L’affaire Ramadan est d’abord celle, banale, d’un homme de pouvoir. Elle en dit beaucoup sur l’individu, mais rien sur sa religion. Elle doit être traitée comme toutes les autres « affaires » devraient l’être, ni plus ni moins. Il a certes utilisé son statut d’autorité religieuse pour placer ses victimes en situation d’infériorité et pour leur imposer le silence. Les prêtres ayant violenté des enfants aussi, avec la complicité de l’Eglise.
Il n’y a pas d’exceptionnalité islamique. La chercheuse Fatima Khemilat relève que le modus operandi des responsables de mosquées et des autorités catholiques est identique : en cas « d’affaires », les coupables sont déplacés vers un autre lieu de culte ou, quand ils sont « détachés », se voient renvoyés dans leur pays d’origine [1].
Bien entendu, la loi du silence n’est pas imposée uniquement dans la sphère religieuse, mais dans toutes les sphères sociales (voir comment un employeur peut utiliser son pouvoir sur des salariées en ces temps de chômage et précarité). D’où l’importance du grand mouvement d’irruption publique de la parole en cours – et l’importance particulière de la prise de parole de femmes musulmanes, beures, noires, sachant que la droite raciste cherchera à instrumentaliser leur révolte et qu’elles vont être soumises à de violentes attaques provenant de leurs propres milieux. Dans un autre contexte, rompre l’omerta dans l’Eglise a aussi été particulièrement difficile.
L’essentiel est là. Dans le dépôt de plainte de victimes. Dans la tribune d’un « Collectif de féministes musulmanes et antiracistes » [2] qui dénonce à la fois la récupération politique des milieux islamophobes et les insultes proférées contre les victimes dans les milieux favorables à Tariq Ramadan pour conclure : « le racisme nourrit le sexisme et le sexisme alimente le racisme. Nous, féministes antiracistes et musulmanes, choisissons une troisième voix : l’engagement pour toutes contre la honte et le silence concernant les violences sexuelles et la solidarité avec les victimes, quelle que soit leur identité ou celle de l’agresseur. »
Le site Oumna.com accueille des articles qui analysent de façon très critique la façon dont les soutiens de Tariq Ramadan organisent sa défense en dénonçant entre autres le « complot sioniste », en identifiant Ramadan à l’islam (le critiquer revenant donc à s’attaquer à la religion), en le présentant fallacieusement comme un homme seul contre tous, en discréditant « coûte que coûte » les plaignantes : « un procédé fallacieux qui, sciemment ou non, conduit une partie du public à s’acharner sur elles comme les spectateurs au sein d’une arène. Lorsqu’on observe l’obscénité du langage usité pour les qualifier, dans des posts ou des commentaires non censurés sur les réseaux communautaires, il y a de quoi être effrayé. Dans un tel contexte, s’il y a un parti-pris à avoir, c’est celui de la protection du droit à témoigner, y compris sous couvert d’anonymat, au-delà de toute position idéologique. De ce point de vue, le climat anxiogène actuel est autant entretenu par les partisans que par les détracteurs de Tariq Ramadan. » [3]
Saïd Branine, cofondateur du site Oumma.com, et Haoues Seniguer, maître de conférences en science politique à Sciences Po Lyon, regrettent de même que les défenseurs religieux de Ramadan « cherchent à donner une caution islamique au devoir de solidarité envers ce dernier, contribuant ainsi à islamiser la polémique. » Et à « prendre en otage les citoyens français de confession musulmane », déjà pointés du doigt par les pourfendeurs de Tariq Ramadan qui les enjoignent à prendre position collectivement. Pour conclure : « il convient de ramener cette affaire à sa dimension individuelle. » [4]
Des « féministes décoloniales » rejettent aussi ce type d’injonction, répondant cette fois à une prise de position d’Houria Bouteldja, du Parti des Indigènes de la République (PIR), disant leur « Colère de lire de la main d’une militante indigène, figure de l’antiracisme politique, un texte rempli de misogynie et de mépris pour la douleur des victimes de violences sexuelles. » [5]. « Or ce que nous montre Angela Davis et d’autres figures des féminismes décoloniaux, c’est que dénoncer l’instrumentalisation raciste du viol revient à la fois à se battre contre le racisme, mais aussi contre le sexisme. Car l’enjeu est bel et bien de défaire et non pas renforcer les liens mortels entre racisme et sexisme pour une véritable émancipation des racisés, et de toutes les femmes. ». « Cette attitude qui consiste à douter de la parole des survivantes de violences sexuelles est une injonction au silence. »
« Comprendre la manière dont les structures racistes de la société impactent les rapports de genre ne signifie pas qu’il faille faire croire que le sexisme se limite à être une conséquence du racisme, et que lutter contre le racisme abolirait le sexisme. C’est non seulement historiquement faux, mais c’est politiquement dangereux. Bouteldja fait donc le choix de d’une décolonialité misogyne, et nous disons qu’une autre voie est à construire. Face au dilemme impossible entre la race et le genre, face au fémonationalisme, mais aussi face au patriarcat indigène, nous défendons un féminisme résolument décolonial.. »
Ces « féministes musulmanes et antiracistes », ces « féministes décoloniales », ces victimes qui portent plainte et celles et ceux, de culture musulmane en particulier, qui prennent leur défense doivent faire face aux très puissants réseaux de soutien à Tariq Ramadan méritent solidarité et soutien – non pas venus de racistes, mais des progressistes antiracistes. Là est aussi l’essentiel.
Injonctions et solidarité
Il est évidemment absurde de vouloir enjoindre « les musulmans » de France de prendre position sur ce scandale. Comme le notent Saïd Branine et Haoues Seniguer, il « ne saurait être, en l’occurrence, l’occasion d’un procès en islamité, intenté à des musulmans qui peuvent être, par ailleurs, parfaitement indifférents à cette affaire, sans sous-estimer la gravité extrême des faits qui sont reprochés à Tariq Ramadan. Le destin des musulmans de notre pays n’est certainement pas lié au destin ou au devenir de ce dernier. » [6]
On comprend parfaitement l’exaspération d’une association comme Lalab, sollicitée par « des dizaines de médias » pour se prononcer sur l’affaire Ramadan « ne respectent pas la temporalité que nous estimons nécessaire pour produire un travail de qualité. » « Il est pourtant crucial d’inscrire cette nouvelle affaire dans le contexte plus global de libération de la parole de ces dernières semaines, depuis l’affaire Weinstein. Mais nous n’avons jamais été contactées pour ces autres affaires. » [7] Précisons que Lalab affirme sans ambiguïté aucune son « soutien total » aux victimes de Ramadan.
Tariq Ramadan et ses soutiens ont eux-mêmes « islamisé » l’affaire et les féministes en milieu musulman sont soumis à deux injonctions politiques malveillantes : celle en provenance de racistes et celle provenant d’islamistes. La seconde n’est pas moins grave que la première – d’autant plus qu’elle peut s’accompagner de menaces de mort ; et qui peut assurer dans le contexte présent qu’il n’y a aucun danger de passage à l’acte et que de telles menaces peuvent tout simplement être ignorées ?
Dans un dossier sur la violence exercée contre les femmes, la Commission nationale intervention féministe du NPA souligne qu’il faut « commencer par construire la solidarité autour des victimes, pour les soutenir, pour que leur parole soit confortée par celles d’autres victimes ou de témoins » [8]. Faisons-le !
La solidarité ne saurait être silencieuse et clandestine, du moins pour nous en France où l’afficher ne conduit pas en prison.
La solidarité ne peut qu’être explicite et publique – ou elle n’est pas.
La dénonciation de l’instrumentalisation raciste de l’affaire Ramadan ne saurait en aucun cas justifier de garder le silence par rapport à ses victimes.
Chasse aux sorcières
A l’occasion de la polémique entre Mediapart et Charlie Hebdo le débat public s’est déplacé. On ne reviendra pas ici sur les outrances qu’il a malheureusement prises entre (une partie) de ces deux rédactions. Elle n’aurait jamais dû, comme cela a fini par être le cas, prendre le pas sur la question des violences faites aux femmes [9]. Charlie mérite évidemment aujourd’hui comme hier notre solidarité la plus complète, face aux menaces de mort répétées.
Cependant, nous assistons à une vaste opération de mise au pas idéologique, un volet essentiel de la dérive autoritaire du régime. Au-delà de l’ambition personnelle qui le dévore, Manuel Valls incarne l’aile extrême de cette entreprise, en homme politique de droite dure qu’il est, dans la lignée de Sarkozy. Il dénonce en vrac la « complicité » envers l’islamisme radical (donc le terrorisme ?) d’Edwy Plenel, des Inrockuptibles, du Bondy Blog, d’Europe 1 (Frédéric Tadeï)… Il veut faire « rendre gorge » à Edwy Plenel et Mediapart. « Je veux écarter [Plenel] du débat public » [10]. Il l’accuse de parler avec « exactement les mêmes mots, c’est la même sémantique utilisée par les islamistes, utilisée par la propagande de Daech » [11].
Une chasse aux sorcières est engagée contre celles et ceux qui se sont ainsi « placés en dehors de la République ». Les morts mêmes sont mis au pilori, comme enjoints de rendre des comptes d’outre-tombe. C’est le cas pour notre camarade Daniel Bensaïd. Son crime ? Avoir consacré quelques pages de son ouvrage Fragments mécréants à Tariq Ramadan [12]
Il ne s’agit pas ici d’accorder à Tariq Ramadan un certificat d’honorabilité. En 2015 en tout cas, honorable il ne l’était pas, comme en témoigne ses réactions franchement méprisables après les massacres de Charlie et du Bataclan : « Le massacre de janvier 2015 scelle la brouille. « Je suis pour la liberté d’expression, je ne suis pas pour son usage lâche », déclare Tariq Ramadan depuis Doha, au Qatar. Dans l’émission américaine « Democracy Now » ou sur Al-Jazira en anglais, il ajoute : « Ne venez pas me dire aujourd’hui que [les journalistes de Charlie] étaient courageux, ça, non. (…) C’était avant tout une question d’argent. Ils étaient en faillite depuis deux ans. Et ce qu’ils tiraient de ces controverses visant l’islam d’aujourd’hui et les musulmans étaient une manière de faire de l’argent. » Sur son compte Facebook, il alimente les thèses complotistes qui font rage, puis poste après le Bataclan : « Je ne suis ni Charlie ni Paris, je suis perquisitionnable. » [13] »
Il est cependant absurde de rendre Edwy Plenel responsable de la notoriété de Tariq Ramadan, qu’il a à peine rencontré dont il a fort peu parlé. L’islamologue suisse d’origine égyptienne a été accueilli à titre divers dans une impressionnante succession d’universités (dont dernièrement à Oxford, où il a été récemment suspendu). Il a été employé plusieurs années à la mairie de Rotterdam en tant que conseiller en problèmes d’immigration (!!!), avant d’être licencié en 2009. Qu’est-ce qu’Edwy Plenel à avoir avec tout cela ?
Tariq Ramadan œuvre donc depuis vingt-cinq ans en France, en Belgique, au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas, dans des sphères très officielles (il a par ailleurs deux millions d’abonnés sur Facebook et plus de 632 000 sur Twitter). Il est très loin d’être un homme isolé et sans moyens ! Il s’est fort bien débrouillé sans Plenel…
Mais Valls et consorts n’en ont cure.
Pierre Rousset