Partie 10 : À Gênes (1922), les contre-propositions soviétiques face aux impositions des puissances créancières
Le 20 avril 1922, Tchitcherine communiqua la réponse soviétique aux propositions occidentales divulguées le 15 avril.
La réponse indiquait que : « La Délégation russe reste d’avis que la situation économique actuelle de la Russie et les circonstances qui l’ont amenée justifient amplement, pour la Russie, sa libération totale de toutes ses obligations citées dans les propositions susmentionnées, par suite de la reconnaissance de ses contre-réclamations. » [3]
Malgré son désaccord avec les exigences exorbitantes des puissances occidentales, la délégation russe se disait cependant prête à faire des concessions concernant la dette contractée par le tsar avant l’entrée en guerre le 1er août 1914. Elle avançait toute une série de propositions.
Elle s’engageait, en cas d’accord, à commencer le paiement de la dette trente ans plus tard : « La reprise des versements découlant des engagements financiers acceptés par le Gouvernement de Russie (…), y compris le paiement des intérêts, commencera après une période de 30 ans écoulés à dater du jour de la signature du présent accord. » [4]
La délégation russe disait qu’elle ne signerait un accord avec les autres gouvernements que si ceux-ci reconnaissaient pleinement le gouvernement soviétique et si des crédits d’État à État étaient accordés par ceux-ci, non pas pour l’aider à rembourser sa dette mais pour lui permettre de reconstruire son économie. Concrètement, cela signifiait que le gouvernement soviétique demandait d’abord à recevoir de l’argent frais de manière à relancer l’économie du pays, ce qui permettrait après un délai de trente ans de commencer le remboursement d’une partie de la dette contractée par le régime tsariste avant le 1er août 1914.
Les contre propositions occidentales sur la dette russe
Le 2 mai 1922, les puissances invitantes firent de nouvelles propositions à la délégation russe mais, bien que sur certains points elles faisaient de petites concessions (notamment en proposant un délai de 5 ans avant la reprise du paiement de la dette), elles introduisirent de nouvelles conditions inacceptables notamment sur le plan politique. La Clause 1 précisait que « toutes les Nations devraient s’engager à s’abstenir de toute propagande subversive de l’ordre et du système politique établis dans d’autres pays, le Gouvernement Soviétique russe n’interviendra en aucune manière dans les affaires intérieures et s’abstiendra de tout acte susceptible de troubler le statu quo territorial et politique dans d’autres États. »
Cela signifiait notamment que le gouvernement soviétique devait renoncer à appeler les peuples coloniaux à faire respecter leur droit à l’autodétermination. Concrètement, il aurait à s’interdire de soutenir l’indépendance des colonies comme l’Inde, les colonies africaines des différents empires, en particulier les empires britannique et français. Il aurait fallu aussi que le gouvernement soviétique n’apporte plus son soutien à des grèves et à d’autres formes de luttes dans les autres pays.
La Clause 1 ajoutait : « Il supprimera également sur son territoire toute tentative d’aider des mouvements révolutionnaires dans d’autres États. » [5] Pratiquement cela signifiait ne plus apporter son soutien à l’Internationale communiste (connue également comme la Troisième Internationale) qui avait été créée en 1919 et avait son siège à Moscou.
En matière de dette, la clause 2 réaffirmait la position des puissances occidentales : « le Gouvernement Soviétique russe reconnaît toutes les dettes et obligations publiques, qui ont été contractées ou garanties par le Gouvernement Impérial Russe ou par le Gouvernement provisoire russe ou par lui-même vis-à-vis des Puissances étrangères. »
Le point 2 de la clause 2 refusait la demande soviétique qui consistait à faire valoir son droit à des indemnités pour les pertes matérielles et humaines causées à la Russie par l’agression à laquelle les puissances étrangères s’étaient livrées pendant et après la révolution. Le texte disait : « Les Alliés ne peuvent pas admettre la responsabilité invoquée contre eux par le Gouvernement Soviétique russe, pour les pertes et dommages subis pendant la révolution en Russie depuis la guerre ».
La clause 6 exigeait la mise en place d’une commission arbitrale internationale dans laquelle la Russie serait minoritaire « Cette Commission sera composée d’un membre nommé par le Gouvernement Soviétique russe, d’un membre nommé par les porteurs étrangers, de deux membres et d’un Président, lesquels seront nommés par le Président de la Cour Suprême des États-Unis ou, à son défaut, par le Conseil de la Société des Nations ou le Président de la Cour Permanente Internationale de Justice de La Haye. Cette Commission décidera toutes questions concernant une remise d’intérêts ainsi que les modes de paiement du capital et des intérêts, en tenant compte de la situation économique et financière de la Russie. »
En résumé, les puissances invitantes remplaçaient la commission de la dette russe proposée par eux le 15 avril par une commission arbitrale disposant de pouvoirs très étendus et dans laquelle la Russie serait minoritaire.
La réponse soviétique réaffirme le droit à la répudiation des dettes
Le 11 mai 1922, la délégation soviétique communiqua une réponse qui allait entériner l’échec des négociations de Gênes et qui réaffirmait avec force le droit à la répudiation des dettes.
Tchitcherine affirma que « plus d’un parmi les États présents à la Conférence de Gênes a répudié dans le passé des dettes et des obligations contractées par lui, plus d’un État a confisqué et séquestré des biens de ressortissants étrangers ou de ses propres ressortissants sans que pour cela ils aient été l’objet de l’ostracisme appliqué à la Russie des Soviets. »
Tchitcherine souligne qu’un changement de régime par la voie d’une révolution entraîne la rupture des obligations prises par le régime antérieur. « Il n’appartient pas à la Délégation Russe de légitimer ce grand acte du peuple russe devant une assemblée de puissances dont beaucoup comptent dans leur histoire plus d’une révolution ; mais la Délégation russe est obligée de rappeler ce principe de droit que les révolutions, qui sont une rupture violente avec le passé apportent avec elles de nouveaux rapports juridiques dans les relations extérieures et intérieures des États.
Les gouvernements et les régimes sortis de la révolution ne sont pas tenus à respecter les obligations des gouvernements déchus. »
La souveraineté des peuples n’est pas liée par les traités des tyrans
Tchitcherine poursuit : « La Convention française, dont la France se réclame comme son héritière légitime, a proclamé le 22 septembre 1792 que la « souveraineté des peuples n’est pas liée par les traités des tyrans ». Se conformant à cette déclaration, la France révolutionnaire non seulement a déchiré les traités politiques de l’ancien régime avec l’étranger, mais encore a répudié sa dette d’État. Elle n’a consenti à en payer, et cela pour des motifs d’opportunité politique, qu’un tiers. C’est le « tiers consolidé », dont les intérêts n’ont commencé à être régulièrement versés qu’au début du XIX siècle. Cette pratique, érigée en doctrine par des hommes de loi éminents, a été suivie presque constamment par les gouvernements issus d’une révolution ou d’une guerre de libération. Les États-Unis ont répudié les traités de leurs prédécesseurs, l’Angleterre et l’Espagne. » [6]
Tchitcherine, sur la base de précédents historiques soutient que la Russie soviétique avait le droit de procéder à des nationalisations de biens étrangers sur son territoire : « D’autre part les gouvernements des États vainqueurs, pendant la guerre et surtout lors de la conclusion des traités de paix, n’ont pas hésité à saisir les biens des ressortissants des États vaincus situés sur leur territoire et même sur les territoires étrangers.
Conformément aux précédents, la Russie ne peut pas être obligée d’assumer une responsabilité quelconque vis-à-vis des puissances étrangères et de leurs ressortissants pour l’annulation des dettes publiques et pour la nationalisation des biens privés. »
Face à la demande d’indemnités avancées par les puissances occidentales, Tchitcherine rétorque : « Autre question de droit : le Gouvernement russe est-il responsable des dommages causés aux biens, droits et intérêts des ressortissants étrangers du fait de la guerre civile, en dehors de ceux qui leur ont été causés par les actes mêmes de ce Gouvernement, c’est-à-dire de l’annulation des dettes et de la nationalisation des biens ? Ici encore la doctrine juridique est toute en faveur du Gouvernement russe. La révolution, de même que tous les grands mouvements populaires, étant assimilée aux forces majeures, ne confère à ceux qui en ont souffert aucun titre à l’indemnisation. Quand les citoyens étrangers, appuyés par leurs gouvernements, demandèrent au gouvernement du tsar le remboursement des pertes qui leur avaient été causées par les événements révolutionnaires de 1905-1906, ce dernier repoussa leurs demandes en motivant son refus par la considération que, n’ayant pas accordé de dommages-intérêts à ses propres sujets pour des faits analogues, il ne pouvait pas placer les étrangers dans une position privilégiée. »
Tchitcherine conclut cette partie de son argumentation par : « Ainsi donc au point de vue du droit la Russie n’est nullement tenue à payer les dettes du passé, à restituer les biens ou à indemniser leurs anciens propriétaires, non plus qu’à payer des indemnités pour les autres dommages subis par les ressortissants étrangers soit du fait de la législation que la Russie dans l’exercice de sa souveraineté s’est dotée, soit du fait des événements révolutionnaires. »
Ensuite le responsable de la délégation soviétique réaffirme la disposition de la Russie soviétique à faire des concessions de manière volontaire afin de tenter d’arriver à un accord.
« Pourtant, dans un esprit de conciliation et pour arriver à une entente avec toutes les puissances, la Russie a accepté » de reconnaître une partie de la dette.
Tchitcherine montre sa maîtrise des jurisprudences en affirmant « La pratique et la doctrine sont d’accord pour imposer la responsabilité des dommages causés par l’intervention et le blocus aux gouvernements qui en sont les auteurs.
Pour ne pas citer d’autres cas, nous nous contenterons de rappeler la décision de la Cour Arbitrale de Genève du 14 septembre 1872 condamnant la Grande-Bretagne à payer aux États-Unis 15 millions de dollars pour les dommages causés à ces derniers par le corsaire Alabama City qui, dans la guerre civile entre les États du Nord et les États du Sud, avait aidé ces derniers.
L’intervention et le blocus des alliés et des neutres contre la Russie constituaient de la part de ces derniers des actes de guerre officiels. Les documents publiés à l’annexe II du premier Mémorandum russe prouvent avec évidence que les chefs des armées contre-révolutionnaires n’étaient tels qu’en apparence et que leurs véritables commandants étaient les généraux étrangers envoyés spécialement à cet effet par certaines puissances.
Ces puissances ont pris non seulement une part directe à la guerre civile, mais en sont les auteurs. »
Dans un document annexe fournit par la délégation soviétique, celle-ci développe le raisonnement suivant : « Les dettes d’avant-guerre faites par la Russie à l’étranger sont plus que compensées par les dommages énormes et durables causés à notre richesse nationale par l’intervention, le blocus et la guerre civile, organisés par les Alliés. (…) Mais ce qui a été fait d’une main (emprunts d’avant-guerre) a été détruit de l’autre (interventions, blocus, guerre civile). C’est pourquoi la seule mesure équitable serait de considérer les dettes d’avant-guerre comme amorties par les dommages causés et d’ouvrir une ère nouvelle de relations financières. » [7]
Tchitcherine réaffirme que la Russie est prête à faire des concessions si on lui accorde des crédits réels : « dans son désir d’obtenir un accord pratique, la Délégation russe, (…), est entrée dans la voie de plus amples concessions et s’est déclarée disposée à renoncer conditionnellement à ses contre-prétentions et à accepter les engagements des gouvernements déchus en échange d’une série de concessions de la part des puissances, dont la plus importante est la mise à la disposition du Gouvernement russe de crédits réels se montant à une somme préalablement déterminée. Malheureusement cet engagement des puissances n’a pas été tenu. »
Le responsable de la délégation soviétique rejette la prétention des puissances invitantes à réclamer de la Russie qu’elle rembourse les crédits octroyés au tsar et au gouvernement provisoire pour poursuivre une guerre que le peuple rejetait : « De même le Mémorandum repose tout entière la question des dettes de guerre, dont l’annulation était une des conditions de la renonciation de la Russie à ses contre–prétentions ».
Concernant la volonté des puissances invitantes d’imposer à la Russie une commission internationale d’arbitrage, Tchitcherine répond que si cette commission est instituée : « La souveraineté de l’État russe devient le jeu du hasard. Elle peut être mise en échec par les décisions d’un tribunal arbitral mixte composé de quatre étrangers et un Russe qui décident en dernier lieu si les intérêts des étrangers doivent être restaurés, restitués ou indemnisés. »
Enfin Tchitcherine dénonce le fait que des puissances comme la France exigent bec et ongles que la Russie soviétique indemnise quelques capitalistes sans prendre en considération la masse de petits porteurs de titres russes que la Russie serait prête à indemniser : « la Délégation russe constate que les États intéressés, en réservant toute leur sollicitude pour un groupe restreint de capitalistes étrangers et en faisant preuve d’une intransigeance doctrinaire inexplicable, ont sacrifié les intérêts (…) de la foule des petits porteurs d’emprunts russes et des petits propriétaires étrangers dont les biens ont été nationalisés ou séquestrés, et que le Gouvernement russe avait l’intention de comprendre parmi les réclamants dont il reconnaissait la justice et le bien-fondé. La Délégation russe ne peut s’empêcher d’exprimer sa surprise que des puissances comme la France, qui possède la majorité des petits porteurs d’emprunts russes, aient montré le plus d’insistance pour la restitution des biens, en subordonnant les intérêts des petits porteurs d’emprunts russes à ceux de quelques groupes exigeant la restitution des biens ».
Tchitcherine conclut sur la responsabilité des puissances invitantes dans l’échec de la négociation : il affirme que pour qu’un accord soit atteint il aurait fallu que « les puissances étrangères ayant organisé l’intervention armée en Russie renoncent à parler à la Russie le langage d’un vainqueur avec un vaincu, la Russie n’ayant pas été vaincue. Le seul langage qui aurait pu aboutir à un accord commun était celui que tiennent l’un vis-à-vis de l’autre des États contractants sur un pied d’égalité. (…)
Les masses populaires de Russie ne sauraient accepter un accord dans lequel les concessions n’auraient pas leur contre-partie dans des avantages réels. »
Partie 11 : Lloyd George versus les soviets
En séance plénière, Lloyd George fit une réponse qui en dit long :
« La Russie peut d’une manière abondante obtenir des secours, mais si elle veut les obtenir, il ne faut pas qu’elle s’y prenne de cette façon, et qu’elle ait en quelque sorte l’air de faire exprès de provoquer et d’outrager les sentiments, appelez les préjugés, les sentiments de la vaste majorité des gens (…)
J’ai parlé de préjugés. Je vais vous en citer deux ou trois, puisqu’ils ont été foulés aux pieds dans votre mémorandum du 11 mai. En Europe occidentale, lorsqu’un homme vend des marchandises à un autre, il a un préjugé curieux : il aime à être payé. Un autre préjugé est celui-ci : si un homme prête de l’argent à son voisin, sur sa demande, contre promesse de remboursement, il s’attend à ce qu’on le rembourse. Voilà encore un autre préjugé : si ce voisin vient le trouver et lui demande encore des secours, naturellement le premier lui demande : « Est-ce bien dans votre intention de me rembourser ? Remboursez d’abord ce que je vous ai prêté ». Si à cela l’emprunteur répond : « Mes principes ne me permettent pas de payer », si étrange que cela puisse paraître à la Délégation russe, cet occidental est tellement plein de préjugés que, très probablement, il ne voudra pas prêter de nouvelles sommes d’argent. Ce n’est pas une question de principe - je sais ce que sont les principes révolutionnaires - mais en dehors de la Russie, qu’est-ce vous voulez, il y a de drôles de gens, avec de drôles d’idées ! Et si vous voulez avoir affaire à nous, il faut nous prendre comme nous sommes. Ce sont là des idées que nous avons en quelque sorte sucées avec le lait, que nous avons héritées de générations d’ancêtres honnêtes et laborieux, et ici je désire avertir la délégation russe qu’il ne faut pas qu’elle s’attende, dans cette route que nous allons prendre ensemble vers la paix finale, à ce que nous laissions tomber froidement nos préjugés sur le bord de la route. Ces préjugés, ces idées, elles plongent leurs racines profondément dans le sol de l’Europe occidentale. Il y a des milliers d’années qu’elles y sont enracinées. (…) Quand vous écrivez à quelqu’un pour obtenir de nouvelles sommes d’argent, ce n’est pas véritablement le moyen de réussir que de consacrer la plus grande partie de votre lettre à une savante dissertation pour justifier la doctrine de la répudiation des dettes. Ce n’est pas cela qui vous aidera à obtenir des crédits. C’est peut-être une doctrine très sûre, mais cela n’est pas diplomatique. (…) En terminant, je voudrais vous implorer, parlant comme un homme qui a toujours été en faveur de cette idée d’aller au secours de cette noble nation, de lui demander, quand elle viendra à La Haye, de ne plus chercher à fouler aux pieds nos idées d’Occident. » [8]
La réponse de Tchitcherine :
Après avoir déploré d’avoir « été empêchés de poser devant la Conférence la question du désarmement », il répond à Lloyd George : « M. le Premier Ministre de la Grande Bretagne me dit que si mon voisin m’a prêté de l’argent, je dois le lui payer, eh bien j’y consens en l’espèce, cherchant la conciliation, mais alors j’ajoute que si ce voisin a fait irruption chez moi et, ayant tué mes fils, a brisé mon mobilier, a brûlé ma maison, il doit commencer au moins par me rétablir ce qu’il a détruit. » [9]
Il faut préciser également qu’au cours de la négociation sur le reste de l’agenda de la conférence de Gênes, la délégation soviétique est intervenue à plusieurs reprises pour que des décisions soient prises afin d’organiser un désarmement général. La France avait réagi de manière violente en refusant purement et simplement que ce point soit mis en discussion. Pour le gouvernement de la France, il était hors de question de réduire les dépenses d’armement. Bien sûr, cette orientation était à cent lieues de celle du peuple français, mais on avait affaire à un gouvernement de droite belliciste qui dirigeait son agressivité à la fois contre l’Allemagne et contre la Russie (sans parler des peuples colonisés). En 1921, la France avait encore essayé de mettre sur pied une alliance avec la Roumanie (qui avait annexé la Bessarabie, une partie du territoire de l’ancien empire russe) et la Pologne dirigée contre la Russie soviétique. La France envisageait de déclarer conjointement avec ces deux pays la guerre à la Russie soviétique [10].
Par ailleurs la délégation soviétique proposait que toutes les nations soient invitées à la conférence de Gênes, il fallait notamment que les peuples colonisés puissent être représentés directement. Les organisations ouvrières auraient dû également être invitées. La délégation soviétique critiquait les propositions générales en matière économique.
Tchitcherine déclara que « Le chapitre VI du Rapport de la Commission économique, qui a trait au travail, s’ouvre par la constatation générale de l’importance du concours des travailleurs pour la restauration économique de l’Europe. Cependant, nous ne trouvons point ce qui serait le plus nécessaire aux travailleurs, nous n’y trouvons aucune mention de la législation de protection ouvrière, en dehors de la question du chômage ; nous n’y trouvons non plus aucune proposition concernant les coopératives, quoique ces dernières soient un instrument de premier ordre pour l’amélioration des conditions du travailleur. Il est regrettable au plus haut degré, qu’au cours des travaux de la première Sous-commission les propositions relatives aux coopératives aient été écartées. Mais il y a plus encore : l’article 21, qui mentionne les conventions de la Conférence du travail de Washington, prive ces conventions d’une grande partie de leur importance pratique en consacrant le droit des participants à ne pas les ratifier. Ce fait que la Délégation russe s’est efforcée d’écarter, s’explique par le désir de certains Gouvernements, comme la Suisse, de ne pas adopter la journée de huit heures. La Délégation russe considère la journée de huit heures comme le principe fondamental du bien-être du travailleur, et elle élève une objection formelle contre la latitude explicitement donnée aux Gouvernements de ne pas l’appliquer. » [11]
Devant l’échec des négociations à Gênes, les puissances invitantes et la Russie se mirent d’accord pour se revoir un mois plus tard, à La Haye, afin d’essayer de réaliser un accord de la dernière chance. Le rendez-vous eut lieu mais aboutit également à un échec le 20 juillet 1922. La France et la Belgique, soutenues cette fois dans les coulisses par Washington qui était absent, avaient durci encore un peu plus leur position [12].
Partie 12 : La réaffirmation de la répudiation des dettes débouche sur un succès
Avant que ne se tienne la conférence de Gênes, la Russie soviétique avait réussi à signer des traités bilatéraux avec la Pologne, les républiques baltes, la Turquie, la Perse… Surtout, elle réussit à signer un accord commercial avec la Grande-Bretagne. Cet accord, signé en 1921, avait validé les lois soviétiques de nationalisation aux yeux des tribunaux britanniques et les entreprises qui commerçaient avec la Russie ne risquaient plus d’être inquiétées [13].
Pendant la conférence de Gênes, la Russie obtint également un succès avec la signature d’un traité avec l’Allemagne par lequel chaque partie renonçait à demander des réparations.
On aurait pu croire que l’échec de la conférence de Gênes et de celle de La Haye allait amener les puissances capitalistes à durcir leur position à l’égard de Moscou. C’est le contraire qui se passa. Le gouvernement soviétique a manifestement bien calculé. Les différents pays capitalistes ont considéré séparément qu’il fallait passer des accords avec Moscou car le marché russe offrait un important potentiel de même que les ressources naturelles du pays. Chaque capitale, sous la pression des entreprises privées locales, voulut passer un accord avec Moscou afin de ne pas laisser les autres puissances profiter des possibilités du marché russe.
En 1923-24, malgré l’échec de la conférence de Gênes, le Gouvernement des Soviets fut reconnu de jure par l’Angleterre, l’Italie, les pays scandinaves, la France, la Grèce, la Chine et quelques autres pays. En 1925, s’ajouta le Japon.
Paris réduisit fortement ses exigences. En France, un décret du 29 juin 1920 avait créé une commission spéciale pour la liquidation des affaires russes, qui avait pour mission de « liquider et de recouvrer tous les fonds de l’ancien État russe, quelle que soit leur origine ». Six jours avant la reconnaissance du Gouvernement des Soviets le 24 octobre 1924, le Gouvernement français supprimait cette commission. Une véritable victoire pour Moscou.
Quelques mois auparavant, le gouvernement travailliste britannique avait passé un accord avec l’URSS par lequel les Britanniques acceptaient les réclamations soviétiques pour les dommages causés par l’intervention britannique dans la guerre civile entre 1918 et 1920 [14]. Lloyd George avait pourtant déclaré à Gênes qu’il n’en était pas question. Le gouvernement promettait d’octroyer, sous certaines conditions, sa garantie pour l’émission d’un emprunt soviétique sur le marché financier de Londres.
Deux ans à peine après l’échec de Gênes, alors que l’URSS maintenait la répudiation des dettes, le gouvernement britannique s’apprêtait à donner sa garantie pour un emprunt soviétique ! Le dirigeant soviétique Kamenev pouvait écrire dans la Pravda le 24 septembre 1924 : « Le traité avec l’Angleterre est une base effective pour la reconnaissance expresse de notre nationalisation de la terre et d’entreprises, de la répudiation des dettes et de toutes les autres conséquences de notre révolution. » [15]
Finalement, quand les Conservateurs revinrent au pouvoir quelques mois plus tard, ils refusèrent de ratifier ce traité mais néanmoins une entreprise britannique importante s’engagea à investir dans des mines d’or en renonçant officiellement à toute demande d’indemnité pour la nationalisation qu’elle avait subie en 1918.
À partir de 1926, malgré la répudiation des dettes, des banques privées européennes et des gouvernements commencent à accorder des prêts à l’URSS
Le 26 juin 1926, l’URSS signait un accord de crédit avec des banques allemandes. En mars 1927, c’est la banque Midland de Londres qui octroya un crédit de 10 millions de £.
En octobre 1927, la municipalité de Vienne accordait un crédit de 100 millions de shillings. En 1929, la Norvège consentait un crédit de 20 millions de couronnes.
Les dirigeants républicains des États-Unis fulminaient. Le secrétaire d’État Kellogg a dénoncé l’attitude conciliante des Européens, dans son discours du 14 avril 1928, devant le Comité national Républicain : « Aucun État n’a été capable d’obtenir le paiement de dettes contractées par la Russie sous des Gouvernements précédents, ou le dédommagement de ses citoyens pour la propriété confisquée. Il y a donc tout lieu de croire que la reconnaissance des Soviets et l’ouverture des négociations n’ont d’autre effet que d’encourager les maîtres actuels de la Russie dans leur politique de répudiation et de confiscation... » [16].
Finalement les États-Unis, en novembre 1933, sous la présidence de F. Roosevelt reconnurent de jure l’URSS. Le 13 février 1934, le Gouvernement des États-Unis créait l’Export and Import Bank dans le but de financer le commerce avec l’Union soviétique. Quelques mois plus tard, la France, afin de ne pas être exclue du marché soviétique, proposa elle-même des crédits à l’URSS afin que celle-ci achète des produits français.
Alexander Sack, qui était opposé à la répudiation des dettes et farouchement antisoviétique, concluait son étude sur les réclamations diplomatiques contre les Soviets par ces quelques phrases qui indiquent clairement qu’il est tout à fait possible de répudier des dettes sans pour autant être voué à l’isolement et à la faillite, bien au contraire :
« Au moment du vingtième anniversaire du régime soviétique, les réclamations étrangères à son égard présentent le tableau mélancolique d’une pétrification, sinon d’un abandon. L’Union soviétique se vante d’être actuellement un des pays les plus industrialisés ; elle a une balance commerciale favorable ; elle occupe le deuxième rang dans la production de l’or dans le monde. Son Gouvernement est, à présent, universellement reconnu et des crédits commerciaux lui sont accordés, pratiquement, autant qu’il en désire. Malgré cela, l’Union n’a pas reconnu, ni payé, aucune des dettes résultant de ses décrets de répudiation, de confiscation et de nationalisation. » [17]
Conclusion
Cette étude s’est concentrée sur la répudiation des dettes par le gouvernement soviétique. Elle a montré que cette décision remontait à un engagement pris lors de la révolution de 1905. Le contexte international a été analysé : les traités de paix, la guerre civile, le blocus, la conférence de Gênes et les nombreux accords de prêts qui ont suivi malgré la poursuite de la répudiation des dettes passées.
Par manque d’espace, je n’ai pas abordé l’évolution du régime soviétique : l’étouffement progressif de la critique, la dégénérescence bureaucratique et autoritaire du régime [18], les politiques catastrophiques en matière agricole (notamment la collectivisation forcée sous Staline) et en matière industrielle, l’imposition sous Staline dans les années 1930 d’un régime de terreur.
Le sort des membres de la délégation qui a représenté le gouvernement soviétique à Gênes illustre l’évolution dramatique du régime et les effets de la politique représentée par Staline. La délégation était composée de : Georges Tchitcherine, Adolph Joffé, Maxime Litvinov, Christian Rakovski, Leonid Krassine. A part ce dernier qui décède de maladie en 1926 à Londres, le sort des autres est significatif. Georges Tchitcherine est entré en disgrâce en 1927-1928. Adolph Joffé se suicide le 16 novembre 1927, laissant une lettre d’adieu à Trotsky, véritable testament politique. Son enterrement est l’une des dernières grandes manifestations publiques « autorisée » de l’opposition antistalinienne. Maxime Litvinov, le 3 mai 1939, est démis de ses fonctions dans des circonstances violentes : la Guépéou encercle son ministère, ses assistants sont battus et interrogés. Litvinov étant juif et ardent partisan de la sécurité collective, son remplacement par Molotov accroît la marge de manœuvre de Staline et facilite les négociations avec les Nazis. Celles-ci débouchent sur le pacte germano-soviétique en août 1939 qui a eu des conséquences funestes. Après l’attaque nazie de 1941 contre l’URSS, Litvinov reprendra du service. Christian Rakovski, camarade de Trotsky dès avant la première guerre mondiale, qui s’était opposé à la bureaucratie dès le début des années 1920 a été exécuté en 1941 par la Guépéou sur ordre de Staline. |
Cette évolution tragique montre une fois encore qu’il ne suffit pas de répudier des dettes odieuses pour apporter une solution aux problèmes multiples de la société. Il n’y a aucun doute là-dessus. Pour que la répudiation des dettes soit réellement utile, il faut qu’elle fasse partie d’un ensemble cohérent de mesures politiques, économiques, culturelles et sociales qui permettent de faire la transition vers une société libérée des différentes formes d’oppression dont elle souffre depuis des millénaires.
Réciproquement, pour de nombreux pays, il est très difficile d’envisager de commencer une telle transition tout en prétendant continuer à payer des dettes odieuses léguées du passé. Les exemples ne manquent pas dans l’histoire. Le dernier en date : la soumission de la Grèce aux diktats des créanciers depuis 2010 et les effets terribles de la capitulation en juillet 2015 d’un gouvernement qui prétendait poursuivre le remboursement de la dette afin d’obtenir une réduction de celle-ci.
Épilogue
En 1997, 6 ans après la dissolution de l’URSS, Boris Eltsine passait un accord avec Paris pour mettre définitivement fin au contentieux sur les titres russes. Les 400 millions de dollars obtenus de la Fédération de Russie en 1997-2000 par la France ne représentent qu’environ 1 % des sommes réclamées à la Russie soviétique par les porte-paroles des créanciers français représenté par l’État [19]. Il faut également souligner que l’accord entre la Russie et le Royaume-Uni du 15 juillet 1986 a permis l’indemnisation des porteurs britanniques pour 1,6 % de la valeur actualisée des titres.
Ce taux d’indemnisation est dérisoire et indique une fois de plus qu’un pays peut répudier sa dette.
En août 1998, affectée par la crise asiatique et les effets de la restauration capitaliste, la Russie a suspendu unilatéralement le paiement de la dette pendant six semaines. La dette publique externe s’élevait à 95 milliards de dollars, dont 72 milliards de dollars à l’égard des banques privées étrangères (30 milliards de dollars dus aux banques allemandes et 7 milliards dus aux banques françaises, parmi lesquelles le Crédit lyonnais) et le reste était dû principalement au Club de Paris ainsi qu’au FMI. La suspension totale de paiement suivie d’une suspension partielle au cours des années suivantes a amené les différents créanciers à accepter une réduction qui a oscillé entre 30 et 70 % selon les cas. La Russie, qui était en récession avant de décréter la suspension de paiement a connu ensuite un taux de croissance annuel de l’ordre de 6 % (période 1999-2005). Joseph Stiglitz, qui a été, entre 1997 et 2000, l’économiste en chef de la Banque mondiale, souligne : « Empiriquement, il y a très peu de preuves accréditant l’idée qu’un défaut de paiement entraîne une longue période d’exclusion d’accès aux marchés financiers. La Russie a pu emprunter à nouveau sur les marchés financiers deux ans après son défaut de paiement (de 1998) qui avait été décrété unilatéralement, sans consultation préalable avec les créanciers. […] Dès lors, en pratique, la menace de voir le robinet du crédit fermé n’est pas réelle. » [20].
En résumé de deux phrases : Il est possible de répudier ou de suspendre unilatéralement le paiement de la dette et de relancer l’économie. Ce n’est pas une condition suffisante pour régler tous les problèmes mais cela s’avère à la fois indispensable et utile dans certaines circonstances.
Eric Toussaint
Remerciements : L’auteur remercie pour leur aide, leur relecture et leurs suggestions : Pierre Gottiniaux, Nathan Legrand, Brigitte Ponet et Claude Quémar. L’auteur est entièrement responsable des éventuelles erreurs contenues dans ce travail.