Zhuang Ningjun est millionnaire. Cela n’est pas lié à sa paie de professeur de langue dans une école privée de Shanghaï, où il gagne 9 000 yuans les bons mois (environ 1 100 euros). C’est un peu grâce à ses parents et surtout à la folle envolée des prix de l’immobilier ces deux dernières années. Pour autant, Ningjun continue de surveiller ses dépenses : il utilise les transports en commun et, à 28 ans, habite chez ses parents.
A Shanghaï, où les appartements peuvent facilement atteindre 100 000 yuans le mètre carré (13 000 euros), la petite fortune de sa famille n’a rien d’extraordinaire. « Notre appartement, que nous avons obtenu par un transfert de propriété de l’Etat, fait 80 mètres carrés. Il doit valoir environ 4 millions de yuans. Il y a deux ans, nous en avons acheté un autre de 50 mètres carrés, que nous louons pour l’instant. Il vaut à peu près 3 millions », explique-t-il.
Malgré les prix élevés, les Zhuang n’envisagent pas de vendre. « Mes parents ont acheté l’appartement supplémentaire pour mon mariage. En Chine, on attend d’un homme qui veut se marier qu’il ait un appartement et une voiture », ajoute-t-il.
Du fait du développement des provinces de l’ouest chinois, où se concentre la grande pauvreté, notamment dans les campagnes, les écarts de revenus tendent à baisser. Après s’être creusées à partir des années 1980, avec l’ouverture progressive de l’économie nationale, les inégalités salariales n’augmentent plus depuis 2009.
Potentiel déstabilisateur
En moyenne, elles ont très légèrement baissé, même si elles demeurent élevées, avec un coefficient de Gini (un indicateur-clé permettant de mesurer les inégalités de revenus entre ménages) de 0,47. Selon cette méthode de calcul, 0 représente l’égalité parfaite, et 1 le monopole absolu des richesses. Les économistes considèrent qu’un coefficient dépassant 0,4 est dangereux pour le développement et la stabilité sociale d’un Etat.
Alors que les écarts de revenus semblent évoluer dans le bon sens, l’immobilier vient renforcer les inégalités de richesse, dans un pays où 90 % des foyers sont propriétaires. Dans les grandes villes, les prix au mètre carré ont doublé, voire triplé en dix ans.
A Shanghaï, ils ont crû de 26,5 % pour la seule année 2016. Résultat : les inégalités de patrimoine ne cessent d’augmenter. Et le coefficient de Gini est passé de 0,45 en 1995 à 0,72 en 2013, les derniers chiffres analysés par l’université de Pékin.
Le pouvoir est conscient du potentiel déstabilisateur de telles inégalités. Le président, Xi Jinping, insiste depuis longtemps sur la nécessité de réduire la pauvreté. Le Parti communiste a même l’objectif de l’« éradiquer » d’ici à 2020. Il espère faire passer à 43 millions le nombre de personnes vivant dans l’extrême pauvreté (c’est-à-dire avec l’équivalent de moins de 80 centimes d’euros par jour) contre 100 millions, il y a cinq ans, d’après les statistiques officielles.
Mais à côté de cela, 500 millions de Chinois, soit 40 % de la population, vivent avec l’équivalent de 4,50 euros par jour, selon les données de la Banque mondiale. Améliorer le quotidien de ces masses sera plus ardu.
L’heure est à l’économie
Zhang Qun, lui, n’est pas originaire de Shanghaï. Employé comme assistant par un média américain, il gagne 8 000 yuans net par mois, un peu plus que le salaire local moyen. Mais à 32 ans, la naissance de son deuxième enfant a obligé sa femme à quitter son travail.
Une fois soustraits les 1 500 yuans de loyer, pour un appartement en lointaine banlieue qu’il partage avec deux autres colocataires, il parvient à envoyer 5 500 yuans par mois à sa famille. « Mais je dois faire attention à la moindre dépense », explique-t-il, en se rappelant la dernière fois qu’il est allé au cinéma. C’était il y a deux ans.
Il a bien pensé se rapprocher de sa famille, en cherchant du travail à Wuhan, la capitale de sa province, mais il n’a rien trouvé d’aussi rémunérateur. Il reste donc à Shanghaï, pour gagner autant que possible. Car l’heure est à l’économie pour pallier les aléas de la vie quotidienne. « Cette année, entre la mort de mon père, l’opération de mon fils et la naissance du deuxième, on a épuisé presque toutes nos économies », raconte-t-il.
D’après les estimations officielles, 44 % des personnes vivant dans l’extrême pauvreté y sont tombées à la suite de problèmes de santé. Et encore sa famille a-t-elle eu la bonne idée d’acheter un appartement en 2002 à Huangdang, la capitale de leur comté. « Heureusement qu’on a acheté tôt. Depuis, les prix ont été multipliés par huit. »
Simon Leplâtre (Shanghaï, correspondance)