Les accusations de viols portées contre Tariq Ramadan fin octobre 2017 ont eu l’effet d’une bombe. Figure médiatique, l’homme suscite autant la méfiance que l’admiration. Au sein des communautés musulmanes, ainsi que pour quelques intellectuels altermondialistes, il reste une référence.
Dans le sillage des révélations à l’encontre du producteur de cinéma américain Harvey Weinstein, l’affaire Ramadan a fini par rebondir à Genève, la ville où l’intellectuel a fait ses premières armes en tant qu’enseignant, qu’acteur politique et enfin en tant que religieux. Plusieurs femmes ont ainsi témoigné dans la presse du harcèlement sexuel dont elles auraient été victimes, il y a plus de trente ans de cela. Face à ces révélations, je ressens à mon tour un devoir de témoigner.
Dialoguer avec la mouvance Ramadan
Durant vingt ans, j’ai été un proche de Tariq Ramadan. Il m’a d’abord aidé, lorsque les choses étaient compliquées pour moi, à l’école ; puis nous sommes devenus partenaire de sport, je l’ai ensuite soutenu dans des projets humanitaires, dans le cadre de l’association Coopération-Coup de main, par exemple. Lorsque j’en suis venu à m’intéresser à la question de l’intégration des musulmans en Europe, thème qui deviendra mon sujet de thèse, ma proximité avec lui et certains de ses proches va forcément influencer ma perception des réalités musulmanes en Occident.
Je connaissais son discours, je l’avais longtemps observé au quotidien défendre ses opinions. J’étais convaincu que si les pouvoirs publics européens voulaient trouver des pistes pour atténuer les tensions naissantes avec les populations musulmanes en Europe, c’était avec la mouvance Ramadan qu’ils devraient dialoguer. Il proposait un discours original au sein des communautés islamiques : « Etre un bon musulman, c’est être un bon citoyen. » Et longtemps, je n’ai pas perçu les incohérences du personnage.
Intimidation, culpabilisation, violence verbale
De façon inexplicable, il rompra tout contact lorsque je fus engagé à l’Université de Fribourg en tant que maître d’enseignement et de recherche, me couvrant alors d’insultes. C’est en tentant de comprendre pourquoi que je vais prendre connaissance d’une autre facette du personnage, jusque-là insoupçonnée. Peu à peu, par l’intermédiaire d’amis communs, me seront rapportés des témoignages de comportement envers les femmes en totale contradiction avec ses discours : l’homme vivait dans un mensonge permanent.
Ces éléments venaient corroborer les nombreuses rumeurs auxquelles je n’avais jamais voulu donner aucun crédit. De par mes activités au sein du Groupe de recherche sur l’islam en Suisse, je devais dès lors trouver un chemin entre le dégoût que j’éprouvais désormais envers l’ancien ami et les éléments positifs de son discours sur les transformations de la présence musulmane en Europe. Par honnêteté intellectuelle, je m’efforçais de ne pas mélanger sentiments personnels et travail.
Aujourd’hui, à la lecture des témoignages de ces femmes, et au regard du courage qu’il leur a fallu, je ne peux plus garder le silence sur mes propres interrogations
Puis ce furent des faits plus précis, plus violents, qui me furent rapportés lorsqu’il officiait toujours au Collège de Saussure, à Genève. Ce fut un choc, un sentiment de trahison. Mais que pouvais-je faire ?
Un refus insupportable
Aujourd’hui, à la lecture des témoignages de ces femmes, et au regard du courage qu’il leur a fallu, je ne peux plus garder le silence sur mes propres interrogations. Les manœuvres utilisées contre ces femmes, d’anciennes élèves parfois, pour les faire taire, relève de la même logique d’accusation, d’intimidation, à laquelle je fus soumis au moment de notre rupture. A celles ou ceux qui lui résistent, ou refusent à un moment donné de le suivre, Tariq Ramadan répond par l’intimidation, la culpabilisation, la violence verbale. La mécanique est la même.
Publiquement, son discours est exemplaire. L’intellectuel brillant, engagé socialement, semble mesuré dans ses propos… En privé, il manipule, construit sa toile : combien de jeunes (garçons autant que filles) se sont-ils convertis sous son influence ? Combien de filles (dont certaines mineures) se sont-elles laissé séduire par son discours ?
A ceux qui se retranchent dans le déni
Aujourd’hui, je découvre que ses dérapages se sont produits dès le milieu des années 1980, au moment même où il organisait des actions humanitaires dans son école des Coudriers. Trente années de souffrances infligées à des femmes sans l’expression d’aucun remords. Combien de personnes se sentent-elles trahies parmi celles ou ceux qui ont travaillé avec lui, que ce soit dans l’humanitaire, à Genève, dans le secteur associatif islamique en France, en Belgique, à Québec ou à l’île Maurice ? Pour tous ces collègues enseignants, la déception doit être immense, sans parler de ses anciens élèves. La vraie perversion n’est-elle pas là, abuser de son pouvoir d’enseignant pour séduire, manipuler et obtenir des faveurs sexuelles de ses élèves ?
Pour maintenir le silence, Tariq Ramadan a pu compter sur de nombreuses « tolérances » ou lâchetés : d’abord de la part de sa hiérarchie au sein du Département de l’instruction publique, qui a minimisé (selon les termes mêmes d’un de ses anciens directeurs) les accusations portées à l’encontre du charismatique professeur de philosophie ; ensuite dans les instances dirigeantes de l’Union des organisations islamiques de France qui connaissent depuis des années les mœurs sexuelles de Ramadan ; parmi nombre de responsables associatifs dans le monde francophone enfin qui se retranchent dans le déni, au mépris de leurs coreligionnaires, en droit d’attendre un peu plus de probité de leurs leaders…
Je m’adresse aujourd’hui à ces personnes qui savent, ou devraient savoir, et ont la responsabilité de parler, comme ont eu le courage de le faire ces femmes brisées. Au-delà même du caractère pénalement condamnable ou non de ses actes, il est temps de dénoncer le comportement indigne de l’enseignant, de l’homme de foi, de l’intellectuel, de l’homme tout court.
Stéphane Lathion, enseignant