Pour sortir de la litanie formatée et officielle de la Chinafrique, le sinologue Thierry Pairault, directeur de recherche au CNRS, s’est lancé dans un long travail de décryptage. A lire entre les lignes, il nous propose la traduction intégrale d’une série d’entretiens menés par une journaliste chinoise du quotidien L’Observateur économique du XXIe siècle entre février et août. Ceci afin de mieux comprendre les motivations de ces industriels chinois souvent pionniers sur le continent.
L’intérêt de ce travail consiste essentiellement dans le fait que ces entretiens étaient destinés à des lecteurs chinois, ce qui explique leur caractère parfois brut : « Aucun romantisme tiers-mondiste, aucune fraternité Sud-Sud, aucune recherche du gagnant-gagnant, souligne Thierry Pairault. Juste la réalité brute : l’argent, seulement l’argent et encore l’argent. »
« Indigénisation de l’entreprise »
Nous avons retenu quelques extraits de ces entretiens. Le premier porte sur les difficultés d’adaptation au marché local. Feng Yuanfei est responsable du projet de Walvis Bay en Namibie pour la China Harbour Engineering Company. Quelque 700 millions de dollars (600 millions d’euros) d’investissements gérés par cet homme de 44 ans, arrivé en 2014 dans le pays. Il évoque les négociations difficiles et revient sur la gestion des ressources humaines : « Employer des Chinois, c’est la routine, raconte-t-il. Ça ne pose aucun problème de gestion. En revanche, embaucher du personnel étranger peut poser des problèmes, car les façons de penser et de travailler sont différentes. »
Pour Feng Yuanfei, « l’embauche d’employés locaux ainsi que les dépenses locales sont clairement établies dans le contrat. L’indigénisation doit, d’une part, satisfaire aux exigences contractuelles, d’autre part, répondre à une stratégie globale d’indigénisation de l’entreprise. Concernant le terminal à conteneurs, nous offrons actuellement 229 000 heures de travail à des salariés locaux. Les dépenses locales représentent 33,06 % des dépenses totales et notre recrutement d’employés locaux dépasse de loin nos obligations contractuelles. »
Sans langue de bois, Feng Yuanfei estime que « l’engagement de la communauté internationale en faveur de l’industrialisation de l’Afrique n’a pas été couronné de succès ». En revanche, il affirme que son entreprise répond véritablement aux besoins du continent tout en générant de larges profits : « Pour l’entreprise, l’investissement doit être orienté vers le marché et générer des profits. C’est pourquoi nous nous concentrons sur la pêche, l’aquaculture et le traitement du poisson. »
« Une politique commune d’investissement »
Autre entretien, cette fois avec Xu Huajiang, de la China Harbour Engineering Company. Cette dernière a obtenu les chantiers du port de Kribi, au Cameroun, et une concession d’opérateur en partenariat avec Bolloré et CMA-CGM. Il ne ménage pas ses critiques envers la France. « Autrefois, tous les espoirs du Cameroun reposaient sur l’Europe et la France, mais ces dernières décennies, les choses ont changé. La France, qui a une agence de développement [l’Agence française de développement], n’a aidé essentiellement que des petits projets, les autres reposant sur l’investissement des entreprises. En vérité, c’est parce que la France ne dispose pas d’un contexte comparable à la Chine, où le gouvernement et les entreprises ont une politique commune d’investissement », explique Xu Huajiang.
Plus terre à terre, le retour d’expérience de Wang Lijun et Guo Yongxin, dirigeants de la société Zhengwei Technique au Congo. Cette grosse PME chinoise revient notamment sur la construction du stade de Pointe-Noire : « Nous disposions de six mois pour obtenir les autorisations nécessaires, pour tout faire venir de Chine, pour le transport maritime, le dédouanement et la construction. Nous avons rencontré beaucoup de difficultés : la saison des pluies a été l’inconvénient majeur pour la mise en œuvre du chantier. Pour respecter les délais, tous les membres de l’équipe ont fait des heures supplémentaires. Tout a été achevé à l’heure. Un tel événement a fait sensation au Congo-Brazzaville. »
Une approche très pragmatique
Mais tout n’est pas rose, comme l’expliquent ces deux patrons qui s’inquiètent des retards de paiements à répétition : « Le problème des arriérés au Congo-Brazzaville a commencé en 2015 avec les chantiers pour les Jeux africains. A partir de 2014, les cours du pétrole ont chuté. Or les travaux avaient commencé depuis plusieurs années. Quand nous avons obtenu des chantiers pour les Jeux, les cours du pétrole étaient au plus haut, le gouvernement avait donc de l’argent. A la fin des Jeux, le gouvernement n’avait vraiment plus d’argent. Nous avons participé à la construction des logements des athlètes, du centre d’affaires et des hôtels. C’était un contrat de 180 millions de dollars et, aujourd’hui, nous n’avons été payés que de 30 %. »
« Le gouvernement congolais doit 1,7 à 1,8 milliard de dollars à des entreprises chinoises. De nombreuses entreprises arrêtent le travail quand elles ne sont pas payées, elles refusent d’avancer les fonds. Heureusement que nous avons des chantiers dans d’autres pays africains comme le Congo-Kinshasa, le Mozambique, la Guinée équatoriale, le Togo, le Kenya, le Sénégal, Madagascar, le Ghana… Ces pays qui ne reposent pas sur le pétrole comme ressource économique principale se portent beaucoup mieux. Il y a une marge de manœuvre, c’est à nous de nous ajuster. »
« Ces propos soulignent que le changement en Afrique ne résulte pas d’une invasion chinoise », décrypte Thierry Pairault. Il s’agit plutôt d’une approche très pragmatique, théorisée a posteriori, comme le montre cet éditorial publié ensuite par la journaliste chinoise qui a conduit ces entretiens : « Les pays africains pourraient reproduire l’expérience victorieuse d’industrialisation suivie par la Chine dès 1956, explique Zhao Yining. L’industrie lourde est l’élément primordial de la construction nationale », conclut-elle, sans jamais se poser la question de la pérennité d’un tel modèle de développement que la Chine a progressivement abandonné pour elle-même à partir de 1978.
Sébastien Le Belzic (chroniqueur Le Monde Afrique, Pékin)