Les alliés occidentaux des Kurdes impuissants face à l’offensive turque
Depuis samedi, Ankara et ses alliés locaux attaquent l’enclave d’Afrin tenue par les Forces démocratiques syriennes à dominante kurde.
La fin de la lutte contre l’organisation Etat islamique (EI) en Syrie va-t-elle laisser les Forces démocratiques syriennes (FDS) – à dominante kurde – à la merci des contradictions de ses alliés ? En octobre 2017, les FDS chassaient les djihadistes des ruines de Rakka, leur « capitale », avec le soutien étroit de la coalition internationale emmenée par les Etats-Unis. Les alliés syriens de Washington, Paris et Londres, affrontent à présent la Turquie, deuxième armée de l’OTAN, sur le flanc le plus exposé de leur territoire : l’enclave kurde d’Afrin, dans le nord-ouest du pays. Depuis samedi 20 janvier, les forces armées turques et leurs alliés issus de la rébellion syrienne attaquent les positions des FDS sans que les parrains occidentaux des forces kurdes se soient encore montrés en mesure de freiner leurs ambitions.
« Il n’y aura pas de retour en arrière » à Afrin a répété, lundi, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, alors que les combats se poursuivaient sur le nouveau front ouvert par Ankara dans le conflit syrien, une opération baptisée « Rameau d’olivier ». A la suite de frappes aériennes et de tirs d’artillerie lancés la veille, les forces turques et les groupes armés syriens placés sous leur commandement avaient pénétré dimanche les lignes kurdes depuis la Turquie et les territoires tenus par ses alliés locaux en Syrie.
Lundi, les FDS faisaient état d’affrontements intenses sur plusieurs fronts, aux marges de la poche sous contrôle kurde, tout en niant la progression de leurs adversaires sur le terrain. Plusieurs localités frontalières seraient pourtant passées aux mains des forces sous commandement turc depuis le déclenchement des opérations.
Maillon faible
Afrin constitue le maillon faible de l’ensemble territorial bâti par les FDS dans le nord de la Syrie. Prise en étau entre les frontières de la Turquie, des zones rebelles et islamistes placées sous l’influence d’Ankara et les territoires repris par le régime syrien, cette enclave est coupée des vastes zones passées sous le contrôle des forces à dominante kurde dans le nord-est du pays à la faveur de la lutte contre l’EI. Loin des anciennes lignes de front de la guerre contre les djihadistes, elle n’a jamais intégré la sphère d’intérêt stratégique de Washington. Pourtant, du point de vue des autorités kurdes de Syrie, Afrin occupe malgré son isolement une place centrale d’un point de vue politique et symbolique.
Bien que la lutte contre l’EI ait absorbé l’essentiel de ses efforts, l’encadrement kurde des FDS n’a jamais renoncé à opérer une jonction entre ses territoires du nord-est et Afrin. Mais la construction d’une zone continue sous contrôle kurde le long de sa frontière méridionale est perçue par la Turquie comme une menace existentielle qui détermine pour l’essentiel la politique syrienne d’Ankara. Les FDS sont en effet issues de la matrice militaire, idéologique et organisationnelle du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qui mène une guérilla autonomiste contre l’Etat turc depuis 1984.
Cette organisation politico-militaire jouit d’ailleurs dans la région d’Afrin d’une popularité ancienne qui remonte à ses premières années de lutte armée. Très majoritairement kurde, contrairement aux autres territoires tenus par les FDS, Afrin est une terre d’élection pour le mouvement kurde. La région s’est constituée en canton autonome à partir de 2012. Or, si l’alliance des FDS avec Washington n’a cessé de s’approfondir dans le nord-est de la Syrie, leurs unités déployées dans la région d’Afrin ne jouissent pas de la protection de la coalition internationale.
Elles subissent de fait les contradictions devenues intenables de la politique de Washington en Syrie. Alors que le secrétaire d’Etat américain, Rex Tillerson, détaillait, le 17 janvier, les axes de la stratégie syrienne des Etats-Unis, impliquant une présence indéfinie de troupes américaines auprès des FDS et la définition pour elles d’un rôle majeur dans la stabilisation des territoires pris à l’EI dans le nord-est, le secrétaire à la défense, James Mattis, relevait, dimanche, « les inquiétudes sécuritaires légitimes » de la Turquie concernant les FDS à Afrin, excluant d’emblée toute forme d’interposition entre les belligérants.
Ne pouvant compter sur le soutien de leur allié américain à Afrin, les FDS y avaient noué au cours des années passées des relations tactiques avec Moscou, dont l’influence politique et militaire est dominante dans cette partie de la Syrie. En février 2016, elles ont ainsi pu s’emparer de la ville de Tall Rifaat et de la base aérienne voisine de Menagh en coordonnant leurs mouvements au départ d’Afrin avec les forces russes actives dans la zone. Moscou conservait également une présence militaire dans l’enclave kurde, des officiers russes s’affichant publiquement et de manière régulière avec des cadres des FDS jusqu’à une période récente.
Manbij, prochain objectif ?
Les membres de l’encadrement des FDS se félicitaient de leur capacité à maintenir des relations pragmatiques et simultanées avec Moscou et Washington, mais leur grand écart tactique n’a pas suffi à sécuriser leur position à Afrin. Ils n’ont pas pu compter sur la médiation de la Russie, dont l’assentiment a été un préalable nécessaire à l’intervention turque. « Nous avons abordé [l’intervention à Afrin] avec nos amis russes, nous avons un accord avec eux », rappelait le président Erdogan lundi.
Mettant à l’épreuve la relation entre les FDS et leurs alliés occidentaux, inaptes à empêcher l’intervention turque, la crise d’Afrin pourrait inciter les forces kurdes à détourner leurs efforts et leurs ressources de l’est syrien où leur empreinte est encore récente pour consolider leurs positions dans les zones directement menacées par la Turquie.
La ville majoritairement arabe de Manbij, prise de haute lutte par les FDS à l’EI à l’été 2016, a ainsi été directement évoquée par Ankara comme le prochain objectif, malgré la présence sur place d’un contingent américain. Des positions kurdes situées dans l’est syrien le long de la frontière avec la Turquie ont également fait l’objet de tirs d’artillerie sporadiques lundi, en fin de journée, alimentant les craintes d’un élargissement des zones de combat.
Quelle qu’en soit l’issue, les affrontements en cours dans la région d’Afrin menacent déjà les objectifs de stabilisation portés par la coalition internationale en Syrie et laissent craindre une nouvelle phase de conflit, alors que la lutte contre l’EI s’achève à peine.
Allan Kaval (Erbil, correspondance)
* LE MONDE | 23.01.2018 à 06h41 • Mis à jour le 23.01.2018 à 16h19 :
http://www.lemonde.fr/syrie/article/2018/01/23/syrie-les-allies-occidentaux-de-kurdes-impuissants-face-a-l-offensive-turque_5245549_1618247.html
Dans la province d’Idlib, une catastrophe humanitaire annoncée
Fuyant l’offensive du régime syrien contre le dernier grand fief rebelle, les civils subissent des conditions d’accueil précaires.
Avant la guerre, elle était réputée pour sa production d’huile d’olive. Au fil des ans, la province d’Idlib (nord-ouest de la Syrie), limitrophe de la Turquie, a plongé dans la violence et le chaos, sans répit. Les canons s’y déchaînent de nouveau depuis que les forces prorégime, appuyées par l’aviation russe, ont lancé une vaste offensive terrestre, fin décembre 2017, contre le dernier grand bastion dans le pays tenu par la rébellion anti-Assad. Parmi les factions, les djihadistes de l’ex-Front Al-Nosra, lié à Al-Qaida, se sont imposés comme l’acteur le plus puissant dans cette enclave.
Dimanche 21 janvier, l’armée syrienne a annoncé avoir repris l’aéroport militaire d’Abou Douhour. La reconquête de cette base était l’un des objectifs affichés de la campagne militaire lancée par les troupes loyalistes, dont on ignore l’envergure. Ces opérations ont jeté sur la route, selon l’ONU, plus de 200 000 personnes, fuyant dans la précipitation le sud-est de la province où se concentrent bombardements et combats, ainsi que le front de la région voisine de Hama. Des déplacés décrivent un incessant déluge de feu. L’ONU affirme que plusieurs centres de soins ont été détruits par des frappes aériennes. Des localités se sont entièrement vidées de leurs habitants. Une fois de plus, les civils paient le prix fort des hostilités.
« On se terre chez nous »
Le drame de ceux qui fuient se déroule sous les yeux de Nora : cette jeune Syrienne, elle-même réfugiée dans la province d’Idlib, a ouvert ses portes à des familles en quête d’un abri. « La situation est horrible, dit-elle. Des gens n’ont nulle part où aller, ils dorment dehors. » L’exode se fait en de multiples directions, mais le mouvement le plus important a lieu vers la zone frontalière avec la Turquie : plus d’un quart des civils y ont afflué, rejoignant des milliers de personnes déplacées de plus longue date, qui survivent dans le besoin. « Le rythme auquel se font les vagues d’arrivées est un véritable défi », souligne Joelle Bassoul, directrice de la communication pour la crise syrienne chez CARE, l’une des ONG qui soutient les nouveaux venus.
Même si des bombardements ont lieu près de sa maison, Nora, mère de deux enfants, ne se résout pas à partir. « J’ai très peur, on se terre chez nous, confie-t-elle. Mais il n’y a que deux options possibles. Passer clandestinement en Turquie [la frontière est fermée par Ankara], en payant cher un passeur : nous n’en avons pas les moyens. Ou bien s’installer dans un camp, plus au nord, si on trouve de la place. »
Avec sa famille, Nora avait été réduite, il y a plus d’un an, à « vivre dans l’attente dans un camp boueux », après avoir été évacuée de sa ville, Mouadamiya Al-Cham, une localité proche de Damas reprise par le pouvoir. Des milliers de Syriens, redoutant ou rejetant le régime, ont été convoyés vers Idlib depuis 2016, au terme d’accords de « réconciliation » scellant la chute de fiefs rebelles. Selon les Nations unies, les déplacés internes représentaient près de la moitié de la population de la province d’Idlib, avant l’ultime offensive.
Froid glacial
Dans les camps du nord, le froid est glacial. Des pluies importantes ont provoqué des inondations. Le manque d’abris constitue la principale urgence. « Les gens s’installent dans des tentes de fortune, ou dorment dans les véhicules à bord desquels ils ont fui », explique Joelle Bassoul.
La bataille en cours dans la région d’Idlib était attendue. Depuis la reprise d’Alep par l’armée et ses alliés, en décembre 2016, la province insurgée était l’une des cibles des forces prorégime, même si elle a été classée comme zone de « désescalade ». Mais face à la crise humanitaire prévisible, la réponse n’est pas la hauteur, jugent des ONG. « Il n’y a pas assez de terrains préparés pour accueillir des tentes, déplore ainsi Sarah Haller, une porte-parole de l’ONG syrienne Emissa. Et nous constatons que les bailleurs hésitent à apporter leur soutien. » Des donateurs redouteraient de voir de l’aide tomber entre les mains des djihadistes.
L’ONU poursuit l’envoi de convois via la Turquie. D’innombrables civils dépendent de l’aide internationale. « Plus de la moitié des derniers déplacés sont des enfants, rapporte Sarah Haller. Ils sont vulnérables, traumatisés. L’appui qu’on peut apporter, pour l’heure, est limité, c’est très frustrant. » Si les lignes de front continuent de progresser, un nouveau flux d’habitants risque de se profiler vers la zone frontalière, et la Turquie redoute une pression massive vers son territoire.
Laure Stephan (Beyrouth, correspondance)
* LE MONDE | 23.01.2018 à 10h55 • Mis à jour le 23.01.2018 à 14h02 :
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