Shammi Hoque a donné rendez-vous dans l’immense salle déserte d’un fast-food, situé au deuxième étage d’un vieil immeuble de Dacca, la capitale du Bangladesh. Plusieurs policiers montent la garde au rez-de-chaussée, d’autres sont postés aux étages supérieurs. La blogueuse de 22 ans attend dans un coin, les épaules recourbées et le visage fatigué. Ces temps-ci, elle a du mal à trouver le sommeil. Elle est sous protection policière depuis presque deux mois, après avoir reçu des menaces de mort, de viol et avoir été suivie par deux hommes soupçonnés d’être des islamistes radicaux.
En cause : sa défense du sécularisme et sa critique de l’islam. Depuis le début de l’année, cinq défenseurs du sécularisme, dont le blogueur américain d’origine bangladaise Avijit Roy, tué en février, ont été assassinés. Un éditeur est mort samedi 31 octobre. Un blogueur et un poète ont également été grièvement blessés dans des attaques pendant la même journée. Les victimes sont à chaque fois tuées à coups de machettes ou de couteaux, en pleine rue ou à leur domicile. Les attaques de samedi ont été revendiquées par Ansar Al-Islam-Bangladesh, groupe affilié à Al-Qaida dans le sous-continent indien (AQIS).
Descente aux enfers
Comme des dizaines d’autres blogueurs et intellectuels, Shammi Hoque vit cachée. Elle doit s’habituer aux déménagements fréquents et à la solitude. Elle ne peut plus étudier ni travailler, et les amis sont moins nombreux à répondre à ses appels, depuis que les assassinats se multiplient.
Sa descente aux enfers a commencé le 5 février 2013, sans qu’elle s’en rende compte. Shammi Hoque s’en souvient comme d’un « jour radieux ». La foule, en majorité des étudiants, est réunie sur la place Shahbag pour clamer son attachement à la liberté et au sécularisme. Micro à la main, la jeune blogueuse y déclare publiquement son athéisme pour la première fois de sa vie : « Si Dieu existait, les hommes et les femmes seraient égaux. Le Coran a été écrit par un homme qui voulait dominer les femmes. » Son combat contre la religion est aussi celui contre le patriarcat.
Sur la place, les manifestants réclament la condamnation à mort des auteurs de crimes de guerre qui, en 1971, avaient lutté contre l’indépendance du Bangladesh. Ils sont surtout là pour défendre le sécularisme, cet autre idéal qui a conduit le Bangladesh à se séparer du Pakistan. Leurs écrits, leurs déclarations choquent. Quelques semaines plus tard, une contre-manifestation géante de centaines de milliers d’habitants envahit la capitale. Un blogueur est tué. D’autres sont menacés de mort dans une liste qui circule.
Les autorités vont pourtant renvoyer dos à dos les blogueurs et les islamistes radicaux. Le 10 août, le commissaire adjoint chargé des enquêtes criminelles déclare que « ceux qui écrivent sans fondement contre la religion sont aussi des extrémistes ». Plusieurs d’entre eux seront même arrêtés par la police et exhibés devant les caméras de télévision. « Le gouvernement s’accommode de la radicalisation de la société plus qu’il ne la combat », déplore Shammi Hoque. La Ligue Awami, au pouvoir, vieux parti de l’indépendance qui a gravé le sécularisme dans le marbre de la Constitution bangladaise, est accusée de frilosité. « Les athées sont perçus comme des ennemis de l’islam, le gouvernement se couperait d’une grande partie de la population en les soutenant », analyse le rédacteur en chef d’un quotidien bangladais, qui requiert l’anonymat.
Les blogueurs ne sont pas les seuls visés. Fin septembre, un travailleur humanitaire italien a été abattu par un commando armé en plein quartier diplomatique de Dacca et, quelques jours plus tard, un Japonais a été tué dans les mêmes conditions. Le 28 octobre, une bombe explose dans une procession chiite à Dacca, pour la première fois de l’histoire du Bangladesh, tuant un adolescent. Les attaques ont été revendiquées par l’Etat islamique (EI).
Opposants torturés
Ce regain de violence pourrait relancer une seconde vague de terrorisme islamique, après celle qu’a connue le pays entre 1999 et 2005. Les attaques étaient organisées par des Bangladais qui avaient séjourné en Afghanistan pendant la guerre contre l’occupation soviétique dans les années 1980. « Les nouvelles organisations islamistes sont toutefois moins puissantes et plus fragmentées », relativise le cabinet de veille économique et politique Oxford Analytica. De son côté, le gouvernement bangladais nie toute implication de l’EI, préférant pointer du doigt l’opposition qui chercherait à le déstabiliser. Les deux grands partis sont engagés depuis des années dans une lutte sans merci. Plusieurs membres de l’opposition ont été torturés et emprisonnés au cours des dernières années. « Tous les groupes islamistes sont sous le contrôle de Jamaat-e-Islami [principal parti islamiste], croit savoir Bappaditya Basu, qui dirige l’organe d’information du Parti des travailleurs du Bangladesh. Je suis sur la liste de ceux qui sont menacés de mort, alors que je n’écris pas sur la religion. » Le jeune militant assure que « le meilleur moyen de protéger ceux qui sont menacés par les extrémistes, c’est d’assurer la justice dans le pays. » Personne, parmi les quelques suspects arrêtés, n’a encore été reconnu coupable.
Les blogueurs sont particulièrement vulnérables. Ils ne sont protégés ni par de grands partis politiques, ni par des pays étrangers, ni même parfois par leurs familles. « Ma mère prie pour que je croie en Dieu. Elle ne cesse de me répéter que je ne suis pas une femme, mais une militante », explique Shammi Hoque. Mais elle n’abandonne pas pour autant le combat. « Je veux la liberté », revendique-t-elle, les poings serrés. Une semaine après la rencontre dans le fast-food de Dacca, Shammi Hoque a envoyé ce courriel d’une ligne, écrit en lettres capitales : « Ma situation empire, j’ai besoin d’aide. »
Julien Bouissou (Dacca (Bangladesh), envoyé spécial)